Invité Invité
| Sujet: Malignum Dim 13 Aoû 2017 - 22:41 | |
| Bonjour à tous, Voici un début d'histoire écrite dans un train il y a looongtemps. Je ne l'ai pas poursuivie malheureusement, ni retravaillée, c'était l'époque où j'écrivais 2 pages d'un projet avant de passer à un autre ! Pour info, cette histoire m'a été inspirée par mon prof de compta pendant mes études (le meilleur ami du héros sera un comptable et lui ressemblera trait pour trait, donc dédicace à vous cher prof qui m'avez collé le seul 3/20 de toute ma vie). Voilà ! Lien espace commentaires- Spoiler:
Gris. Partout du gris et encore du gris. Gris souris, gris mistigri, gris bureaucratie.
Perché au trente-sixième étage de la plus sinistre tour de la ville, Aldegrin méditait sur les nuances de gris. Cette couleur l’avait toujours accompagné, et ici encore, à son travail, elle l’encerclait. Tout était gris : la tapisserie, le tapis, la papeterie, la lampe… Non, pas la lampe. Il n’en avait pas. Juste un néon faiblard qu’il fallait tapoter les jours d’orage pour qu’il daigne fonctionner. A cette pensée, Aldegrin poussa un soupir maussade.
Lui aussi était gris.
Ni grand, ni petit. Fin, mais flasque ; il n’était que lui-même, informe. Ses épaules auraient pu carrer sa silhouette, mais il était bossu et courbait l’échine devant le temps qui passe. De grandes mains et de grands pieds lui donnaient une allure comique, le genre dont on se moquait grassement. Habitué à ces railleries, Aldegrin avait appris à se replier encore un peu plus sur son ventre, et à avancer les bras aigus comme des serres d’oiseaux. Avec son costume – gris –, il passait presque inaperçu dans les bureaux ; il était le « type bizarre » qui rédigeait les contrats et qui travaillait à côté de la photocopieuse, celui à qui personne ne parlait car rien qu’à voir, il donnait envie de se jeter du toit de l’immeuble.
Se sachant ennuyeux, et ne recherchant après tout pas la compagnie de ses semblables, Aldegrin vivait dans son monde gris. Cela faisait trente ans qu’il travaillait pour Malignum, la célébrissime agence de services pour « gens très fortunés avec de mauvaises intentions », comme l’avait appelé un petit journal avant de disparaître brusquement en une nuit. Juriste, il était responsable des contrats de la firme, car on peut être malveillant, et vouloir le faire dans les règles. Aldegrin rédigeait tous les pactes, du politique véreux qui veut démolir une école pour construire une usine, à l’homme d’affaires qui veut anéantir sa concurrence sans que son nom apparaisse, jusqu’à l'épouse jalouse qui veut faire disparaître l’amante de son époux, et pourquoi pas, le mari avec. Faux votes, intimidations, violence… l’agence Malignum se targuait d’être la plus réputée dans le domaine du crime organisé ayant pignon sur rue.
Aldegrin ne savait pas s’il aimait ou non son travail ; on lui avait juste dit qu’il lui fallait en trouver un, et qu’il était aussi ennuyeux que les codes de lois. Depuis, il passait ses journées à plonger son long nez crochu dans des livres poussiéreux, à coller ses lunettes de taupe aux registres de clients, et à grincer des dents lorsqu’il était en pleine réflexion. Puis, il grattait, grattait sur du parchemin les termes de chaque accord, car, quitte à pactiser avec le mal, autant le faire avec style. Sa plume de paon à l’encre verte avait rédigé les pires – et donc les meilleurs – marchés de l’entreprise. Il avait ainsi grimpé les échelons jusqu’au jour où on lui annonça qu’il avait le droit à son propre bureau. Pour la première fois, Aldegrin avait ressenti un frisson au cœur. Pas de la joie, ni de l’entrain bien entendu, mais il se souvint d’avoir eu un peu plus chaud que d’habitude pendant quelques secondes. Chaleur vite dissipée lorsqu’on lui avait indiqué le placard à côté du stock de fournitures du trente-sixième étage, celui où le soleil n’entrait jamais. Il n’y avait pas beaucoup de place, un bureau occupait déjà tout l’espace. Sans bouger, Aldegrin fit vite le tour du mobilier : un pot en plastique dans l’attente d’une plante, une étagère, un néon. L’employé qui l’avait accompagné ne s’attarda pas, et la porte claqua derrière lui, laissant le juriste seul.
Les téléphones de ses collègues s’entendaient à travers les murs, sa voisine du dessus avait la fâcheuse habitude de faire les cent pas avec ses talons, les baies vitrées n’arrivaient pas à dissimuler la ville malade qui se réfugiait derrière le verre… Mais, c’était son nouveau chez lui, et Aldegrin appréciait cela. Il n’avait plus à travailler entouré de ses collègues qui le méprisaient sans s’en cacher, n’avait plus à écouter leurs conversations futiles, ni à partager son Code Typographique pour la Rédaction de Pactes Diaboliques, édition réactualisée chaque année et dont il rendait grâce au sérieux et à la précision.
Il s’était donc installé dans ses nouveaux quartiers. Le pot en plastique avait accueilli une plante qui avait vite succombé à la morosité ambiante, un gramophone toussait de vieilles notes sans jamais faiblir ; il avait constitué sa propre bibliothèque, et avait apprivoisé le néon. Le matin, il arrivait un peu avant ses collègues pour éviter de les croiser. Le soir, il repartait un peu après. Sa vie lui convenait, il s’était habitué à ce gris qui le suivait depuis toujours, et le trouvait même chaleureux. Ce matin était donc un matin comme les autres. Aldegrin était arrivé à 7 heures 45 de son pas traînant, avait passé la sécurité sans problème, avait grimpé dans l’ascenseur, avait appuyé sur le bouton « 36 : Service Juridique » et était allé s’asseoir sur sa chaise face à son ordinateur. C’était là sa version.
Grincheux, il n’avait en réalité pas salué l’agent à l’entrée du bâtiment, et s’était acharné contre le bouton de l’ascenseur pour que celui-ci se referme avant d’être obligé de partager la cabine. Des poches sous les yeux et la peau terne, il grimaça lorsque son écran lui renvoya son image. Il s’était presque fait peur à lui-même. Il se jura de faire attention à ne plus se coller de telles frayeurs de bon matin.
Pour le taquiner, son ordinateur lui signala qu’il avait besoin de faire une mise à jour, et qu’il avait trois mille six cent douze fichiers à télécharger. Peu porté sur l’humour, Aldegrin décida qu’il était grand temps de prendre son café. Il attrapa sa mallette et sortit son thermos de bouillasse caféinée. L’objet lui parut bien léger en main. Intrigué, il décapsula le bouchon en plastique. Ô joie, il avait oublié de remplir le récipient avant de partir de chez lui.
Deux cent trente-quatre fichiers mis à jour plus tard, Aldegrin ne savait toujours pas quoi faire. Endurer toute une matinée sans breuvage marron magique, ou sortir de son bureau pour aller dans la cuisine de l’étage. Il jeta un coup d’œil à sa montre : 7 heures 56. S’il se fiait aux habitudes de ses collègues, il avait encore quatre minutes pour courir jusqu’à la cafetière, remplir son thermos, et revenir à son bureau comme si de rien n’était. Il opta pour cette solution.
Il entrouvrit la porte, juste assez pour s’assurer qu’il n’y avait encore personne dans l’étage. Pas un bruit de ne se faisait entendre, il était bien seul. Il sortit de son bureau et contourna les open-space d’un pas vif, les yeux focalisés sur son objectif. Son regard passa sur une pendule accrochée près de l’ascenseur, et il lut avec horreur qu’il était en réalité 7 heures 58. Il courait maintenant, son thermos à la main, ses grands pieds le gênant plus qu’autre chose, jusqu’à ce qu’il s’engouffre dans la cuisine de l’étage. Le juriste n’avait jamais fait attention à la distance qui le séparait de la salle commune, et ce n’est que maintenant qu’il réalisait qu’il avait le bureau le plus éloigné de celle-ci. Il repéra vite la cafetière et s’en empara. Elle était pleine, le café était brûlant ; il adressa un remerciement silencieux au dieu des grains à moudre. Mais alors qu’il remplissait son thermos, il fut brutalement interrompu par un cri strident.
|
|