Depuis que je me suis réveillée, je n’arrive pas à sortir de ma torpeur. Le poison qui a envahi ma poitrine se diffuse lentement mais avec la même impitoyable efficacité que la mer qui creuse les falaises seconde après seconde. Peu à peu, il façonne mon cœur y laissant des trous béants. L’amertume qui s’en échappe, comme un acide, accélère le processus. Dans la tête, j’ai l’impression d’avoir un essaim d’insectes envahissants qui ne lâchent leur hôte qu’une fois qu’ils en ont extrait toute la sève. C’est douloureux et pourtant je le supporte comme une vache chasse une mouche, résignée. Elle sait que l’animal reviendra mais qu’importe, quel choix a-t-elle ? Mon corps endolori m’échappe parfois et il est alors secoué de spasmes incontrôlables. C’est ce qui me rebute le plus. Cette perte de contrôle que mon geôlier peut voir et s’en repaître selon son bon vouloir. Quoi de plus humiliant, de plus dégradant que ses yeux rieurs braqués sur mes plaies pourrissantes. Pourtant une étincelle brille encore au plus profond de moi. Sera-t-elle suffisante pour embraser ma volonté et engendrer ma guérison ? Elle me réchauffe encore et, avec peine, je l’alimente d’espoir. Quand l’espoir m’abandonnera alors tout sera perdu. Je m’éteindrais dans une mer d’encre et mon âme se dissolvera pour ne faire plus qu’un avec le ciel étoilé.
Dehors j’entends des voix. Leurs bruits sourds sont comme des flèches qui me transpercent. Ainsi il y a encore de la vie de l’autre côté. Comment ais-je pu être sotte au point de penser que tout serait mis en sourdine à l’image de mon existence ? La faim qui me tenaille n’est rien en comparaison de mon mal être. Tout tourne autour de moi. Le faible répit que m’apporte le sommeil est envahit de démons et de sang. Je lutte contre mes yeux qui se ferment pour ne pas les revoir planer autour de moi comme des vautours qui attendent leur festin. Le bruit de la serrure me fait sursauter. Il est revenu contempler sa proie. Il hoche la tête, satisfait de son œuvre. Il transperce une autre de mes articulations et je serre les dents pour ne pas hurler. Malgré tout une sorte de jappement sort de ma gorge desséchée. J’ai perdu le peu de dignité qui me restait. Du bout des doigts, il effleure mes cheveux dans un semblant de caresse. Son contact me révulse. On se connaît bien lui et moi, trop bien.
Comme une chienne abandonnée sur le trottoir, je me replie sur moi-même dans l’espoir de calmer les assauts de la douleur. Peut-être que si je me fais toute petite il m’oubliera. Je respire à fond pour éviter que la bile ne vienne une fois encore me ronger la gorge. Que ne suis-je pas morte quand nous nous sommes croisés la première fois ? Je revois ce moment avec une étrange lucidité. Je n’ai jamais cru qu’il deviendrait mon compagnon le plus fidèle. Si j’en avais la force, je sourirai à cette pensée. Mon Dieu, comment puis-je le désigner comme un compagnon ? Peut-être m’est-il apparu ainsi le jour où je me suis aperçue qu’il vivait dans mon ombre, sournois et immortel. Toute sa cruauté réside dans l’art qu’il a de me rendre la liberté au moment où je m’y attends le moins. Juste avant que je renonce à aller plus loin. A survivre. Cette préposition innocente si petite soit-elle constitue l’abscisse entre la vie et la non vie. J’ai beau me débattre comme une diablesse contre ses filets, il est toujours là. La douleur est-elle préférable à la mort ? C’est une question à laquelle je ne serai jamais en mesure de répondre. Les diptères se sont éveillés. Je réduit ma conscience à son niveau le plus bas. Chut, chut, ne pleure pas petite sœur. Il s’abreuvera de tes larmes.
Mes muscles tétanisés refusent de lâcher prise. Ils se moquent de ma volonté de détente. J’essaye de me détacher de mon enveloppe, en vain. Certains disent que nous sommes bien plus que cette somme de cellules qui nous définis mais peut-on les croire ? Qui se rappellera de moi quand je ne serais plus ? Le bruit de ses pas se rapprochent. Il s’attarde derrière ma porte à l’écoute de ma respiration. Il suffit que je veuille rester calme pour que mon cœur s’emballe et mes mains transpirent. J’en vient presque à attendre sa visite pour avoir une étincelle de vie en moi, un sursaut de volonté de me battre. Sa main se pose sur la poignée sans plus de bruit qu’une araignée se déplaçant sur sa toile. Il renonce à entrer mais sa présence, si près et si distante me chavire les sens.
Alors qu’elle refusait de s’allonger il y a encore quelques instants, ma jambe me trahit cognant le mur. Comme un vent violent qui s’engouffre par une fenêtre, il pénètre dans mon semblant d’intimité déchaînant sa colère sur mon corps amaigrit par ses assauts répétés. Je crois que c’est dans ces moments là que je me déteste le plus.