Bonjour, après avoir entièrement remanié mon livre "Les Chroniques d'Annalabyr - Pierres Sacrées", je vous livre ici un premier chapitre.
Résumé : « Aucun fils de Mithra ne devrait détenir un tel pouvoir entre ses mains ». C'est ce que pensent les souverains Ombrelune. Ils envoient donc leur fille Calythiel, traqueuse de reliques de renom, afin de voler la Swarda Solaïs, l'épée légendaire du roi Erès le Fort et la rapporter à Fëanör. Mais tout ne se passe pas comme prévu et la jeune Enôrii devra affronter mille dangers...
Chapitre I
***
Chaos dans la taverne
Les premières lueurs de l'aube inondaient le Delenor d'une douce couleur ambrée et les deux astres lunaires tiraient lentement leur révérence au soleil. Des dragons voletaient avec grâce à la recherche de quelque gibier tandis que d'autres lustraient leurs écailles luisantes près de l'eau. À quelques centaines de mètres de l'océan des Âmes Éternelles, se dressait un cercle de muraille blanche qui bordait Nadûr, la capitale. Des bannières bleu roi sur lesquelles était brodé un cheval ailé immaculé, cabré au dessus d'un rameau d'olivier, décoraient les fortifications. Il s'agissait de l'emblème du royaume et en ce sept aneksi de l'an 2375 après la Fracture des Mondes, on célébrait la naissance de l'héritier de Lonared 1er. À cette époque de l'année, on sentait déjà la fraîcheur qui annonçait l'automne dans les semaines à venir.
Le long des côtes delènes, à près d'un kilomètre de la cité, Calythiel Ombrelune s'éveilla en sursaut. Elle se rattrapa de justesse en empoignant l'épaisse fourrure noire de son Totem, qui gronda de surprise.
« Excuse-moi, Gröwn », songea-t-elle.
« Ce n'est pas comme si c'était la première fois » répondit le chantelune.
La cavalière aux cheveux noirs détourna son regard du loup géant qu'elle montait à cru et plissa les yeux lorsqu'elle croisa brièvement l'éclat du soleil. À sa droite, roulait le carrosse dans lequel se trouvait sa famille. Les lianes et les branches aux reflets d'argent ondulaient en parfaite harmonie afin de simuler des roues et avancer au rythme de la drëkhass qui trottait sur ses huit pattes. De temps à autre, cette dernière esquissait des gestes brusques avec ses pinces pour attraper des insectes volants mais se faisait immédiatement rappeler à l'ordre par le cocher. À l'arrière, un « chuchoteur » ordonnait à la végétation qui transportait les passagers de leur assurer confort et bien-être et de se mouvoir selon sa volonté.
Calythiel et Gröwn se rapprochèrent d'un autre Enôrii monté sur un ours blanc. Il était plus grand que sa sœur jumelle mais possédait le même regard espiègle aux iris violacés, les mêmes fossettes qui se creusaient lorsqu'il découvrait ses longues canines en un sourire. Ses oreilles, longues et effilées, réagissaient au moindre son qu'il entendait. Prince de Fëanör et gouverneur de Quêlawen, dans les Ogreterres au nord, son attitude et ses vêtements se voulaient raffinés et élégants.
- Quand comptez-vous repartir, tous les deux ? Demanda-t-il.
- Nous resterons à Nadûr une semaine, conformément à la tradition, puis nous irons dans la forêt de Lagaroz, répondit Calythiel d'une voix enjouée. Un de mes informateurs m'a révélé qu'il y avait repéré des ruines ! Cela pourrait être un ancien temple ! J'espère y trouver des choses intéressantes...
- Un vieux temple ? Cela ne me surprend guère que tu sois pressée de t'y rendre ! Rit Eldakhar. Je sais que les grandes fêtes t'exaltent moins que la découverte d'anciennes sépultures ou de vieux parchemins. Pourquoi se soucier d'un bébé humain alors que tu peux allègrement plonger tes mains dans de répugnants ossements ?
- Absolument, acquiesça-t-elle en hochant la tête. J'aimerais bien t'emmener avec moi un jour, tu sais. Cela pourrait être très instructif.
Eldakhar éclata d'un rire doux. Il secoua la tête de gauche à droite et remit ses mèches rebelles à leur place.
- Oh, non, non, non. Tu sais bien que tout ce qui m'intéresse, je peux le trouver dans des tavernes ou à des soirées mondaines. Je préfère le parfum des femmes à celui des morts, vois-tu, chère sœur, déclara-t-il.
- Parle moins fort ! Notre père risque de t'entendre et je ne suis pas sûr qu'il apprécierait..., avertit Calythiel.
Eldakhar se retourna sur son Totem pour regarder la diligence et haussa un sourcil avant de reprendre sa position initiale.
- Il ne comprendrait pas, à mon humble avis. Il pense avoir éduqué de parfaits petits Enôrii et se voilerait la face. Hormis mes deux adorables sœurs, je trouve que les humaines sont plus amusantes, même si elles vivent moins longtemps...ce qui est dommage d'ailleurs.
- Moi, je préfère les Nains, ajouta Calythiel avec un petit sourire. Mais Père n'est pas aussi distrait qu'il veut bien le faire croire.
Elle reporta son regard sur le château duquel ils se rapprochaient. Il surplombait la ville de toute sa hauteur et le soleil levant faisait scintiller ses toitures parées de pierres précieuses azurées. À l'extérieur de la ville, s'étendaient des docks et des batelets accostés pêle-mêle. Les pêcheurs vidaient de nombreux filets emplis de poissons dans des barils qu'ils posaient ensuite dans des charrettes. Les chevaux de trait s'emballèrent en voyant approcher la drëkhass. Celle-ci tourna son buste de mante religieuse vers eux et leur lança un mauvais regard avec ses multiples yeux pourpres. Elle se mit à pousser des chuintements saccadés en faisant cliqueter ses pinces. Ils soulevèrent davantage de sable, au grand dam de leurs propriétaires. Le conducteur siffla alors dans le cristal de lune qu'il portait en pendentif. Immédiatement, la créature s'immobilisa, pétrifiée par le quartz lumineux. Personne hormis elle ne pouvait entendre ce son limpide qui lui interdisait le moindre geste. Puis, tomba le silence. Elle se sentit apaisée et reprit tranquillement sa route, comme si de rien n'était. Le carrosse traversa le pont levis et les portes de chêne s'ouvrirent avec lenteur. Les gardes, reconnaissant l'arbre d'argent sur tissu bleu nuit fixé à la voiture, s'écartèrent pour laisser passer la famille royale de Fëanör. Certains considérèrent d'un œil anxieux la drëkhass et les Totems, bien plus grands que des animaux ordinaires.
- Salut ! Clama joyeusement Calythiel.
Les sentinelles détournèrent soudainement leur attention des bêtes pour s'incliner hâtivement devant la princesse Enôrii et son frère en bafouillant. Les jumeaux eurent un petit rire et disparurent derrière les portes. Les cloches tintèrent avec allégresse, annonçant l'arrivée des visiteurs. Et à l'intérieur même de la plus belle cité des Hommes, l'air marin s'y faisait presque toujours sentir. Les mouettes tournaient autour des maisons en criant, à la recherche de quelque nourriture à se mettre sous le bec. Le vent léger qui parcourait les rues dansait avec les banderoles multicolores suspendues aux murs et aux étalages. De la fumée fuyait par les cheminées des petites gens, les artisans préparaient leurs ateliers et les chevriers faisaient circuler leurs protégées sous la surveillance de leurs chiens. Des odeurs d'épices, d'eau salée, de galettes de blé et de sable chaud chantaient au nez de Calythiel. Elle sourit.
« J'adore Nadûr. C'est une ville tellement chatoyante ! S'il est un endroit d'Hommes où je pourrais vivre, ce serait celui-là. »
« Quant à moi, si je ne devais pas te porter, je me serais volontiers allongé sur ce gros tas de sable » avoua Gröwn en tirant la langue, ses yeux dorés rivés sur son emplacement de rêve.
« Et je me serais volontiers endormie auprès de toi. La peste soit de cette célébration ! » maugréa l'Enôrii.
Les pattes du chantelune s’enfoncèrent légèrement dans les grains dorés avant de trouver la chaleur des pavés de pierre à mesure qu'il avançait. Parmi les enfants qui jouaient avec un ballon en cuir brun, certains braquaient parfois leurs pupilles émerveillées sur les chevaux blancs qui planaient au-dessus des toits. Calythiel, Eldakhar et leurs Totems levèrent la tête à leur tour pour les admirer.
- Ce doit être fascinant de chevaucher un pégase, murmura Calythiel. Mais je ne serais pas rassurée...
- Pourquoi n'essayerions-nous pas? Proposa Eldakhar. Ce doit être possible si l'on en fait la demande à leurs propriétaires.
- Sans moi. Je préfère rester les pieds sur terre ou dans l'eau, refusa Calythiel. Et que mes désirs restent de simples fantasmes.
Elle reporta son regard sur les étalons blancs. L'un d'eux se dirigea vers le château, monté par un cavalier et amorça sa descente lorsqu'il fut à proximité des portes ivoiriennes. L'équidé referma ses amples ailes et l'homme qu'il portait mit pied à terre. Il tendit la bride de son pégase à un écuyer et avança à grands pas dans l'allée de pavés blancs, bordée de palmiers vigoureux. Il s'arrêta devant les gardes de la citadelle. Ceux-ci étaient chaussés de sandales de cuir qui leur serraient les mollets et vêtus de toges bleues ceinturées d'or qui retombaient sur leurs cuisses hâlés. Leurs poignets se dissimulaient sous des brassards en cuir de dragon et leur main se refermait sur la poigne d'une hallebarde tranchante. La grille de fer finement forgée et embellie d'or, dont les barreaux se terminaient en redoutables pointes, empêchait quiconque d'entrer. Les dragons d'airain au regard inquisiteur dardaient leurs yeux de rubis sur les visiteurs.
- Les Ombrelune sont proches, je dois en informer le roi, annonça le cavalier.
Les deux hommes se regardèrent et l'un d'eux fit un signe de tête en direction des portes. Il y eut comme un grincement, des cliquetis et le mécanisme ainsi enclenché autorisa le passage du messager. Sans jeter un regard aux domestiques qui actionnaient de nouveau la manivelle, il trottina sur ses bottes légères, traversant de nouveau un paysage de palmiers et de bosquets fleuris de rose, de bleu et de jaune puis escalada les marches de marbre blanc. Les miliciens s'écartèrent pour le laisser passer.
Lorsque, au terme d'une course de vingt minutes, il parvint à trouver le roi et lui livrer son message, Lonared 1er, en pleine discussion avec les souverains Nains du Dwilömrhin et le roi d'Argoth, élargit son sourire.
- Bien ! S'exclama-t-il en réajustant sa cape. Il me tarde de revoir ce bon vieil Arthaën et sa famille. Les préparatifs sont-ils terminés ? Demanda-t-il en attrapant le bras d'une servante.
- Oui, messire, répondit la jeune femme.
- Parfait. Préparez les coupes de sang, les Enôrii auront sans doute soif après ce long voyage. Et apportez de la nourriture pour leurs Totems. Graines pour Nakuru et Ashtar et les poissons pour Gröwn, Tarok et Synara, comme d'habitude.
- Oui, messire, répéta-t-elle en clignant des yeux.
Lonared fit glisser son regard de saphir dans la grande salle où aurait lieu le festin. Les quatre grandes tables nappées de tissus aux couleurs vives accueillaient des assiettes et des couverts cerclés d'or et de fines gravures. Sur le coussin rouge de son trône de marbre, sa femme à l'air fatigué mais heureux tenait le nourrisson entre ses bras. Comme toute femme delène, ses cheveux de jais ruisselaient sur sa tête et se tortillaient sous les rubans de soie bleue qui les liaient. Ses bras inondés d'or et de bracelets en lapis-lazuli étaient fins et de couleur cannelle à trop prendre le soleil.
Se soustrayant aux yeux de jade d'Anya, Lonared tourna son visage barbu vers Erès d'Argoth dont la mine se voulait renfrognée. Son épée, la légendaire Swarda Solaïs, présent du dieu Mithra aux Hommes, étincelait dans son fourreau. Le roi delène ressentit un curieux frisson en observant l'arme et reporta son attention sur son invité de marque.
- Que vous arrive-t-il, mon seigneur ?
- La présence de ces...Enôrii...était-elle vraiment nécessaire ? Maugréa-t-il.
- Évidemment ! Je sais que vous ne les aimez guère mais ce sont de bons amis...
- Je ne les aime guère ? Votre don pour l'euphémisme s'est encore accrût, semble-t-il.
Lonared se demanda s'il avait eu une bonne idée en invitant Erès le Fort à cette fête. Il était de notoriété publique que cet homme à la carrure impressionnante et au visage balafré, haïssait ceux que l'on appelait les « Enfants de la Lune » dans la langue commune. Suite à la guerre la plus meurtrière de l'Histoire, la « Fracture des Mondes », la civilisation des Enôrii toucha à sa fin et les esclaves humains purent retrouver leur indépendance. Sous la fureur du combat qui opposa Dieux, Seigneurs Dragons et mortels aux sbires de Chimera, la dragonne du chaos, les terres du monde d'Annalabyr se scindèrent en plusieurs morceaux. Ingvar le Conquérant, ancêtre d'Erès le Fort, profita de cette déchirure pour mener ses fidèles à la liberté. Ils s'établirent alors dans les contrées du nord, à l'est du monde, sur lesquelles le royaume d'Argoth fut bâti. Les précurseurs des delènes en revanche, préférèrent conserver des liens avec leurs anciens maîtres et ainsi jouir d'une longévité étonnante pour des fils de Mithra. Autrefois, contre une taxe de sang hebdomadaire, les humains bénéficiaient du savoir médical et culturel du Peuple de la Lune et peu d'entre eux furent maltraités par leurs maîtres. Ils pouvaient espérer dépasser les cent trente ans et ne souffraient jamais d'aucune maladie. Le peuple d'Argoth, fier de son indépendance nouvellement acquise, refusa tout commerce que leur proposèrent les Enôrii.
Mais les relations entre Fëanör et Argoth se détériorèrent davantage au fil des âges et plus encore après la montée d'Erès le Fort sur le trône. À maintes reprises, il dépêcha des troupes pour dérober l'eau sacrée du lac Quêlnos qui, disait-on, donnait pouvoirs et longévité à ceux qui la buvaient. Les hommes envoyés sur le territoire de Fëanör n'en revinrent jamais et son père non plus. Lorsque le roi Arthaën Ombrelune lui renvoya sa tête, Erès devint fou de rage. Il se jura de conquérir la Forêt d'Argent et d'éliminer tout Enôrii qui se présenterait à lui. Toutefois, dans le Delenor, la neutralité était de mise en ce jour de fête, ce qui ne l'enchantait guère.
Un son de trompette retentit et les portes s'ouvrirent à nouveau. Les gardes s'écartèrent devant la famille Ombrelune qui apparut. Arthaën, aux longs cheveux noirs et aux yeux d'améthyste s'avança avec grâce dans sa longue tunique d'un bleu de nuit brodée d'argent. Son teint était pâle et son regard vif. Ses cheveux étaient élégamment tressés par endroits et il arborait un diadème en cristaux de lune, desquels émanait une clarté opaline. Les arbres de Fëanör en étaient incrustés et les Enôrii en prélevaient régulièrement pour de nombreux usages de la vie quotidienne. Ronronnant près de ses jambes, une panthère noire nommée Synara avec laquelle il partageait son esprit depuis l'âge de cinquante ans, fixait le nouveau-né de ses yeux perçants. Arthaën découvrit ses longues canines en un sourire charmeur et s'avança vers la reine Anya, qui s'était jointe aux invités avec son enfant. Il s'inclina et lui baisa sa main chargée d'or et de pierres précieuses avec délicatesse. Il prit la parole de sa voix douce et bienveillante pendant que des pages s'occupaient de leurs bagages.
- Tous nos vœux de bonheur, chère dame. J'ose espérer que vous êtes comblée.
- Je vous remercie Arthaën, c'est un honneur de recevoir votre famille, sourit-elle en esquissant une petite révérence avec son sarouel bleu.
Arthaën et la panthère se dirigèrent ensuite vers Lonared qui étreignit son ami. Il eût droit au même accueil auprès du roi Thrôrund, de la reine Freyja de Dwilömrhin et de leur fils mais se contenta d'un discret signe de tête à l'intention d'Erès. Celui-ci le lui rendit, non sans un regard à la limite du mépris et de la haine. Derrière Arthaën, apparut la reine Ghalÿa et sa colombe, aussi blonde que le roi Enôrii était brun, les yeux céruléens et vêtue d'une ample robe tissée de délicats motifs de feuilles. Enfin, vint Sylmenas, membre de la redoutée sororité des Sorcières des Tombes et cadette de la fratrie. Ses cheveux étaient presque blancs à l'instar de sa mère mais ses yeux étaient identiques à ceux de son père. Elle portait une robe semblable à celle Ghalÿa et sur son épaule croassait de temps à autre Nakuru, son corbeau. À sa ceinture pendait une baguette faite de hêtre argenté provenant de Fëanör, gravée de symboles runiques. Elle avait la face asthénique et des cernes se dessinaient sous ses yeux, rendant son regard morose. Elle fit malgré tout l'effort de saluer les hôtes en révérence avant de s'effacer parmi la foule de nobles, venus assister à la fête. Derrière elle, Eldakhar et Calythiel s'approchèrent. Ils saluèrent respectueusement les autres convives et Lonared annonça que le festin pouvait commencer. Les serviteurs accoururent, transportant plateaux de victuailles et de boissons et les musiciens se mirent à frapper leurs paumes contre des tambours, à faire courir leurs lestes doigts sur les cordes de luths. Des danseuses entrèrent alors sur scène à côté des troubadours et se déhanchèrent avec grâce en agitant des poires de bois contenant des grains de riz. D'autres femmes se mirent à chanter sur la mélodie entraînante. Un peu plus loin, Calythiel s'approcha du berceau dans lequel avait été déposé l'enfant. La main de la traqueuse de reliques glissa sur la peau lisse et déjà mate du bébé. Il sourit et elle le lui rendit avant de reporter son regard sur sa robe verte et ceinte d'argent. Elle la lissa machinalement et émit un grognement lorsqu'elle se remit à marcher. Gröwn haletait, la langue pendante, ses beaux yeux mordorés rivés sur son amie.
« Vivement que cette fête se termine... Que je puisse enlever ces maudites chaussures... », pensa-t-elle.
« ...Et retrouver tes bottes usées et tes vêtements miteux ? » ajouta Gröwn avec malice.
« Ils sont peut-être miteux mais je ne connais rien qui soit plus confortable, répliqua-t-elle. En plus, je n'aime pas ces fêtes mondaines. Tout le monde y est hypocrite. Surtout Erès et ses sbires. Regarde-le, avec son air suffisant... »
- Tu ne te joins pas à nous ? Ils servent déjà les plats.
Calythiel eût un léger sursaut quand son frère vint la tirer de sa conversation mentale avec son Totem. Tarok, l'ours blanc d'Eldakhar, renifla avec passion la truite que lui tendait son compagnon avant de l'engloutir. Elle sourit et acquiesça.
- C'est avec une joie non dissimulée que je te suis, mon frère, répondit-elle d'un ton sarcastique.
Eldakhar éclata de rire et prit sa jumelle par le bras.
- Allez, arrête donc de ronchonner. Viens.
Ils déambulèrent parmi les serviteurs et les danseuses et se glissèrent sur leur chaise pendant que Gröwn et Tarok trottinaient vers un amas de tissus où se trouvaient les autres créatures. Des domestiques déposèrent les dernières pièces de viande fortement épicées sur la table. Les Enôrii ne consommaient habituellement pas d'aliments solides, le sang étant plus nourrissant pour eux, mais il leur arrivait de faire des exceptions lorsqu'ils étaient invités chez des humains ou des Nains. Eldakhar héla une servante qui s'approcha de lui afin de lui resservir du vin tout en la regardant avec un intérêt certain. Il lui murmura quelque chose à l'oreille qui la fit rougir et glousser. L'Enôrii conserva son sourire satisfait jusqu'à ce qu'il croise le regard de son père. Il se racla la gorge et reporta son attention sur son verre qu'il vida d'un trait. Calythiel toisa son frère d'une mine narquoise et articula silencieusement « Je te l'avais bien dit ! ». Pour toute réponse, il grimaça.
- Eldakhar, je n'apprécie pas que tu te rapproches d'une humaine, fit Arthaën de sa voix douce.
Le roi Thrôrund, assis à droite d'Arthaën, le teint déjà fort rougit par l'alcool, s'esclaffa bruyamment, projetant des gouttes de bière par son abondante barbe auburn et donna une tape sur l'épaule du seigneur de Fëanör.
- Allons, Arthaën ! Ne soyez pas si vieux jeu, il n'a rien fait de mal ce garçon !
- Nous autres, Enfants de la Lune, ne nous mêlons pas aux autres races. Car si un enfant naît de l'union entre un Enôrii et une autre créature, son âme ne pourra être réincarnée par la déesse Sylmenas et sera perdue..., expliqua Arthaën d'un ton éthéré.
Le ricanement gras de Thrôran ponctua ses propos. Calythiel le foudroya du regard et le sourire goguenard du Nain disparut aussitôt dans sa barbe noire soigneusement tressée. Arthaën ne releva pas et se contenta de boire avec élégance dans sa coupe d'airain. Thrôrund haussa un sourcil en regardant alternativement son fils cadet et Calythiel puis reprit la parole.
- Pourtant, une telle chose s'est déjà produite. Et à maintes reprises. J'en ai pour preuve les Elfes, Arthaën ! S'exclama le roi Nain.
- Les Elfes, oui..., répéta distraitement l'Enôrii. Bien tristes créatures. Ils sont incapables de se lier à un animal, ce qui est affligeant, compte tenu de notre lien de parenté...
- Du peu que j'en ai vu, intervint Lonared qui avait écouté la conversation, je constate que beaucoup finissent mal... Bandits de grand chemin ou prostitués...
Calythiel poussa un profond soupir. Cette conversation l'ennuyait au plus haut point. Thrôran le remarqua car il se redressa en s'excusant et contourna la table jusqu'à se présenter devant l'Enôrii. Il lui adressa un sourire et tendit sa main.
- Auriez-vous la bonté de m'accorder cette danse, gente dame ?
Le ton inhabituellement formel du Nain la fit rire. Elle lui prit la main et tous deux s'éloignèrent des convives. Eldakhar se leva soudainement et prit Sylmenas par les épaules qui cria de surprise. Il l'entraîna avec lui et à l'instar de leur sœur, ondulèrent au chant des luths, accompagnés de claquements de mains saccadés sur une musique qui évoquait le soleil et la séduction. Ils semblaient être devenus le centre d'intérêt des invités car de nombreux regards étaient braqués sur eux. Ils furent suivis peu à peu par d'autres amateurs de la musique delène, pétillante et sauvage, intense et mystérieuse, au rythme des talons frappés avec caractère sur le sol de pierre.
***
Les cloches sonnèrent cinq heures. Certains invités sortirent afin de se promener dans Nadûr, admirer les jardins luxuriants, les palmeraies abondantes et les pégases qui broutaient paisiblement en plein air, taquinés par le chant des cigales...
...Ou traîner à « l'auberge de la courtisane ». Calythiel avait délaissé ses allures princières pour son pourpoint de cuir noir. Un pantalon brun recouvrait ses jambes et elle était chaussée de bottes en daim. Dans son dos étaient fixés ses « skêlz », deux longues lames incurvées à l'acier réputé indestructible une fois refroidi. Elles étaient remises à chaque nouveau-né Enôrii qu'elles serviraient fidèlement et suivraient jusque dans la mort.
L'aînée des Ombrelune trottina sur les marches en bois du perron et poussa la porte. Un grand raffut s'y faisait entendre. Elle repéra une table disponible et d'un signe de tête, intima à ses compagnons de la suivre. Eldakhar tira une chaise et s'attabla à côté de sa sœur. Des odeurs d'alcool et de sueur les entêtaient et la fumée des pipes leur piquait les yeux.
- B'jour m'sieurs dames ! S'exclama une roturière. Bienv'nus à l'auberge de la courtisane ! J'vous sers que'que chose ?
- Quatre pintes..., commença Calythiel en consultant ses proches du regard.
- ...Et quatre Klang, ajouta Eldakhar. Je vous prierai de les mettre sur ma note, ma bourse ne demandant qu'à contenter mes sœurs et compagnon.
La vieille femme poussa un grognement approbateur et s'apprêta à les quitter avant de s'arrêter soudainement. Elle regarda attentivement le chantelune et l'ours blanc, son visage devenant blafard à vue d’œil. Elle s'empressa de repartir dans un froissement de jupons. Thrôran hocha la tête de gauche à droite, les bras croisés sur sa poitrine.
- Les seuls Klang acceptables sont ceux que nous faisons, nous, les Nains. Ceux des humains sont trop légers, commenta-t-il d'un ton sans appel.
- Thrôran, par Quêliniel ! S'exclama Eldakhar de sa voix pompeuse. Ne sois donc pas si critique envers les enfants de Mithra. Ils ont probablement des Klang de moindre qualité mais leur Eau de Feu est un délice ! Une coulée de lave dans la gorge...
- Tu plaisantes, Eldhy ? Ils mettraient de la pisse de vache en bouteille que ce serait du pareil au même ! s'écria le Nain, abasourdi.
- Je confirme, les Klang que fait ton père sont monstrueusement efficaces, acquiesça Calythiel en hochant la tête. La dernière fois qu'il m'en a fait boire, j'ai eu l'impression d'avoir la gueule de bois pendant une semaine ! Par contre, les delènes font le meilleur vin, ça, il faut le reconnaître.
- Oh, oui ! Leur vin est tellement somptueux et délicat, renchérit Eldakhar de son air quelque peu efféminé et rêveur. Une mélodie sur le bout de la langue qui monte crescendo jusqu'à l'extase gustative.
- Excusez-moi, dit Sylmenas en se redressant.
Elle déambula au milieu de la taverne, en esquivant une ou deux chopines volantes de justesse, jouant des coudes pour que des rustres la laissent passer. Elle parvint à s'approcher assez près du comptoir pour demander où se trouvaient les toilettes pendant que Calythiel, Eldakhar et Thrôran débattaient de la qualité des Klang, ou « casse-tête », dans le dialecte des Trolls des Neiges. La sorcière poussa la porte et manqua de vomir en s'apercevant de l'insalubrité de la cabine. Même Abrahel, le démon avec lequel elle partageait son corps, siffla de dégoût.
« Ils sont vraiment crades, ces humains. Je t'interdis de poser nos fesses là-dessus ! »
« Je n'ai plus l'intention de le faire, de toute manière. Retournons vers les autres » répondit la sorcière dans une grimace de dégoût.
Elle regagna la pièce principale et dût inspirer à plusieurs reprises en sortant afin de faire disparaître ses haut-le-cœur. Elle sentit un regard dans son dos et lorsqu'elle se retourna, elle sursauta en constatant la présence d'un homme de grande taille. Il était aussi colossal que son frère Erès et ses yeux étaient vitreux. Il empestait l'alcool et une drôle de lueur nageait dans son regard. Sentant que Sylmenas se trouvait fort mal à l'aise, Nakuru donna des coups de becs à l'oreille de son amie.
- Puis-je vous aider ? Risqua la sorcière de son ton le plus courtois.
Arès siffla entre ses dents et d'autres argothiens survinrent à ses côtés, certains portant dans leurs bras quelques prostituées. Il attrapa la créature filiforme par le poignet et le tourna de sorte à révéler le tatouage qu'elle arborait. Une étoile à cinq branches inversée, symbole des Sorcières des Tombes. Arès secoua la tête, un sourire inquiétant aux lèvres.
- Tu sais ce que l'on fait aux choses de ton espèce ? Lui demanda-t-il, méprisant.
Sylmenas ne répondit pas, préférant tenter de retirer sa main. Il la serra davantage. Comment cet individu osait-il s'adresser à elle de cette façon ? N'était-elle pas une personne de haut rang, avant d'être une sorcière ? Pour qui se prenait-il, cet ivrogne qui vivait dans l'ombre de son frère ? Elle voulait lui déchiqueter la gorge, lui apprendre les bonnes manières. Mais elle se contenta d'un timide :
- Non...
Abrahel marmonna quelque chose de grossier dans la tête de son amie. Nakuru poussa un croassement rauque pour marquer lui aussi son mécontentement. Arès éclata de rire, aussitôt suivi par ses hommes puis retrouva son sérieux. Il se pencha sur Sylmenas et lui murmura à l'oreille.
Les créatures qui fricotent avec les démons sont le défouloir de nos bourreaux. Et ils ne manquent pas d'imagination...
Il raffermit son emprise sur le poignet de Sylmenas. Abrahel et Nakuru s'agitèrent dans son esprit.
« Laisse-moi le contrôle de ton corps, Syl, je vais lui remettre les idées en place à cet emplumé... »
« Évite le terme « d'emplumé », Abrahel. Je peux lui crever les yeux, si tu veux ? » proposa Nakuru.
« Arrêtez tous les deux, je ne m'entends plus penser. Je ne veux pas créer de problèmes... »
« Créer des problèmes ? N'est-ce pas lui qui est venu t'agresser ? NOUS agresser ? » s'insurgea le démon.
« Tu n'as pas assez de mordant, Syl. Montre lui de quoi tu es capable ! » renchérit le corbeau.
- Laissez-moi tranquille, je ne vous veux aucun mal, articula Sylmenas d'une voix un peu tremblante.
Avec le démon et le Totem qui insistaient pour qu'elle se déchaîne, elle avait l'impression qu'on lui fracassait la tête contre une enclume. Elle ferma les yeux et tenta sans succès de les calmer. Elle avait besoin de prendre une potion pour atténuer sa migraine. Et cet abruti qui ne voulait pas la lâcher !
- Je te laisserai tranquille quand ton sang recouvrera le sol de cette taverne, démon, gronda le frère du roi. Tu es une abomination ! Et Mithra ordonne de détruire le Mal sous toutes ses formes.
« Allez, ça suffit. Laisse-moi ton corps, je vais régler ça. » intervint Abrahel, courroucé.
Sylmenas accepta et son esprit se retira dans un coin de sa tête. Ses yeux si bleus devinrent alors d'un jaune intense et ses pupilles se contractèrent pour ne former qu'un trait vertical à la manière des serpents. Une lueur rouge émanait de ses dernières. Un petit rictus plein de mépris étira les lèvres de l'Enôrii. Abrahel attrapa le bras d'Arès et força ce dernier à s'agenouiller le temps d'un battement de paupières. L'humain ivre poussa un cri de douleur tandis que le démon tournait son bras dans un angle inquiétant, produisant des craquements sinistres. De son autre main, il tira sa baguette de sa ceinture et la pointa sur le reste du groupe qui effectua un mouvement de recul. Son regard ambré se posa sur le prince d'Argoth. Il prit la parole d'une voix à la fois calme et menaçante.
- Écoute-moi bien, stupide cloporte vaniteuse. La prochaine fois que tu poses la main sur Sylmenas, je t'arrache le cœur à mains nues. Alors maintenant, tu vas gentiment retourner cuver ta bière avec tes catins et nous foutre la paix en bon petit soldat obéissant. Me mettre au défi serait de la pure inconscience.
Il secoua encore le bras d'Arès qui gémit de douleur puis le poussa violemment sur le sol. Il cracha à côté de sa tête puis repartit d'un pas tranquille, non sans un dernier regard en direction des agresseurs qui n'osaient plus bouger et contemplaient la baguette d'un air anxieux. Il revint s'asseoir vers le trio qui manifestement, semblaient bien partis pour vider les tonneaux de bière de la taverne. Calythiel, qui riait à une blague de Thrôran, tira un tabouret pour que sa sœur soit à ses côtés.
- Tu en as mis du temps ! S'exclama-t-elle d'une voix pâteuse. Qu'est-ce que tu...ah Abrahel, comprit-elle en croisant les yeux dorés du démon. Un problème ?
- Non, non, tout est arrangé, sourit la créature. Je laisse la place à ta sœur.
Mais le démon se trompait lourdement. Pendant que Sylmenas reprenait la barre, les argothiens revinrent, plus nombreux cette fois, afin de régler son compte à la sorcière. Arès fulminait, le bras toujours endolori, une main sur la garde de son épée. Il prit Sylmenas par le col de sa toge et la jeta violemment contre terre. Les trois compagnons se levèrent d'un bon et il dégaina, prêt à abattre la benjamine des Ombrelune d'un coup de lame. Calythiel se rua sur Arès et ils chutèrent tous les deux. Eldakhar prit la main de Sylmenas et se plaça devant elle, Tarok et Gröwn à ses côtés, tous crocs dehors et le poil hérissé. Thrôran se rua sur les soldats en poussant des cris féroces et Arès donna un violent coup de poing en pleine mâchoire de Calythiel qui cracha du sang. Sonnée, elle parvint à se redresser en titubant et para la lame du frère du roi de justesse. L'alcool rendait leurs gestes approximatifs. Il asséna de grands coups avec sa claymore en beuglant, la forçant à reculer sous les impacts répétés de l'humain. Les tables et les chaises valsèrent, des clients fuirent hors de la taverne en criant tandis qu'Eldakhar s'était plongé aux côtés de Thrôran et tous deux bataillaient, la rage au ventre, les lames tourbillonnant autour d'eux. Gröwn et Tarok avaient brisé nombre d'os entre leurs puissantes mâchoires mais les hommes d'Argoth préféraient mourir plutôt que battre en retraite.
Calythiel esquissa une roulade et Arès manqua de perdre l'équilibre. L'Enôrii se redressa derechef et dû se raccrocher à une poutre, le vertige approchant à vive allure. Elle propulsa un tabouret sur son adversaire à l'aide de son pied. Il poussa un grognement et se jeta sur elle, elle fit un pas de côté et il s'immobilisa. Sa poitrine était transpercée par l'un des skêlz de la créature et du sang s'en écoula. Il avait du mal à respirer et un frisson lui parcourut le corps. Lentement, il tomba sur ses genoux puis son visage rencontra le parterre de bois. Ses pupilles se figèrent alors qu'il expiait son dernier soupir. Des sons de lames croisés se faisaient entendre à l'autre bout de la pièce. Thrôran et Eldakhar se battaient toujours contre les argothiens et Sylmenas, jetant un regard à Calythiel, accourut vers sa sœur. Celle-ci était semblable à une statue. Elle se mordit la lèvre, ses yeux violets rivés sur le cadavre du frère d'Erès d'Argoth. Sylmenas posa une main sur son épaule. Elle ne réagit pas.
- Caly...
- Ne dis rien, la coupa son aînée.
- Elle l'a assassiné ! Rugit un soldat d'Argoth.
Les trois survivants accoururent autour du corps de leur prince en se lamentant. Calythiel les observa intensément. Après tout, ils n'étaient plus que trois...
Eldakhar et Thrôran se ruèrent auprès des deux sœurs. Calythiel passa sa lame devant la gorge d'un garde et la lui trancha. Les deux autres eurent à peine le temps de comprendre ce qu'il se passait qu'ils subirent le même sort funeste.
- Mais qu'est-ce que tu fais ? S'écria Eldakhar.
- Pas de témoins, murmura-t-elle. Autant leur mettre des bâtons dans les roues et ralentir l'enquête qui aura lieu...
- Et le tavernier ? Le personnel ? Et les clients qui sont partis ?
- Les clients n'ont pas eu le temps de comprendre. Ils seraient incapables de témoigner pour ou contre nous. C'était chaotique.
- Non, tu dis ça parce que tu es encore bourrée. Ils ont forcément vu quelque chose. La milice ne va pas tarder, il faut faire quelque chose, par Annalabyr ! Tonna Thrôran. Et il ne s'agit pas d'un roturier, mais d'un prince, là ! Si Erès découvre ce qu'il s'est passé...
Le Nain porta sa main à son visage et s'assit sur un tabouret à moitié cassé. Ses yeux bleus se fixèrent sur Calythiel, qui arborait toujours le même regard de marbre. Même son teint paraissait plus pâle que d'ordinaire et l'alcool n'y était pour rien. Sylmenas tourna les talons et se dirigea vers le comptoir. Elle surprit le tenancier, plus ou moins caché entre torchons et bouteilles. Elle sortit sa baguette et les yeux d'Abrahel firent surface alors qu'ils canalisaient ensemble assez d'énergie pour envoûter le tavernier. La langue démoniaque et gutturale qu'elle employa résonna comme une mélodie enchanteresse dans l'esprit du pauvre homme. Il cessa de trembler de frayeur et se contenta d'un « oui » lorsque Sylmenas eût fini de lui embrouiller les sens. Elle adressa un signe de tête à ses compagnons.
- C'est bon. Il est de notre côté.
Les autres jetèrent un œil à l'humain qui affichait un air ahuri. Calythiel hocha la tête de droite à gauche, les sourcils froncés. Elle essuya ses skêlz et les rangea dans leur fourreau.
- Ce ne sera pas suffisant, j'en ai peur, Sylmenas, lui annonça-t-elle d'un air grave. Aux yeux du Delenor, nous seront peut-être innocentés puisqu'il n'y a pas d'autres témoins. En revanche, Erès ne s'arrêtera pas à ça. Il va vouloir se venger à tout prix. Et je crains qu'il s'en prenne à vous...
- Et fichtre...voilà la garde ! Maugréa Eldakhar en pointant du menton les hommes qui arrivaient. Nous aurions dû fuir quand il en était encore temps.
Des lances furent pointées sur leur gorge. On les regroupa en cercle. Un garde se chargea de les délester de leurs affaires personnelles pendant que le commandant examinait les corps. Il haussa un sourcil lorsqu'il découvrit ceux qui avaient été à moitié dévorés par le loup géant et par l'ours. Il siffla entre ses dents et retourna vers ses suspects.
- Par les cornes de Seth ! Vous m'expliquez ce qu'il s'est passé, au juste ? Gronda-t-il, menaçant.
Ses moustaches frémissaient de colère. Il passa devant chacun des compagnons, les transperçant de son regard de requin. Un soldat accourut et fit un signe de tête pour montrer le tavernier.
- Il dit qu'ils n'y sont pour rien. Qu'ils se sont seulement défendus. C'est le gérant.
- Défendus ? Répéta le commandant Neros. Avez-vous seulement vu les corps déchiquetés par ces bêtes sauvages ?
Eldakhar se racla la gorge. Le commandant Neros pivota sur ses talons et plissa ses yeux sombres qu'il planta dans ceux du prince Enôrii.
- Quoi ? Aboya l'humain.
- Comme vous semblez ignorer à qui vous vous adressez d'une si fruste façon, entama Eldakhar d'une voix qui se voulait outrée, laissez-moi vous dire, mon bon monsieur...
- Je me fous de savoir qui vous êtes, le coupa sèchement Neros. Vous et vos compagnons à l’œil vitreux irez croupir aux cachots. Mettez-moi ça aux fers !
Thrôran et les Ombrelune tentèrent de résister mais les coups reçus derrière la tête chaque fois qu'ils essayaient de se dégager les dissuadèrent de persister davantage. Les mains liées dans le dos et privés de leurs armes, ils paraissaient aussi nus que des vers. Thrôran poussa un grognement lorsqu'on tenta de le faire rentrer de force dans le carrosse de la garde mais un coup de pied à l'arrière-train le fit plonger dans les jambes de ses compagnons.
- Aïe ! Vous allez entendre de mes nouvelles, par ma barbe ! Leur cria-t-il lorsqu'ils refermèrent la porte. C'est un véritable scandale, vous ne vous en sortirez pas aussi aisément !
Il poussa un autre grognement de douleur en se prenant un coup de fourreau du garde présent à leurs côtés. Un autre homme en uniforme vint le rejoindre et deux coups frappés contre le bois suffirent pour que les pégases attelés se mettent en route puis décollent dans les airs. Calythiel se cramponna aussi fermement que possible à son siège et pria les Dieux dans sa langue natale que cet insupportable voyage prenne fin. Le cœur au bord des lèvres, elle luttait intensément contre cette angoissante situation. Elle se mit à prendre de longues inspirations pour se calmer et manqua de défaillir en jetant un œil par la lucarne. En bas, elle voyait défiler une charrette sur laquelle, enfermés dans des cages, gémissaient Gröwn et Tarok. Les gardiens ricanèrent en la voyant dans cet état.
- Vous en faites pas, vous serez bientôt en sécurité derrière les barreaux, ma p'tite dame ! La railla l'un d'entre eux.
- Une chance pour vous, répliqua-t-elle à mi-voix.
Les voyant se gausser de nouveau, une furieuse envie de leur casser le nez monta en elle. Elle s'abstint toutefois de leur faire le moindre mal. Encore que, au point où ils en étaient, infliger des blessures à des membres de la milice ne ferait guère plus pencher la balance. Elle se mordit violemment la lèvre pour ne pas crier lorsque l'attelage de pégases entama la descente un peu trop brutalement à son goût, et lécha discrètement le sang sur ses lèvres. Les gardes se levèrent.
- Allez, tout le monde descend et pas d'entourloupes.
D'autres miliciens vinrent les cueillir lorsqu'ils émergèrent du carrosse et les firent pénétrer dans un grand bâtiment de pierre et de fer. Ils les forcèrent à avancer et le geôlier ouvrit une cellule où ils durent entrer tous ensemble. L'odeur nauséabonde de la paille sous leurs pieds leur fit frémir les narines de dégoût et un cliquetis indiqua qu'ils ne pouvaient plus s'échapper. Le geôlier donna de petits coups de sa masse contre les barreaux de prisonniers trop bruyants, attirés par les deux femmes Enôrii, tendant leurs bras à travers le fer, le regard allumé. Calythiel leur tourna le dos, s'appuyant contre les barreaux en soupirant. Eldakhar lui prit une main et lui décocha son plus beau sourire.
- Ne t'en fais pas. Père et Mère nous sortiront bientôt de là. Ce n'est qu'une question de temps avant qu'ils soient au courant. Ils sont influents et la sentence en sera amoindrie, je pense.
- Je suis moins optimiste que toi, hélas ! Marmonna Calythiel. C'est Erès qui m'inquiète le plus, pas la justice de Lonared.
- Ah, oui. Je l'avais pratiquement oublié, celui-là, dit-il d'un ton nonchalant.
- Comment peux-tu prendre ça à la légère ? S'étonna sa sœur jumelle. Nous...J'ai tué Arès, vous vous êtes battus contre d'autres argothiens. Ce ne sera pas sans conséquence.
- En effet, approuva Eldakhar. Mais il est inutile de te faire du mauvais sang maintenant. Lorsque la sentence sera tombée, là tu pourras. Pour l'heure, essaye de te calmer et de récupérer, ma sœur.
- Tu as sans doute raison, j'imagine, soupira-t-elle.
Elle tourna la tête pour voir Thrôran entrain de donner un coup de poing à un prisonnier à travers les barres rouillées. Celui-ci jura, la main sur son nez ensanglanté et le Nain poussa un ricanement victorieux. La cohabitation semblait mal partie.