La suite
Retour au sommaireDe l'autre côté, le voyageur déboucha sur une grande cour encadrée sur trois côtés par une façade où s'alignaient les commerces les plus divers. L’extrémité de l’ensemble s'ouvrait sur une zone boisée dans lequel s’enfonçaient quelques sentiers de terre.
L’heure n’empêchait pas quelques boutiquiers de continuer à s’égosiller sur la fraîcheur de leurs produits ou la qualité de leur travail. Devant son échoppe, un cordonnier refixait les lanières de cuir des sandales d’un client tout en échangeant quelques mots. Depuis une lucarne, la tête d’une fillette apparue pour interpeler son père en contrebas. Le cordonnier fit un signe de la main sans lâcher des yeux son travail.
Accoudés à un comptoir de bois, plusieurs individus échangeaient nouvelles et conseils tout en sirotant vin, bière ou cidre. Certains, le visage plus rouge et les yeux plus vagues, devaient pratiquer la philosophie de taverne depuis de longues heures.
Un peu partout dans la cour, des enfants, probablement ceux des artisans, jouaient dans la poussière. Les garçons couraient en échangeant parfois quelques coups sous le regard condescendant de plusieurs fillettes occupées avec leurs poupées.
Cette agitation frénétique résonnait en écho aux pensées vagabondes du voyageur : les images, les sons et les odeurs d’une période heureuse. S’arrachant à ses souvenirs, il fendit les groupes et longea le corps de bâtiment.
Sur la façade gauche, il repéra rapidement l'enseigne qu’on lui avait indiquée. En-dessous, trois petites marches permettaient d'accéder à une échoppe d'où résonnaient les coups du burin contre la pierre.
La pièce où l'inconnu pénétra était moyennement haute de plafond. Deux petites ouvertures circulaires permettaient d'éclairer l'intérieur d'une lumière diffuse. Dans l’air planait la poussière inhérente à l’activité d’un atelier de taille et de sculpture.
Le long des murs s'alignaient une centaine de personnages ou d’animaux en pierre qui attendaient selon toute vraisemblance d'être livrées ou vendues.
Entre les rangées de sculptures, un ouvrier était obnubilé par inspection de certaines pièces entreposées.
−Excusez-moi, l'ami. Je viens prendre livraison d’une commande pour mon Maître.
−Bien entendu. De quoi s'agit-il ?
−Une représentation en basalte des trois Ondines.
−Tu dois faire erreur, mon gars, répliqua l'ouvrier en fronçant les sourcils. Aucune sculpture n'est faite dans un tel matériau.
−La commande est pour le Iarl Ulfrid Eriksson de Hlogaard. Faites-en part à Maitre Johans, il s’est chargé de l’affaire.
L'ouvrier fit la moue, jaugeant du regard son vis-à-vis, avant de s'éloigner par un passage latéral au fond de l'entrepôt.
Seul au milieu des êtres de pierre, le voyageur retourna près de l’entrée afin de se soustraire à l’air poussiéreux.
Doucement, les premiers signes d’obscurité envahissaient la cour. Un peu partout, on commençait à allumer des flambeaux qui projetaient des ombres dansantes sur les murs.
Dans le ciel, le disque pâle de la Lune se devinait annonçant l’engloutissement prochain des ruelles de la cité dans la nuit.
Les yeux du voyageur s’attardaient sur les visages et les attitudes des individus déambulant dans la fraicheur de la soirée. Il était probable que sa venue ait déjà été éventée. Il était même possible qu’un Fureteur l’ait déjà repéré.
Une petite fille passa en lui décochant un large sourire. Quelque chose brillait dans son regard. Une lueur vaguement jaunâtre se reflétait autour de sa pupille fendue verticalement. Un clignement d’œil et les iris avaient retrouvé une teinte verte. La gamine continuait de sourire, et pourtant une sensation de froideur se dégageait de toute sa personne.
Un peu plus loin, un homme était adossé au comptoir du débit de boisson. Il sirotait nonchalamment sa boisson en laissant vaquer son regard entre ses paupières étrécies. Dans le mouvement, son regard rencontra celui du voyageur et le fixa. Lentement, un implacable vertige s’empara de ce dernier lui nouant le ventre. Les trois petites marches prenaient l’aspect d’un escalier à flanc de montagne. Une sensation glacée s’enroulait, telle un serpent, autour de sa moelle.
Détournant son attention vers l’intérieur de l’entrepôt, l’inconnu remarqua soudain la longue rangée d'objets accrochés sur le mur à gauche de la porte. Au milieu de la collection hétéroclite, le regard du jeune homme se posa sur une étrange masse à manche court de forme archaïque. Le genre d’objet capable de foudroyer l’existence d’un homme avec autant de promptitude que les feux du ciel.
−Magnifique et intriguant à la fois, n’est-ce pas ?
La voix avait résonné dans la pièce comme dans une caverne. Un homme venait de pénétrer dans l’entrepôt. A première vue, il devait avoir une quarantaine d’années. Ses vêtements étaient assez élaborés pour indiquer une personne socialement élevée sans pour autant détonner dans l’atelier d'un Maître sculpteur. Somme toute, un bourgeois propriétaire d'un commerce et venu inspecter les comptes avec le contremaître.
−On m'a dit que vous aviez une commande très particulière pour votre maître, demanda l’homme.
−Une composition en basalte pour le Iarl de Hlogaard à destination du Grand Temple d’Odin.
−En effet, votre maître projetait de se rendre dans les Terres Sauvages, n’est-ce-pas ?
−En réponse à l’appel du Conseil des Quinze contre les tribus nomades, acquiesça le voyageur. Par une offrande, il espère attirer l’attention de l’ombrageux père des Dieux… Et réserver son siège au Valhöll si besoin était.
−À moins qu'il ne soit choisi par Freyja...
−Je doute qu’il songe même à cette possibilité...
Le bourgeois jaugea son interlocuteur d'un air suspicieux, les yeux plissés. Il le détaillait comme s’il tentait de distinguer ses pensées.
−Je présume que vous êtes envoyé par le Cercle Sombre, déclara t’il enfin. Montrez-moi votre marque !
−Je vous demande pardon ?
−Vu la nature de notre rencontre, vous conviendrez que certaines précautions s’imposent.
Le voyageur dévisagea un instant son interlocuteur avant de lâcher un soupir. Il releva sa manche gauche jusqu’au-dessus de son coude afin de révéler un étrange tatouage aux formes arrondies et entrelacées.
−Rassuré ? demanda-t-il hargneusement.
−Je m'en contenterai. Quel est votre nom ?
−Assassin…
−Je m'attendais à quelque chose d'un peu moins prosaïque, fit remarquer le bourgeois.
−Seuls mes frères usent de mon nom… Et jamais aussi près du Latium. Comme vous le disiez :
vu la nature de notre échanges, certaines précautions s'imposent.
−A votre guise… Que savez-vous de notre affaire ?
−Pas grand-chose, je l'admets. Vous avez quelques relations conflictuelles d’après ce que j’ai compris.
−Si on veut, répondit le bourgeois. Mais, préservons-nous des oreilles indiscrètes, et il y en a beaucoup dans les murs de notre cité.
Et dans ton cas, certaines dont tu ne soupçonnes même pas l’existence, songea l’assassin.
Son commanditaire l'invita du regard à le suivre hors de la pièce. S'apprêtant à tourner les talons, l'assassin ne put s'empêcher de jeter un dernier coup d’œil à l'étrange arme fixée au mur.
−Le propriétaire affirme qu'il s'agit d'une antique relique, précisa son interlocuteur. Une arme ancienne forgée, selon le mythe, par les Nains et qui pouvait faire rugir le ciel.
−Fascinant… Si on accorde le moindre crédit aux légendes anciennes.
−N’est-ce pas votre cas ?
−Le Schisme m’a désintéressé de ces questions-là, répliqua l’assassin. A présent, je ne vénère qu’une seule chose, ajouta-t-il en se frottant le pouce et l’index.
−Je vois...
Les deux hommes empruntèrent un long escalier en bois qui les conduisit dans un petit bureau avec vue sur l'entrepôt.
−Un remontant ?
−Sans façon, Ser. Dites, je m'étonne, si ce lieu ne vous appartient pas, n'est-ce pas un peu dangereux de s'y rencontrer ?
−Pas vraiment. Disons que le propriétaire avait bêtement contracté une forte dette envers un de mes amis. Je lui ai promis d’effacer son dû en échange de la location ponctuelle de son établissement.
−À titre gracieux, je suppose ?
−Que voulez-vous, répliqua le bourgeois en contemplant le fond de son verre, la perspective de rempierrer des routes lui a vraisemblablement déplu.
−Je vois. Cependant, le petit bosquet à côté aurait limité le nombre de témoins de notre rencontre, non ?
−Malgré les apparences, on ne peut être sûr d’y être parfaitement seul après la tombée de la nuit. Les rencontres qui s’y déroulent sont de nature… Légères.
−Dommage, regretta l'assassin, car sinon seuls les corbeaux auraient pu surprendre notre échange.
−Quelle que soit votre opinion, je pense qu'il est grand temps de passer à l’affaire qui nous concerne.
En effet, mon vieux, plus que temps…−Vos Grands-Maîtres vous ont succinctement résumé la situation. Les relations conflictuelles que vous évoquiez nous opposent, moi et certains de mes amis, à un groupe de notables de la ville.
−Des concurrents politiques gênants ?
−Si seulement. Il y a plusieurs mois, un cercle de réflexion s’est formé afin de débattre de sujets aussi variés que d’opportunités économiques, des projets de réglementations présentés au gouverneur ou encore d’un jugement rendu.
−En somme, rien de bien extraordinaire pour ce genre d’assemblée, commenta l'assassin.
−Effectivement, et l’avis général était écouté d’autant que plusieurs figures influentes de la cité participaient régulièrement aux débats. Le ton était parfois critique envers le Conseil Urbain, mais sans outrance. Et puis, brusquement, tout a radicalement changé.
−Mais encore ? demanda l’assassin.
−Un individu du nom d’Eliwys est apparu en ville. D’après ses dires, il descendait d’une famille influente de la côté est du royaume, mais personne n’avait entendu parler de son nom auparavant. Il semblait juste surgir de nulle part.
−Ce gars s’est vraisemblablement forgé un passé. Et alors, la belle affaire !
−J’aurais réagi de la même manière si, à force de conseils et de placements, il ne s’était de plus en plus immiscer dans les affaires commerciales et économiques de la cité. Son influence a lentement grossie jusqu’à peser très lourdement dans plusieurs secteurs clés. Enfin, il a réussi à intégrer le cercle de réflexion dont je vous parlais.
−Voilà un adversaire plus que redoutable.
−Et ce n’est pas peu dire. Son aura était telle qu’il a même réussi à en prendre le contrôle. Une chape de mystère s'est soudainement abattue sur les rencontres qui sont organisées. Mais le plus inquiétant reste le fanatisme quasi aveugle qu'il a réussi à générer.
Ainsi donc, nos craintes étaient fondées.−Dites-moi concrètement quelles sont vos craintes.
−Sous son impulsion, plusieurs membres connus du groupe se sont positionnés à des fonctions clés dans l'administration, le conseil urbain et d'autres instances de la cité. En manœuvrant bien, et en temps voulu, ils peuvent en prendre le contrôle total.
J'imagine que cette perspective te parait inquiétante, mais crois-moi, sous peu cela pourrait t’apparaitre comme un bien moindre mal...−Et que fait votre gouverneur ?
−C'est un vieillard au crépuscule de sa vie. Lorsqu'il mourra, la règle veut que le chef du conseil urbain assure ses fonctions en attendant que le roi désigne un nouveau gouverneur.
−Ce qui placera quelqu’un capable de régler votre problème, non ?
−En théorie. Sauf qu’il est d’usage de désigner une personne influente de la cité afin d’en assurer la stabilité.
−Je vois… Donc, vous souhaitez que je m’occupe de cet Eliwys avant qu’il ne puisse agir.
−Pas exactement. Si vous l'éliminiez, les dieux seuls savent comment réagiront ses partisans. Nous voulons en fait que vous soutiriez des informations.
−Un psychomancien vous serait plus utile qu’un assassin dans ce cas, non ?
−Disons que quelqu’un à l’aise avec une arme nous paraît plus approprié, renchérit le bourgeois. Pour délier les langues entre autres. Nous comprenons-nous ?
−Mouais, on ne peut mieux... Besoin de certaines informations en particulier ?
−Tout ce que vous pourrez tirer de votre victime, dit le bourgeois. Nous savons qu'ils se réunissent ce soir quelque part dans l'Allée de Ratatosk, non loin de la Sulfureuse. Cherchez la rune de Mímir : c’est leur signe de reconnaissance.
−Un souhait concernant l'informateur ?
−Les morts ne racontent pas ce qui leur est arrivé.
−Compris, acquiesça l'assassin. Et pour la suite ?
−L'auberge du Taureau Blanc sur la Sulfureuse. Un des nôtres vous y attendra… Avec votre rétribution.
−Comment le reconnaitrai-je ?
−C’est lui qui viendra à vous… Cette tâche est d'une grande importance pour nous. Réussissez et notre gratitude vous sera acquise.
−Pour ce que j’en ai à foutre. Que votre gars ait mon argent et on sera en règle. Maintenant, s’il n’y a rien d’autre à ajouter, j'ai quelques préparations à effectuer avant qu'on ne distingue plus rien.
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