Déchéance de l'esprit
Le soleil déclinait derrière les maisons aux toits de chaume et teintait le ciel d’une lueur rouge-orangée caractéristique. Sialt leva les yeux du fer à cheval qu’il était en train d’ajuster dans le foyer, et avisa la semi-obscurité. Il laissa retomber le soufflet colossal, qui s’affaissa en faisant vaciller les dernières flammes de l’âtre, puis plongea le fer dans un énorme bac d’eau. Un chuintement mourut dans l’eau bouillonnante et des volutes de fumée s’élevèrent dans l’air lourd de ce début de soirée. Le métal retrouva sa couleur première tout en se figeant. Le forgeron jeta le morceau de fer sur son établi. Tous les outils tressaillirent sous le choc, produisant un bref vacarme métallique. Sialt récupéra ensuite la masse posée contre le foyer et l’accrocha au-dessus de son plan de travail. Avisant le relatif capharnaüm, il entreprit un rangement expéditif. Quand un semblant d’ordre régna sur les établis, il essuya ses mains crasseuses sur son tablier de cuir râpé avant de les frotter rapidement dans l’eau. Il défit ensuite la ceinture du plastron tanné, le retira et l’accrocha sur le portoir fixé à une des colonnes en bois. Sialt enfila un lourd pardessus avant de fermer la boutique et s’éloigna de la chaleur de la forge, pour s’enfoncer dans les ombres grandissantes du soir. Il se glissa entre les bâtiments de grosse pierre, recouverts d’un enduit marron clair scellant le tout. Les derniers habitants fonçaient dans leurs maisons pour se mettre à l’abri du vent nocturne et, par la même occasion, des voleurs. Les premières bourrasques tourbillonnèrent alors que la nuit était presque totale. Sialt se dit qu’il méritait bien une petite boisson après tout le travail qu’il avait abattu aujourd’hui. Il se dirigea donc vers la taverne. Le claquement des bottes des soldats sur les pavés défoncés, n’était plus masqué par le brouhaha de la journée et résonnait au loin. Les Raviveurs de lanternes se promenaient, torche en main, et allumaient toutes les lumières de la ville, pour la préparer à l’obscurité absolue. De temps à autre, des volets se fermaient brutalement sur le chemin du forgeron, signalant la mise en veille progressive de toute activité et le début des beuveries. Parfois un écho lui parvenait, juste avant la fermeture des fenêtres : un rapide « Bonjour ». En effet, tout le monde le connaissait. C’était un bon forgeron et le seul de cette petite bourgade paisible. Ses cheveux courts et ses yeux bien ronds étaient tout à fait communs, mais il était facilement identifiable avec ses muscles proéminents et ses épaules carrées. Seuls les soldats étaient aussi musclés que lui, puisqu’il n’y avait aucun mercenaire. Cependant ils avaient, pour la plupart, les cheveux longs. Il arriva enfin à la taverne et y entra précipitamment pour trouver la chaleur d’un bon feu.
- Salut Sialt ! lança une voix sur sa droite.
Il tourna la tête et observa rapidement quelques visages avant que ses yeux ne s’illuminent.
- Fraq ! répondit-il d’une voix joyeuse en se dirigeant vers son ami. Tu as décidé de vivre ici ? Tu es toujours à la même table.
- N’est-ce pas là que nous devions nous retrouver ?
- Le cadeau de ma femme ! hoqueta le forgeron. J’avais complètement oublié. Encore heureux que je sois passé par hasard.
Le forgeron tira une chaise sur laquelle il se laissa tomber, éreinté, tandis que Fraq repoussait son capuchon. Un visage anguleux, en partie caché par des cheveux blonds et lisses, apparut. A sa ceinture, cinq dagues, dont il ne se séparait jamais, étaient soigneusement rangées dans des étuis noirs, décorés de petits motifs bleu nuit. Ses mains portaient des mitaines en cuir de bonne facture.
- Deux pintes, hurla Sialt, pour se faire entendre par-dessus le vacarme des conversations. Alors, ta journée ? reprit-il plus doucement.
- Ca va, ça va. J’ai ramassé beaucoup de babioles, mais j’ai quand même récolté une dizaine de pièces d’argent et deux bagues splendides.
- Tu me les montres ?
Fraq sortit les deux anneaux sur la table luisante de cire. L’un d’eux était en or et supportait un rubis finement ouvragé, enserré par des courbes d’argent. Le deuxième était plus imposant et avait dû appartenir à un riche notable. Le dessus était picoté de diverses couleurs formant une silhouette de loup.
- Tu as fait une belle prise ! s’exclama enfin le forgeron.
- N’est-ce pas !
Sialt prit le premier, pour mieux le regarder, et le tourna entre ses doigts.
- Magnifique ! souffla-t-il.
Il saisit le deuxième, mais s’y attarda moins longtemps.
- Tu me la laisserais pour ma femme ? demanda Sialt, en montrant la bague surmontée du rubis.
- Non ! répondit catégoriquement le voleur. Elle est déjà réservée pour un de mes meilleurs acheteurs.
- Mais, c’est bientôt son anniversaire. Tu ne pourrais pas me faire une fleur ? Pour ton plus vieil ami.
- Je suis désolé. Mais celle-là, je ne peux pas. Je peux te montrer celles que j’ai apportées ou t’en trouver une autre, mais je ne peux pas te céder celle-là.
- Tant pis, souffla Sialt à pierre fendre. Montre-moi les autres.
Fraq sortit une étoffe de soie rouge roulée et s’apprêtait à l’ouvrir quand un serveur apporta les deux bières. Le voleur posa négligemment ses mains sur le paquet et attendit que le garçon s’éloigne avant de le dérouler. Une centaine de bagues apparut alors, soigneusement disposées.
Le forgeron arrêta son choix définitif sur un petit anneau argenté, autour duquel des fleurs étaient finement ciselées.
Une fois que la bière fut finie et que Sialt eut choisi, ils recommandèrent deux autres boissons et parlèrent affaire et politique. Le serveur les considéra d’un regard intrigué avant de poser les pintes mousseuses.
Quand ils sortirent dans les ténèbres, la taverne était à moitié vide. Les rues étaient vivement éclairées par les lanternes fixées aux murs, qui oscillaient au gré des rafales de vent.
- Ton travail a bien servi, remarqua Fraq, tandis qu’ils s’engouffraient dans l’artère principale de la ville.
Sialt examina les montures métalliques sinueuses et haussa les épaules.
- Au moins, je ne suis pas inutile.
Un léger sourire s’afficha sur les lèvres du voleur.
- Ne fait pas ton modeste, ça ne te va pas au teint.
Et ils éclatèrent de rire. Après quelques pas, ils bifurquèrent et pénétrèrent dans une ruelle un peu plus sombre. Sialt aperçu un mendiant adossé contre un muret de bois. Il était enveloppé dans une couverture élimée aux couleurs criardes et ses vêtements partaient en lambeaux.
- Que c’est triste de voir des gens dormir dans la rue, pensa tout haut le forgeron.
- Tu parles, répliqua Fraq. S’ils sont là, c’est qu’ils n’ont pas fait beaucoup d’efforts pour s’en sortir. Tu peux toujours trouver un petit travail à faire, si tu le veux vraiment. Et puis, avant de se retrouver à la rue, il faut vraiment ne plus payer ses impôts ou être totalement hors-la-loi.
Le mendiant ouvrait des yeux aussi grands que des oranges, comme s’il venait de voir le diable en personne.
- N’empêche que c’est désolant. Regarde-le. Il a même peur de nous.
Mais Fraq ne l’écoutait déjà plus. En deux bonds, il était sur l’homme terrorisé et lui taillait déjà un nouveau sourire, en-dessous du menton. Sialt s’immobilisa, horrifié. Ses muscles tressaillirent, son sang s’emballa dans ses artères, sa salive devint pâteuse et une brève montée de chaleur l’enveloppa. Tranquillement, le voleur essuya sa lame ensanglantée sur les haillons du mort et rejoignit son compagnon, qui retrouva la parole.
- Mais pourquoi as-tu fait ça ? couina-t-il d’une voix un peu trop aiguë.
- Il nous avait mal regardés.
- Et c’est tout ? Tu le tues juste pour ça ?
Le forgeron criait maintenant, et ses membres étaient agités de légers tremblements. Il remuait les bras avec fureur, au rythme de ses paroles, en se retournant sans arrêt.
- Tu ne vas pas me casser les pieds pour ce déchet. Et puis ce n’est qu’un petit incident.
- Tu appelles ça un petit meurtre ? Qu’est-ce qui cloche chez toi ? C’est vrai ça ! Quel droit avais-tu de le tuer ? Il n’a rien demandé à personne, même pas à nous. Tu es vraiment dérangé mon vieux.
- Je te l’ai déjà dit, répondit calmement Fraq. Il nous a mal regardés.
Au loin, un cri retentit.
Le sang du forgeron se figea. Apercevant l’éclat malsain au fond des yeux de son compagnon, il fut parcouru d’un frisson d’angoisse. L’hémoglobine battit furieusement à ses tempes, son visage était en feu et ses mains tremblantes suaient abondamment.
- Ca y est, les soldats ont retrouvé le corps, gémit Sialt. Nous allons nous faire arrêter.
- Arrête de geindre ! Tu m’énerves.
- Mais oui ! se reprit-il. Pourquoi ai-je peur ? C’est toi qui l’as tué. C’est toi qui vas aller dans les cachots.
- Si tu le dis.
- Je te préviens, menaça le forgeron en s’arrêtant. Je ne mentirai pas, même si tu es mon ami. Je dirai exactement ce que j’ai vu.
Des bruits de course s’approchaient des deux hommes. Bientôt, des soldats émergèrent dans la rue, derrière eux, l’épée hors du fourreau. Un mage en robe grise les devançait de quelques foulées. Sialt osait à peine bouger. Son cœur voulait sortir de sa poitrine tellement il tapait fort. Fraq, quant à lui, afficha un immense sourire. Il regarda le forgeron un instant avant de se retourner vers les nouveaux arrivants. Les soldats s’approchèrent, puis les encerclèrent. Le mage traversa le mur des gardes et examina Sialt de la tête aux pieds. Il fit un pas de plus et se pencha légèrement en avant, attrapant un instrument à la ceinture du forgeron. C’était une dague, une fine dague, qu’il porta à la lumière d’une lanterne. Sialt se passa la langue sur ses lèvres craquelées et avala péniblement le peu de salive qu’il lui restait dans la bouche. D’où venait cette dague ? C’était celle de Fraq. Pourquoi la portait-il à sa taille ? Etait-ce un coup du voleur ? Voulait-il le faire condamner à sa place ? Etait-ce pour cela qu’il souriait tant ?
Le mage se tourna de nouveau vers lui.
- Est-ce à vous ? demanda-t-il.
- Non, c’est à lui, répondit le forgeron d’une voix chevrotante en désignant Fraq du menton.
Le sorcier regarda en direction du voleur et continua froidement son interrogatoire.
- D’où vient le sang présent sur le manche ?
Fraq grimaça : il avait oublié d’essuyer la garde.
- C’est le sang d’un mendiant, lâcha Sialt apeuré. Fraq a trouvé qu’il nous regardait bizarrement, alors il lui a sauté dessus et l’a égorgé sans pitié.
- Qui est ce Fraq ? questionna le mage d’une voix dure, implacable.
- Lui.
Et il remontra le voleur du menton. Mais celui-ci ne se départissait pas de son sourire, presque ironique.
- Emparez-vous de lui, gronda le sorcier avec un geste brusque de la main.
- Bon voyage en Enfer, souffla le voleur.
Les soldats saisirent les bras de Sialt. Le sang se retira de son visage, son cœur bondit dans sa gorge et une véritable cascade de sueur lui coula dans le dos et sous les aisselles.
- Que faites-vous ? s’exclama le forgeron en se débattant.
Les hommes en armes serrèrent plus fort leur emprise et l’empêchèrent de bouger.
- Ce n’est pas moi le meurtrier. C’est lui ! LUI ! C’est Fraq !
Le mage se retourna sans répondre et commença à marcher. Le vent faisait claquer sa robe autour de ses jambes comme un tourbillon.
- Lancez un sort anti-invisibilité ou je ne sais pas quoi ! Je n’ai rien fait !
Le forgeron se débattait comme un forcené. Ses oreilles étaient rouge vif et ses tempes lui faisaient affreusement mal.
- Ce n’est pas moi !
Un troisième soldat dut le saisir à la taille pour l’empêcher de s’échapper.
- Dis lui Fraq ! Dis lui que c’est toi !
Seul le sourire effrayant de son ami lui répondit.
- Pourquoi me fais-tu ça à moi ? Tu es vraiment une pourriture ! Ecoutez-moi bon sang ! Je n’ai rien fait ! C’EST LUI !!! C’est ce monstre ! Ce voleur ! Pourquoi me laisses-tu accuser ? Vous ne le voyez donc pas ? Etes-vous aveugles ?
- Comment veux-tu qu’ils m’aperçoivent ? répondit enfin Fraq d’une voix glaciale. Ils ne me voient pas parce que je suis… toi !
-NOOOOON !!! Ce n’est pas possible ! Ce n’est pas vrai !
Sialt redoubla d’efforts et gesticula dans tous les sens, parvenant à se libérer de l’emprise des gardes. Il se jeta sur le voleur… et se retrouva par terre.
- Non, gémit-il. Je n’ai rien fait. Ce n’est pas moi.
Les soldats le ceinturèrent à nouveau et l’emmenèrent alors qu’il sanglotait.
- Ce n’est pas moi. Tu n’es pas moi.