jihel Je commence à m'habituer
Nombre de messages : 127 Age : 65 Localisation : PYRENEES ORIENTALES Loisirs : RANDOS LIRE ECRIRE PARTAGER Date d'inscription : 02/09/2020
| Sujet: La fourmi et le cloporte Mer 7 Avr 2021 - 18:37 | |
| Aucune idée de l'endroit où mettre ce texte Ce n'est ni de la Fantasy, ni de la SF, ni un récit contemporain, ni de la poésie... on va dire un récit poétique ? ICI pour commenter- Phrases longues assumées:
La jeune fourmi galopait allégrement sur le tronc du vieil arbre dont les creux et bosses de l’écorce vénérable lui fournissaient un superbe terrain de jeu et d’entrainement, des montagnes russes pour fourmi en quelque sorte. Elle en dévalait les pentes de toute la vitesse de ses six pattes en poussant des cris extatiques et profitait de l’élan acquis pour grimper les côtes sans jamais faiblir avant de se jeter à nouveau dans la descente suivante. Je vois déjà certains d’entre vous se ruer vers leurs manuels d’entomologie, de dendrologie et leurs calculettes pour me démontrer, preuves à l’appui, que l’échelle de grandeur entre la taille de la fourmi et celle des reliefs de l’écorce d’un arbre rend tout simplement impossible la scène que je viens de décrire. Je le sais bien. Mais disons que c’était une toute petite fourmi et que l’enveloppe de l’arbre était particulièrement boursouflée, comme le museau d’un chien qui vient de rencontrer un essaim de guêpes, et puis n’en parlons plus.
Donc la fourmi s’éclatait sur son tronc. Malheureusement, le matin même, deux adolescents en promenade avaient imaginé rendre leur amour éternel en gravant dans la chair du végétal leurs initiales entourées d’un cœur traversé d’une flèche. Au-delà de la qualité discutable de l’œuvre et de son impact écologique hautement condamnable, il s’avère que cette superstition est stupide puisque, pour la petite histoire, le couple se sépara le soir même. Mais ceci ne fait pas partie du récit dans lequel nos amoureux se contenteront de ce passage, bref mais néanmoins décisif. Du tronc blessé avait coulé une sève jaunâtre et purulente qui s’était accumulée par endroits et, malencontreusement, notre petite fourmi posa l’une de ses pattes arrière en plein dedans. Elle se retrouva sur le champ immobilisée. Elle tenta tout d’abord de se dégager en tirant de toutes ses forces sur la patte engluée. En vain. L’affolement la gagnait. Elle se mit à s’agiter en tous sens, s’arc-bouta, rua. Mais le seul effet de ses mouvements désordonnés fut que, pour finir, elle colla une seconde patte. A bout de souffle elle s’écroula et se mit à pleurer. Mais une fourmi est courageuse, alors après que ses larmes l’eurent soulagée de sa peur, elle prit de grandes inspirations et se décida à appeler à l’aide.
- Est-ce que tu as des problèmes ? demanda une voix douce. Tout le monde, ou tout au moins les plus scientifiques de nos lecteurs, sait que dans la vraie vie, les insectes communiquent par des échanges de phéromones et en se tripotâtant les antennes. Par télépathie aussi mais vu qu’ils ne captent qu’à deux millimètres de distance, ce n’est pas forcément très efficace donc ils n’utilisent guère ce procédé et c’est pour ça que peu de gens sont au courant. J’ai tenté d’écrire ce récit avec des phéromones et des descriptions d’antennes qui se touchent mais je crois qu’on n’y comprenait rien. En tout cas, moi, en me relisant, je ne me comprenais pas moi-même. Alors j’ai doté mes insectes de la parole. Je sais bien que ça n’existe pas en vrai mais c’est quand même plus facile pour suivre cette histoire à laquelle je vous propose de revenir sans plus attendre vu que le temps passe et que, après, je dois préparer le repas. La fourmi sursauta car elle ne voyait personne. A force de scruter son environnement, elle distingua pourtant, presque invisible car tapi dans un creux particulièrement profond, un insecte aux yeux doux qui la fixait sans plus oser prononcer un mot. - Qui êtes-vous ? Pourquoi vous vous cachez dans ce creux ? En plus on ne vous voit pas parce que vous êtes de la même couleur que l’arbre. Vous me voulez du mal ou du bien ? Le cloporte, car c’en était un, sourit doucement à cette salve de mots. Il savait que les fourmis étaient bavardes et spécialement les plus jeunes. Il savait aussi qu’elles étaient combatives et, bien qu’immobilisée, celle-ci était déjà dressée, mandibules en avant, prête au combat. On avait dû lui expliquer que les jeunes fourmis devaient se méfier des inconnus. - Tu n’as rien à craindre. Je ne me cache pas de toi, je me cache du monde entier. Nous sommes comme ça, nous les cloportes, nous vivons sous des pierres et ne sortons qu’à la nuit tombée. Et quand nous devons sortir dans la journée, nous nous fondons dans le monde qui nous entoure afin qu’on ne nous remarque pas. Il parlait d’un ton tellement calme, son regard était si bienveillant et puis il paraissait à ce point vieux et inoffensif que la fourmi se sentit un peu rassurée. - Et pourquoi vous vous cachez comme ça ? - Parce que nous ne savons pas nous défendre. Alors il vaut mieux rester caché. Ce monde est cruel, impitoyable. - Bah ! Il suffit de se battre. Mais pourquoi vous êtes ici alors ? Il ne fait pas nuit. - Tu peux me tutoyer si tu veux. Je suis ici parce que, pour un cloporte, je suis particulièrement courageux. J’aime parcourir le monde et surtout, faire des rencontres. Me faire – il hésite comme s’il allait prononcer un mot grossier – des amis. - Moi, j’ai des milliers de sœurs alors je n’ai pas besoin d’amis. - Oh, répondit le cloporte. On sentait qu’il était déçu. La fourmi, qui était d’un naturel sensible, le perçut et voulut se rattraper. - Et vous… tu t’en fais des amis ? - Parfois. Mais je ne sais pas pourquoi, je n’arrive jamais à les conserver. On est amis, on parle ensemble, parfois on rit ensemble et puis, c’est comme si je n’existais plus, comme si je devenais invisible. Ils s’en vont. Je crois que je suis frappé d’une sorte de malédiction. - C’est STUpide, répondit la fourmi. Elle avait appuyé sur la première syllabe pour bien montrer à ce vieil insecte qui lui semblait très savant qu’elle connaissait des mots compliqués. Ravie de sa démonstration, elle poursuivit. - Quand on est ami, on est ami. S’ils ne restent pas avec toi, c’est que ça n’était pas vraiment des amis. - Oui, sans doute, reconnut le vieux cloporte qui ne savait pas plus se battre avec des mots que dans un corps à corps. Le silence s’installa. Au bout d’un moment, il demanda, un peu bêtement. - Tu es coincée ? - Ben oui. Ça se voit je crois. - Oui. (un autre silence). Est-ce que tu veux que je t’aide à te libérer ? - Vous pourriez faire ça ? - Je crois, oui. Je ne sais pas me battre mais je suis assez costaud quand même. Et tu peux me tutoyer. Si tu veux. - Ok, Boomer on essaie, dit la jeune effrontée en clignant de la cent-douzième facette de son œil droit. Le vieux cloporte se sentit heureux de cette complicité soudaine. Tout d’abord, il tenta de tirer sa nouvelle amie par la patte avant, puis par les deux pattes. Après de longs efforts, il réalisa que la jeune courageuse grimaçait de douleur même si elle ne pipait mot. En plus, il devait le reconnaître, il n’avait plus la forme de ses deux ans et commençait à ressentir de fortes douleurs dans le bas du dos, son point faible. Il renonça. - On n’y parviendra pas comme ça. Je vais devoir (il se sentait gêné) si tu me permets (il hésita) pousser, euh, de l’autre côté. La fourmi le regarda, de nouveau méfiante. - Tu vas toucher mes fesses ? Le cloporte rougit. Enfin, en vrai un cloporte ne rougit pas, il fait l’équivalent en mode cloporte mais c’est trop compliqué à décrire alors vous ne comprendriez pas, c’est pour ça que je le raconte comme ça. - C’est juste pour pousser, se justifia-t-il. - D’accord, concéda la fourmi. Mais tu n’en profites pas, ok ? - Promis. Et notre cloporte posa donc deux pattes sur l’arrière-train de la jeune prisonnière, poussa de toutes ses forces, encore et encore. Mais, de nouveau, ses efforts intenses ne servaient à rien d’autre qu’à l’épuiser et il dut renoncer, au bord de l’évanouissement. A son âge, on se fatiguait vite et beaucoup ! - Laisse tomber, dit la fourmi. On va jamais y arriver, je vais mourir ici, c’est tout. Si vous trouvez la fourmi très courageuse, il faut quand même savoir que, pour cet insecte, seule compte la survie de la fourmilière. L’individu, lui, n’a aucune valeur. Enfin, en théorie car le vieux cloporte vit bien que la pauvre captive était au bord des larmes. Il sentit ses propres yeux s’humidifier. Il était comme ça le cloporte. Il ressentait la détresse des autres comme si elle était sienne. Il prit alors une décision. Il alla de nouveau se positionner du côté de la tête et planta ses quatorze pattes le plus solidement possible dans le bois de l’arbre. - Maintenant tu m’agrippes avec tes mandibules et moi je tire. - Je vais te faire mal. - Mais non, mon armure ma protègera. La fourmi l’agrippa alors de ses mandibules, délicatement. - Plus fort que ça sinon ça ne marchera pas. De toutes tes forces ! T’es une fourmi ou encore une larve ? Vexée, elle resserra son étreinte. Les puissantes pinces s’enfoncèrent dans la cuirasse qui se craquela sous la pression. Elle n’avait plus la solidité d’autrefois ! Le cloporte grimaça de douleur mais se força à de longues inspirations et tint bon. Il recula une patte d’un dixième de millimètre, puis une autre et ainsi de suite. Il y mettait toutes ses forces, toute sa détermination et, enfin, la fourmi fut brusquement arrachée à son piège. Le cloporte bascula en arrière entraînant avec lui sa protégée. Ils roulèrent et roulèrent en riant du bonheur de cette délivrance et du plaisir de cette galipette incontrôlée. Quand enfin ils s’immobilisèrent la jeune guerrière desserra l’étreinte de ses pinces et constata avec effroi qu’un liquide gluant s’écoulait des blessures qu’elle avait infligées à son sauveur. - Je t’ai fait mal, se désola-t-elle. Elle se sentait aussi un peu honteuse car la saveur laissée sur ses mandibules provoquait des crispations de son estomac. Elle rejeta ces désirs inavouables dont le vieil insecte n’avait heureusement pas pris conscience. Il la rassura. - Ce n’est rien. Ça va vite cicatriser. - Ah, tant mieux, répondit-elle, un peu distraite, en regardant autour d’elle. Lui aussi avait entendu. Quelqu’un approchait. Par réflexe, le cloporte se tapit au fond d’un creux.
- Oh, c’est toi ? La jeune fourmi était ravie de voir arriver l’une de ses nombreuses sœurs et se mit à discourir. - Si tu savais ce qui vient de m’arriver. Je me suis prise les pattes dans la sève et je ne pouvais plus m’en sortir. C’était EFFrayant ! - On te cherchait partout. J’ai suivi tes traces. Je t’aurais aidée si tu ne t’en étais pas sortie seule. Mais, tu étais avec quelqu’un ? Je t’ai entendue parler. - Quelqu’un ? La jeune fourmi chercha dans sa tête. Elle avait de très vagues souvenirs d’une rencontre mais ne parvenait pas à se rappeler vraiment. Elle regarda autour d’elle sans rien voir. - Non, je ne crois pas. Je devais pester toute seule pour me tirer de là. On y va ? Les deux fourmis s’éloignèrent. Au bout d’un moment, le cloporte sortit la tête. Il avait tenté de crier « Mais oui, tu parlais avec moi, je suis là, nous étions amis » mais il n’avait pas osé. L’autre fourmi l’aurait sûrement attaqué sans pitié. Et puis de toute façon, les mots ne sortaient plus de sa gorge. Il était trop désappointé de réaliser qu’elle l’avait déjà oublié, elle aussi, comme tous les autres avant elle, insectes, arthropodes ou gastéropodes. La malédiction, encore et encore. Il était à jamais invisible, invisible et solitaire. Il se précipita pour tenter de l’apercevoir une dernière fois, l’appeler s’il en trouvait le courage. Mais mal lui en prit car, à son tour, il posa une patte dans la sève collante. Puis une seconde. En se débattant, il parvint à se libérer mais il perdit l’équilibre et roula sur l’écorce qui faisait comme un tremplin, droit vers le vide. Il parvint à s’agripper au dernier moment. D’une seule de ses pattes. Celle qui s’attachait à la carapace à l’endroit précis que son ancienne amie avait percé de sa mandibule. La douleur était atroce. Mais elle n’était rien par rapport à celle de la vision de la fourmi qui s’éloignait en devisant gaiement avec sa sœur, tout souvenir de son ami éphémère évanoui de sa mémoire. Il était suspendu au-dessus du vide. Le sol était loin, si loin en bas. Il allait s’y exploser la chitine ! Peut-être qu’un effort pourrait lui permettre ? Mais il regarda la fourmi qui l’avait oublié, pensa à cette malédiction qu’il ne saurait jamais vaincre, se dit « à quoi bon ? ».
- C’était quoi ça ? demanda la sœur qui venait d’être frôlée par un bolide gris filant vers le sol. La fourmi n’avait pas bien vu. Mais elle avait croisé un regard. Un regard bienveillant qui lui rappelait quelque chose. Et dans ce regard une tristesse infinie mais aussi du soulagement. Elle ne répondit pas, mal à l’aise sans savoir pourquoi. Le corps du cloporte percuta le sol. La chitine usée explosa. Les autres sœurs de la fourmi se précipitèrent sur cette manne inespérée. Dans la nature rien ne se perd.
Moralité : il ne suffit pas d’être bienveillant pour garder des amis et, à être trop gentil, on finit toujours par se faire dévorer. Et ça fait mal.
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