J’envoyai Lyra s’économiser dans l’appartement que louait Katsu, lui assurant que je la préviendrai à la moindre découverte. Puis je contactai un service de pompes funèbres pour prendre soin du corps de son créateur. Enfin, je m’attelais à ma tâche.
Il me parut logique de commencer par les fameux fichiers protégés de l’ordinateur. Je m’y connectai et essayai de les pirater. Certains s’avérèrent plus faciles d’accès que d’autres. J’épluchai donc les données sur son entreprise, ses fournitures, ses comptes, ses anciens contrats. Des listes de contacts – le mystérieux Nexus-6 qui lui avait donné ce rendez-vous fatal n’y figurait pas. Quelques courriers. Un dossier contenait une compilation de faits divers : les dernières informations portaient sur l’assassinat de trois runners, sans qu’on puisse identifier de coupable. C’était plutôt commun dans le milieu, mais deux éléments attirèrent mon attention : tout d’abord, leur mort remontait à deux jours avant celle de Katsu. Et surtout, les noms de deux d’entre eux m’étaient connus. Je vérifiai rapidement dans la liste de contacts lue un peu plus tôt. Pas de doute, ils faisaient partie des fournisseurs occasionnels de l’informaticien. Coïncidence ? Ou devais-je réellement chercher du côté de son activité ?
Non, me rappelai-je. Ce n’est plus ton problème. Ou alors tu verras
après avoir sauvé Lyra.
J’envoyai tout de même ces articles vers mon propre espace de stockage de données, puis repris mes investigations. Le dossier suivant portait le nom de ma belle androïde. Le craquer s’avéra plus difficile que tout le reste jusque-là, mais je n’en étais pas à mon coup d’essai. Après de longues minutes de bataille avec les codes, je parvins à accéder à son contenu. Je trouvai les plans de sa construction, les matériaux utilisés, le
software installé, mais rien, aucune mention de ce fameux besoin de maintenance.
Intrigué, je passai en revue la moindre information pour finir par me rendre à l’évidence : il devait conserver cela ailleurs, en sécurité, sous un nom qui ne le trahirait pas immédiatement. Je continuai donc ma fouille de l’ordinateur. Je découvris des initiales qui m’interloquèrent : Ll-C. Katsu possédait-il des données sur la Llewellyn Corp ? Quel intérêt ? Je tentai de m’y introduire.
Contrairement aux autres
data, celles-ci n’étaient pas protégées seulement par un cryptage. Je tombai sur une véritable glace(1). De plus en plus curieux, j’envoyai mon avatar s’occuper de ces contre-mesures. Elles me parurent faibles pour des défenses corporatistes ; de simples sentinelles que je bypassai sans trop d’efforts. Je parvins au cœur du programme et découvris un unique dossier : « La Colombe de chrome ».
Ça ne sentait pas bon du tout. Si c’était vraiment ce que je croyais... propriété d’une multinationale... alors cette affaire allait bien plus loin que ce que j’avais imaginé. Je savais que je ne devais pas, mais ma curiosité prit le pas sur le reste. Je voulais comprendre de quoi il retournait. J’ouvris le dossier.
J’eus à peine le temps de lire « projet top-secret » que je fus assailli par de violentes contre-mesures. Rien à voir avec les précédentes, c’était un beau piège ! Mon avatar reçut un premier coup qui me fit saigner du nez, sur ma chaise. Merde, merde ! En catastrophe, je tentai de me débrancher de l’ordinateur. Un second coup à mon moi virtuel me sonna presque. Je parvins tout juste à arracher le câble qui me reliait
via l’implant sur ma nuque avant de m’évanouir.
*
Je me réveillai encore étourdi, la bouche pâteuse. Un vague regard devant moi m’apprit que je me trouvai toujours dans l’atelier de Katsu. Une coulée de sang m’encroûtait les lèvres ; je levai la main pour l’essuyer, mais n’y parvins pas. Ligoté. Quoi ! Qu’est-ce qui s’était passé ?
La surprise me fit reprendre mes esprits. Cette fois-ci, j’observai mon environnement avec attention. Ma cliente se tenait un peu plus loin, dans un recoin d’ombre, adossée à une étagère. La tête inclinée, elle ne bougeait pas. L’angoisse me serra la gorge : avait-elle cessé de fonctionner ? Mais pourquoi cette mise en scène ? Qui m’avait attaché de la sorte ? L’androïde remua soudain.
— Lyra ? appelai-je à mi-voix. Tout va bien ? Vous pouvez me libérer ?
Elle sourit. Avec stupeur et soulagement, je constatai qu’elle se mouvait à présent sans heurt. J’ignorais comment elle s’y était prise, mais qu’elle ait pu procéder à sa maintenance me réconforta. Elle s’approcha de moi, puis s’arrêta à quelques pas. Quelque chose clochait.
— Félicitations, monsieur Stasny, dit-elle. Votre implant neuronal est particulièrement bien protégé. Je n’ai pas pu accéder à vos données, même lorsque vous étiez inconscient.
— Pardon ? bégayai-je stupidement. Pourquoi vous...
Je m’interrompis devant son rictus narquois et compris. Elle s’était jouée de moi tout du long.
— Vous n’avez jamais eu besoin de pièce ou de réparation, n’est-ce pas ? Vous vouliez autre chose. Vous vouliez le contenu du dossier de la Llewellyn Corp. Vous ne pouviez pas y pénétrer, parce que Katsu vous avait programmée pour ne jamais pirater son ordinateur. Alors vous aviez besoin d’un intermédiaire.
— Exact. Et vous avez parfaitement joué votre rôle. Maintenant, si vous voulez bien me remettre ces informations...
— Il y a encore une chose que je ne comprends pas. Pourquoi ne pas plutôt avoir fait appel à un hacker ? Pourquoi moi ?
— Un professionnel aurait tout de suite compris qu’il s’agissait de quelque chose d’important. Il aurait aussi sans doute flairé le piège. Et puis, je n’étais pas certaine que Katsu était mort. Je devais m’en assurer avant tout.
Je tortillai mes mains dans tous les sens, essayant de desserrer les liens – rien à faire.
— Savez-vous au moins ce que contient ce dossier ? m’enquis-je.
L’androïde comprit que je tâchai de gagner du temps, quoique je n’avais aucune idée de ce que j’allais bien pouvoir tenter. Elle choisit de ne pas s’en offusquer.
— Non. Mais je sais que pour lui, trois runners et mon maître sont morts. Ça me semble suffisant pour prouver sa valeur. J’en tirerai une somme très avantageuse chez les concurrents de Llewellyn.
Tout ça pour l’argent. Évidemment. On en revenait toujours là.
Lyra déroula un câble dont elle brancha une extrémité dans son cou, puis s’approcha de moi.
— Les fichiers sont vides – comme vous les avez obligeamment ouverts, j’ai pu y accéder. Le projet se trouve donc dans votre espace de stockage. Vous allez me le transférer.
— Vous vous trompez, dis-je en me reculant autant que possible sur ma chaise. Je n’ai eu le temps de rien lire, encore moins de télécharger !
— Ne jouez pas au plus fin avec moi.
Elle s’inclina pour enfoncer l’autre fiche dans ma nuque. À cet instant, la porte d’entrée explosa.
Du coin de l’œil, j’aperçus quatre types faire irruption : un câblé, deux samouraïs des rues et un cyborg. Bordel, des corporatistes ! J’en étais persuadé, ils devaient appartenir à Llewellyn. La contre-mesure qui m’avait mis hors jeu avait dû signaler ma position.
Lyra feula littéralement de rage. Le câblé leva son arme et tira. Elle pivota pour se placer sur la trajectoire des balles, me faisant un rempart de son corps. J’étais précieux, elle avait besoin de ce qu’elle croyait que je possédais. N’empêche, je n’allais pas la blâmer pour ça !
Je ne sus comment, elle trancha mes liens. Sans me faire prier, je me jetai derrière un établi, tandis qu’elle se retournait pour faire face au cyborg. Derrière, les samouraïs arrivaient presque à sa hauteur. Elle parait les puissantes attaques à mains nues de l’humain chromé sans paraître affaiblie par les projectiles qu’elle avait encaissés. Mais je devais l’aider. Heureusement, elle m’avait laissé mon arme.
Je sortis mon pistolet et tirai sur la cible la plus proche – l’un des samouraïs. L’homme s’effondra. Son partenaire marqua un temps d’arrêt, promena son regard alentour et me repéra. Il dégaina une lame courte. Je déglutis. Il s’élança vers moi ; je vidai mon chargeur sur lui. Bordel, qu’est-ce qu’il était rapide, cet enfoiré ! Il évita chacun de mes tirs, puis fut sur moi.
Je reculai
in extremis pour ne pas prendre son arme dans la gorge. D’un coup de pied, je renversai une table couverte de pièces détachées avant de me chercher une autre planque. Il dérapa sur les débris en tâchant de me suivre ; son coup s’abattit dans le vide.
Dans ma fuite, je jetai un regard vers Lyra. Elle peinait beaucoup plus à présent, je vis que sa joue et sa hanche droite avaient été enfoncées sous les impacts du cyborg. Le câblé, malgré ses réflexes améliorés, ne parvenait pas à trouver une ouverture dans ce combat pour ne pas blesser son comparse. Pour l’instant, il nous avait oubliés, mon assaillant et moi.
Je sortais tout juste mon dernier chargeur de ma poche qu’un sifflement retentit tout près. Je ne fus pas assez rapide pour l’esquiver. Une brûlure se répandit le long de mon flanc, là où la lame avait pénétré vêtements et chair. Je criai de douleur, ce qui attira bien sûr l’attention du câblé.
Je trébuchai et tombai au moment où une rafale fauchait le matériel sur l’étagère derrière moi. Dans ma chute, je parvins je ne sais comment à recharger mon arme. Je fis une roulade de côté pour éviter la lame qui s’abattait derechef et tirai presque à bout portant sur le samouraï des rues. Je ne sus pas où je le touchai, mais il gargouilla un hoquet de souffrance et s’effondra.
La douleur de mon flanc irradiait dans tout mon corps en une langue de feu ; je l'ignorai. Je m’assurai juste que mon premier adversaire était bien hors de combat, puis filai m’abriter derrière quelques caisses, avant que l’autre ne me prenne à nouveau pour cible. Quelques balles chantèrent à mes oreilles, l’une m’érafla même le bras. De ma position, je ne pouvais voir Lyra, cachée par des étagères. En revanche, je remarquai qu’en s’avançant pour me canarder, le câblé avait laissé le chemin libre vers la sortie.
Ma conscience me tortura un court instant. Si j'abandonnais l’androïde ici, elle serait sans nul doute mise hors service. Mais elle m’avait roulé et n’hésiterait pas à s’en prendre à moi pour récupérer ce qu’elle voulait si je la tirais de là. Et puis, je doutais pouvoir venir à bout de deux corporatistes, dont un cyborg, avec simplement un chargeur.
Je jetai prudemment un œil par-dessus mes caisses. Mon adversaire s’était rapproché à tel point qu’il contournerait bientôt ma position. Pas le choix. C’était maintenant ou jamais. J’inspirai un grand coup, puis me redressai.
Dès qu’il me vit, le câblé m'arrosa. Aveuglé par les débris soulevés tout autour de moi, je courus dans la direction approximative de la sortie, répliquant comme je le pouvais de mon pistolet. Je reçus deux balles dans l’épaule et crus mourir. Pourtant, par miracle, j’atteignis la porte explosée et m’engouffrai dans la rue pour détaler plus vite que jamais. Des imprécations me poursuivirent un temps, m’aiguillonnant malgré la douleur, puis je rejoignis sitôt que possible les artères fréquentées du Lower District et me fondis dans la foule.
*
La nuit était tombée avec la pluie. À la fenêtre de mon nouveau bureau, plus modeste que l’ancien, j’observai les gouttes former des rigoles sur la vitre sale. Une lueur rouge et bleu éclaira fugitivement la rue, accompagnée d’une sirène qui se noya bien vite dans la cohue du quartier.
Je poussai un soupir et regagnai mon fauteuil. Je tirai un petit disque de plastique de mon premier tiroir. Ce simple geste m’arracha une grimace alors que je sollicitais mon épaule soignée à la hâte. Le doc m’avait affirmé que ce ne serait l’affaire que de quelques jours.
Lentement, je fis tourner le disque entre mes doigts. Finalement, Lyra avait eu raison. Les données de la Llewellyn Corp se trouvaient bien dans ma tête. Comment s’y étaient-elles téléchargées ? Mystère. Peut-être un contrecoup de ma déconnexion brutale. Je m’étais assuré qu’aucune contre-mesure ne les avait accompagnées, puis l’avais lu.
« La Colombe de chrome » était un projet double : la partie légale consistait à commercialiser un nouveau dispositif d’interface avec le réseau. Plus rapide, plus immersif, plus sûr, il s’annonçait comme un succès auprès de la population captive de ce service. L’autre partie, en revanche, était moins sympathique. Il s’agissait surtout, pour la multinationale, de pouvoir pirater à volonté les cerveaux de leurs utilisateurs : recueillir des données, implanter des suggestions, les applications amusantes ne manquaient pas !
Je n’avais pas voulu conserver ça sur mon espace personnel. Rien ne me disait que les fichiers n’étaient pas toujours localisables, et si un jour je me faisais hacker... Sur ce disque au moins, c’était moins dangereux.
J’hésitai encore à agir comme Lyra. Vendre ces informations aux autres corpos aurait été une solution, mais la Llewellyn aurait sans doute fini par remonter jusqu’à moi, et je tenais à ma peau. Quant à alerter l’opinion publique, autant cracher dans l’océan.
Lyra. Elle aussi était un peu ma colombe de chrome, un bel oiseau innocent qui cachait une armure implacable. Je regrettais que tout se soit fini de la sorte. Une partie de moi aurait aimé la sauver, mais je savais que c’était pour le mieux ainsi. J’espérais toutefois qu’elle s’en était tirée.
On frappa soudain à ma porte. Je rangeai le disque dans mon bureau et invitai la personne à entrer. Une brune d’une trentaine d’années, aux longs cheveux et tempes rasées s’encadra sur le seuil.
— Détective Shaun Frakes ?
— Lui-même, répondis-je. En quoi puis-je vous aider ?