Très courte nouvelle
J'attend mon tour, sur la berge. Ça fait quinze jours qu'il n'est pas revenu, mais je sais que bientôt, il sera là pour moi. J'ai ce qu'il faut, j'ai préparé mes affaires, mes valises. J'attend, tranquillement, sur un banc. Nuages gris, brume blanche, fleuve noir. Noir et profond. Il y a un petit vent frais, mais je ne le sens pas, ou pas autant que d'habitude.
Mais là, c'est différent. Je m'ennuie, mais ça s'arrête là. Je dois juste être patient. Des arbres élancés dans brume, des silhouettes spectrales qui s'agitent avec moi sur le rivage. J'aimerais mettre le pied dans l'eau, mais non. On me l'a interdit. Quand je dis on, c'est lui, qui va revenir. Bientôt. Il m'a donné une date, et une heure. Le 35 octobre, à 26h30. Mais le temps, maintenant, ah, c'est bien simple... Je ne l'ai plus. Ma montre est cassée et je crois que ma conscience ne se porte pas mieux. Je ne pourrai pas vérifier sa ponctualité. C'est dommage, mais au fond, ça ne me gêne pas. Si il m'a donné une date, et une heure précise, alors il viendra. Et surement dans pas longtemps, je le ressens. Dans pas longtemps... Si le temps avait encore un sens. Je ne suis même pas sur qu'il aille toujours dans le même sens, d'ailleurs. Ça pourrait intéresser Harvey, et je lui aurais bien passé un coup de fil pour l'occasion. Mais mon téléphone ne marche plus non plus, et je ne suis même pas sur qu'Harvey m'aurait répondu. On ne s'est pas quittés en bons termes.
Ah, le voilà.
Je le vois, dans la brume, tout brinquebalant, avec ses lumières vacillantes. Un grand bateau à vapeur qui avance, ivre sur l'eau. Il a une drôle de trajectoire sinueuse, comme si personne n'était au gouvernail. C'est vrai, peut être. Je ne sais pas, je ne suis jamais monté. Mais bientôt, je vais savoir.
Au fur et à mesure qu'il s'approche, il est plus net. C'est un vieux vaisseau de transport, type guerre de sécession, avec une coque en métal rouillé. La brume blanchâtre enveloppe les arbres et les maisons sinistres du bord de la rivière.
Il ne reste plus que moi, et ce vieux bateau qui m'éclaire de ses projecteurs. Il accoste dans un grincement.
C'est un vieil homme courbé qui en sort, par une passerelle de bois. Il porte une lanterne grinçante. Il prend mes bagages, et me fait signe de le suivre.
- Où allons-nous exactement ? Je dois dire que c'est bien la première fois, pour moi.
C'est la première question qui me vient à l'esprit... J'aime connaître ma destination quand je voyage. Pas de réponse. Il m'amène sur le pont, s'adosse à la rambarde. J'entend les moteurs se mettre en marche, doucement. Des sifflements, des grincements, des crissements d'acier. Mon hôte me regarde avec un sourire. Je lui rends son sourire, mais je suis un peu nerveux. Il n'est pas bien effrayant, petit, fatigué, courbé par le temps, avec une calvitie sur le sommet du crâne. Mais ses yeux sont gris, gris-acier. Durs. Du fer durci par le temps. Il est glabre... Je m'attendais à voir une barbe. Il se rase, peut-être, depuis le temps.
- Où allons nous ?
J'insiste un peu. Il faut vraiment que je sache, sinon je ne supporterai pas le voyage.
- Nul' part mon bon m'sieur. C'est pas un lieu, le coin ou on va. Mais vous savez, c'est comme tout le monde. C'est mieux comme ça, les voyages. On a un peu une p'tite pensée du coin ou on va bourlinguer, mais en fait, on sait pas trop, hein?
C'est une voix enrouée, aussi rouillée que son bateau.
- Faut qu'jaille mettre du charbon. Pr'nez vos aises, mon bon m'sieur.
Il s'éclipse par une porte de bois, et j'en profite pour regarder par dessus bord. Toujours la même eau, noire, presque épaisse, glauque. Les mêmes maisons, sur la berge, la même brume. Le même pont, pas loin, avec ses grands pilliers de bois qui s'enfoncent dans l'eau du fleuve. Il est revenu, il s'est réinstallé sur la rambarde, une pipe à la bouche. Il porte une vieille casquette de marin démodée, avec une petite ancre cousue sur le dessus.
- Aah, vous savez, c'est qu'on me demande ces temps-ci. Rien qu'en une semaine, dix-sept voyages. Vous vous rendez compte des fois? Pour un vieux bougre comme moi?
Son visage se perd un peu dans la brume qui s'intensifie, mais on distingue toujours ses traits, et la flamme de vivacité dans ses pupilles. Le paysage ne change pas, je m'inquiète un peu. Bon, je ne vois pas bien, avec la brume, mais le pont est reconnaissable. À moins qu'il y aie plusieurs ponts, tous les mêmes, sur ce fleuve.
- J'ai l'impression qu'on avance pas.
- Aye ! C'est pas nous qu'on avance. C'est l'eau. Enfin j'veux dire, c'est c'qui est autour. Mon rafiot, il avance pas.
J'acquiesce, sans trop comprendre. Ça pourrait vraiment intéresser Harvey, pour ses recherches. C'est vraiment dommage que je ne puisse pas l'appeler...
- Faut qu'j'aille mettre du charbon.
Il s'éclipse à nouveau. Machinalement, je regarde l'heure. Midi quinze, mais après tout, ça fait deux semaines qu'elle est bloquée à midi quinze. Donc il est peut être bien cinq heures, ou dix-sept heures, je ne sais pas. Avec ce temps, ce serait dur de deviner, aussi. Il faut que je pense à lui demander, s'il revient. Ah, d'ailleurs, le voilà.
- Vous avez l'heure?
Il acquiesce, et sort de la poche de son chemisier une grosse montre gousset. Il la secoue un peu, et en sort une minuscule horloge, qu'il approche de son oeil.
- Faut pas m'demander ça, j'ai plus vingt ans... 26h45. J'étais à l'heure. Enfin... ça dépend... Remarquez, vous n'êtes pas pressé, si?
Il éclate de rire. Je vais devoir me contenter de la réponse, on dirait. Au fond, je suis plus vraiment à ça près.
- Comme que vous êtes bien sur vot' 31, mon bon m'sieur.. Costume, cravate, belle montre... C'est pas indiscret de vous demander vot'métier?
- Professeur. Professeur de mathématiques.
Encore un éclat de rire. Un petit rire aigrelet, un peu gênant.
- Alors, ça doit pas vous plaire, le voyage !
- Ça ne me dérange pas. L'abstrait, ça me connaît. Par contre, ça aurait fasciné un de mes collègues. Harvey. Je bossais avec lui sur une théorie de l'espace-temps, et de l'immobilisme. Je suis sur qu'il aurait trouvé un moyen d'expliquer tout ça. Moi, vous savez, je suis juste mathématicien. Mon domaine, c'est les équations, pas les phénomènes bizzares.
Je ne suis pas sur qu'il comprenne, mais il est attentif. Par politesse, sans doute, plus que par intérêt. Il doit en voir défiler, des gens qui ont besoin de raconter leur histoire... Les maisons s'effacent, mais on les voit encore. Le pont est toujours là, à la même place, mais le fleuve est sorti de son lit.
- J'vois, J'vois... Mais ce Harvey, dites moi, Il va vous suivre?
- Je ne sais pas. En tout cas, j'espère qu'il n'a pas besoin de moi, pendant que je suis parti...
- Il s'y fera, m'assure le vieux. Il s'y font tous. Après un peu de temps. Ils sont obligés, ajoute-t-il avec un petit rire nerveux.
- Oh, sans doute, je ne m'inquiète pas vraiment. Je veux dire, c'est à cause de lui que je suis ici. Il m'y a envoyé. Il l'a fait avec soin, avec froideur, avec logique. J'en attendais pas moins d'Harvey. Mais quand même, il était pas bon mathématicien. J'ai peur qu'il finisse pas le boulot.
Il me regarde, un peu condescendant. Il a tort, d'avoir pitié de moi. Je sors un stylo, un bout de crayon, je griffonne un morceau d'équation. Une intégrale longue et complexe. L'intégrale du temps, d'après Harvey. Tous les petits morceaux de temps qui nous échappent, mis bout à bout. Il ne m'a pas laissé le temps de la finir, c'est un peu frustrant. Dommage, aussi, pour lui. Pour l'humanité entière, peut être. Je ne sais pas. Je l'aurais peut être jamais résolue, cette fichue équation. Sans importance, maintenant, je m'en fous. Harvey a les honneurs, moi un voyage. Ça se vaut.
Le vieux se relève dans un grognement.
- Faut qu'j'aille remettre du charbon.
Sujet: Voyage 
Mer 21 Nov 2012 - 7:29
elle est prévue quand la suite de "le corbeau et le serpent" ?)
