Chapitre 1 : Shurapan
Part 1Shurapan, Royaume d’Haldeyrin, en l’an 543 après la guerre des dieux.
Le rugissement persistant du déferlement des rouleaux sur les galets parvenait jusqu’à Shaheen. Les lamentations du vent marin, doux et humide en ce début d’été, venaient mourir en gémissant contre les digues, comme une plainte adressée aux dieux. Les cris éraillés des goélands qui survolaient la côte rocheuse à l’affût d'une proie alléchante, n’affectaient en rien sa contemplation de l’horizon.
Il percevait à peine le braillement des matelots, affalant la voile pourpre de la caraque qui rentrait au port, à quelques toises derrière lui. L’après-midi tirait sur sa fin et le soleil avait bien entamé sa descente et se rapprochait inexorablement de la surface brillante de l’océan tourmenté.
— Shaheen !
Le jeune garçon tourna la tête et sourit. De l’autre côté du parapet, Mehran, vêtu d'une modeste tunique bleue courte serrée par une ceinture brodée, d’un pantalon ample de lin et de hautes bottes sommairement lacées, l'observait avec un regard amusé. De constitution solide, on aurait pu lui donner la cinquantaine. Sa peau paraissait étrangement pâle pour un début d'été et ses cheveux, sans être blonds, étaient trop clairs pour quelqu'un du sud.
— Oui, père ?
— Encore en train de rêver mon fils.
Shaheen sourit.
— J’observe la tempête au loin.
— Si tu restes encore là, tu risques d’être aux premières loges, et je ne pense pas que tu la trouveras aussi agréable à regarder.
Shaheen passa une main dans ses cheveux, en un geste qu'il avait l’habitude de faire lorsqu’il se sentait embarrassé, il se leva et escalada les marches pour le rejoindre.
— Père, crois-tu qu’il existe des terres de l’autre côté de la mer ?
— Je ne pourrais le dire. Je sais que des marins pensent que l’océan n’a pas de fin, d’autres qu’un abîme sans fond entraîne tous les malheureux qui s’en approchent, concéda-t-il en ouvrant les bras d’un air navré, mais tout cela ne sont que des croyances. Pour ce qui est d'une terre, nombreux sont ceux qui en ont cherché une. Personne n'en a jamais trouvé, et c'est surement mieux ainsi.
— Un jour, je voyagerai et je découvrirai ce qu’il y a là-bas, déclara Shaheen avec innocence en montrant l'horizon.
— Et ce jour-là, ta mère sera folle d’inquiétude.
— Maman, marmonna-t-il en hochant la tête en signe d’acquiescement. Tu crois qu’elle pourrait m’accompagner ?
Son père éclata de rire.
— Elle sera sûrement contente d’être auprès de toi, mais je ne pense pas qu’elle serait rassurée d’aller se perdre au milieu de l’océan.
Shaheen releva les yeux, le contempla avec un sourire malicieux, renonçant visiblement à poursuivre sur ce terrain, il soupira.
— Tu as raison. Elle sera plus en sécurité à la maison.
— Et nous aussi. Rentrons avant que les vents se déchaînent sur la côte.
Part 2Au sommet des vergues de la caraque, la vigie appelait à la manœuvre tandis que les marins, en tous sens sur le pont, s’agitaient fiévreusement en vue de l'amarrage. Sur les quais s’entassaient pêle-mêle greniers et entrepôts, boutiques et coqueries, auberges et tavernes, ainsi que des bordels. Sur les docks à proximité, plusieurs tartanes marchandes dégorgeaient leurs cargaisons originaires des royaumes d’Ittel et de Fen. Le port grouillait de bateaux, caboteurs, hauturiers, coureurs de rivière, allaient et venaient sans cesse.
Cette frénésie générale n’empêcha pas Shaheen de repérer, amarré non loin, un kogge ventripotent d’Hasfar au gaillard couvert de dorures, aux voiles amarante de forme triangulaire et aux oriflammes azur émaillées d’un dauphin blanc. Il avait toujours été attiré par ces grands navires qui pouvaient affronter les déferlantes causées par les vents chauds de l’été. Son père lui avait expliqué que leur secret venait du gouvernail, qui fixé par des charnières au milieu du pont arrière au lieu des longues et pesantes rames latérales, facilitait les manœuvres et les voyages en haute mer.
De la côte, Shaheen apercevait les murs du palais du gouverneur. Celui-ci surplombait le port, perché sur la rive gauche de l’estuaire de l’Obiac, et abritait en son centre la tour ovale, silhouette gigantesque qui s’élevait au-dessus d’un océan de toits et servait de repère aux marins et commerçants. Ce prodigieux édifice dominait de sa splendeur les cinq quartiers de Shurapan.
— Il se fait tard, nous devrions éviter la vieille passerelle qui doit être bondée en ce moment et emprunter plutôt l’arche dorée, déclara Mehran à son fils.
Shaheen acquiesça, sachant pertinemment que cela n’était pas la véritable raison de ce changement de parcours. Conseiller aimé et respecté, Mehran était parvenu au poste d'architecte favori du gouverneur de Shurapan. Il avait dirigé la construction de bâtiments publics, notamment l'agrandissement du port maritime, poumon commercial de Shurapan, et de l'arche dorée, ce dont Shaheen se targuait avec fierté. C'était le pont de son père et rien ne pouvait lui faire penser le contraire.
Le roi avait ordonné son édification afin de créer un nouvel axe traversant le fleuve Obiac. Il le souhaitait avec un large plateau pouvant supporter de lourdes charges.
Les ingénieurs de la ville avaient travaillé sur ce projet, mais personne n’avait trouvé une solution pour résoudre les difficultés liées aux contraintes imposées. La structure trop dense ne pouvait être suffisamment élevée pour laisser passer les coureurs de rivière descendant l'Obiac.
Son père avait déjoué cet écueil en suggérant un nouveau procédé de construction. Au lieu de proposer un seul pont plein cintre reposant sur des piles épaisses, il avait recommandé d'en créer trois dont les accolements seraient consolidées par des fondations plus empâtées et profondes. Pour cela il avait soumis l’idée de former deux iles artificielles sur lesquelles s'appuyaient les jonctions des arches. Ce procédé permettait de dresser un axe bien plus long que les constructions classiques, tout en augmentant sa largeur et sa stabilité.
Le roi, époustouflé par cette idée audacieuse, avait autorisé le lancement du projet. Durant les dix années des travaux, Shaheen avait appris les bases du métier. Il avait accompagné et aidé son père dans la conception et la réalisation de ce gigantesque chantier. Il avait même suggéré de décorer les arches de statues recouvertes de feuilles de cuivre dorées, donnant ainsi le nom de l’arche dorée. L’été précédent, lors de l’inauguration officielle, le roi avait promu l'architecte responsable de cette superbe réalisation au rang de favori, ce qui avait déclenché de la jalousie de la part de la concurrence et d'autres personnalités proches de la cour. Shaheen considérait l'arche dorée comme la preuve du génie de son père et rien ne pouvait l'en dissuader.
Part 3Shaheen jeta un dernier coup d’œil sur le port avant de pénétrer dans les ruelles du quartier de l'Anguillière, dont le nom s’inspirait probablement de l’histoire de la cité. Les premiers habitants, deux mille ans plus tôt, vivaient exclusivement de la pêche à l’anguille, d’après les dires de sa mère native de cet endroit. Sur l’autre rive du fleuve, la Flottaise, le plus vaste des secteurs, étiré jusqu’à la mer. Il recueillait le chantier naval, l’arsenal et les maisons ouvrières où logeaient les marins et une majorité des pêcheurs. Toutes les façades des habitations étaient orientées vers l’estuaire.
À l’est, le faubourg des artisans, appelé Sestil, rassemblait les corps de métier représentés par les sept guildes d'Ethynie, dont celle des charpentiers qui pesait fortement sur le poids économique de la région. Les boutiques et ateliers occupaient les rez-de-chaussée, alors que les étages étaient réservés aux familles. À l’extrémité de ce secteur se trouvait la vieille Tour du guet. C’était d’ailleurs du haut de cette tour que Shaheen venait souvent admirer une des plus belles vues de Shurapan.
Au nord, Le Nuphar, ainsi nommé à cause des anciens marais qui y pullulaient et où poussait le nénuphar jaune. De construction plus récente, celui-ci regroupait les classes populaires et les nouveaux arrivants provenant des zones rurales avoisinantes.
Au centre de la ville, les maisons plus fastes et entourées de verdures encerclaient le palais du gouverneur, formant le quartier Alto. Légèrement en hauteur, était abrité des crues hivernales et permettait aux terrasses de s’étendre, offrant aux passants des espaces parfumés et colorés.
La demeure de Shaheen se situait dans cet endroit, où les chaises et les tables restaient dehors toute l’année. Les habitants prenaient alors les repas, jouaient aux cartes et aux dés, toutes familles confondues, car tout le monde dans la rue se connaissait.
Malgré la brise régulière qui soufflait de l’océan sur la ville de Shurapan, la chaleur qui régnait dans les allées et artères était étouffante. L’été s’annonçait particulièrement chaud cette année et le passage au large de la tempête n’apportait pas la fraîcheur tant souhaitée.
En chemin, Shaheen s’était arrangé pour traverser le pont juste au moment ou une tartane Fennoise s'engageait dessous. Ils purent apercevoir, de leur point d’observation, les cales du navire remplies d’amphores posées sur des râteliers. Les trois arches, d’un style audacieux, d’une ouverture si vaste, permettaient aux grands vaisseaux de naviguer de chaque côté de l’estuaire.
Du parapet, lorsqu’on regardait vers la mer, on distinguait très nettement une portion des quais encombrés de bateaux, de barques et de magasins, entre le phare de l’aiguille et le toit incliné du temple de la déesse Shaynal.
Ils atteignirent leur domicile en peu de temps. La famille de Shaheen habitait dans une résidence agréable à deux étages en pierre blanche, à quelques pas des vergers du palais du gouverneur. Dans la cour intérieure, sa mère avait aménagé un joli jardin émaillé d'arbustes et de fleurs, où il sentait bon.
Part 4Jila, la mère de Shaheen, les attendait à l’entrée de la maison. Elle portait une tunique pourpre richement ornée et tombante jusqu'au pied. Un voile clair pendait dans le dos et ombrait sa chevelure brune décorée de quelques broches argentées. Son doux visage, ses yeux verts-émeraude ne pouvaient cacher son expression inquiète et contrite. Elle s’approcha d’eux, l’air soulagé de les voir.
— Shaheen, va jouer avec Ehsan. Je dois parler avec ton père.
— Oui maman, répondit-il avec joie.
Il l’embrassa rapidement et courut rejoindre son frère sur la terrasse.
— Que se passe-t-il ? demanda Mahran, surpris par la réaction de Jila.
— Oh Mehran ! Le ministre Esfandhiar est là.
— Le ministre Esfandhiar ? répéta-t-il interloqué.
Mahran parut n’avoir pas entendu. De son petit air distrait, il examinait le noircissement du ciel au loin. Mais Jila savait que mieux valait ne pas l’interrompre quand il regardait de cette façon.
— Je lui ai dit que tu n’étais pas encore rentré, mais il a insisté pour t’attendre. Je l’ai installé dans ton bureau.
— Tu as bien fait. Je vais voir ce qu’il veut, déclara Mehran d’un ton sec.
Il s’avança d’un pas décidé, laissant Jila sur place. Il ne portait pas dans son cœur le ministre et avait eu à plusieurs reprises des altercations avec lui. Il fut son adversaire le plus redouté sur ses projets et ses méthodes peu honorables semaient la crainte auprès de ceux qui le contraient dans ses affaires. Mehran marqua une pause devant la porte puis se décida à entrer.
— Bonjour, ministre Esfandhiar ! Nous devions nous voir en fin de semaine au palais, lança-t-il en pénétrant dans la pièce avant de refermer la porte. Pourquoi ce changement ?
De l'autre côté du bureau, un homme massif, se redressa pour se tourner vivement vers Mehran. Brodés de fil argenté, des croissants de lune ornaient les manches de sa tunique de soie blanche. Une lourde chaîne d’or d’où pendait un rubis gros comme un œuf de pigeon lui ceignait le col. La pièce était simplement meublé d’un secrétaire en bois sculpté, une chaise, deux fauteuils et d’une étagère où étaient posés des cartes et plans. Le soleil couchant inondait de ses derniers rayons enflammés le sol, tel un avertissement divin.
— Pourquoi avancer cette entrevue ? répéta-t-il.
Le ministre se redressa avec un imperceptible haussement d’épaules et une moue faussement navrée.
— Tu es un homme d’une grande réputation, Mehran. Je désirai converser avec toi de sujets épineux en privé avant notre entretien officiel devant des témoins.
— Ta soudaine démarche me paraît surprenante, Esfandhiar.
Un nouveau sourire étira les lèvres du ministre, tandis que ses pâles yeux verts demeuraient impassibles.
— Ma démarche reste amicale, sois en assuré.
Cette remarque le fit frissonner. Il ne faisait pas confiance en cet homme. Ça n’était pas seulement parce qu’il trouvait ses méthodes déloyales, bien que ce fût une des principales raisons. Son allure même lui déplaisait. Son air arrogant et sa détermination à vouloir être au dessus des autres, voir des lois, le dégoutait.
— Nous n’avons pas toujours été d’accord dans le passé, constata Esfandhiar avec un rire léger. Ne pouvons-nous pas oublier tout ça et repartir sur de nouvelles bases ?
Part 5Le père se raidit. Il ne s’attendait pas du tout à un tel geste de sa part et se demanda ce qu’il manigançait.
— Tu as du talent, renchérit le ministre, et cela je ne peux pas le nier. L’agrandissement du port, le pont doré, le nouvel arsenal, toutes ces constructions demeurent désormais la fierté de notre belle cité, et même plus, de notre peuple. Toutes ces merveilles emplissent les paroles des marins des quatre coins de notre monde et glorifient notre royaume.
— Je te remercie de tes compliments, répliqua le père d’un ton neutre, bien que tardifs, car si je me souviens bien, tu as souvent été un opposant farouche de mes projets.
— Je le sais, mais c’est du passé. J’espère simplement que tu réfléchiras à la possibilité de nous rendre service dans le futur, quand nous en aurons le besoin. Tout le monde n'ignore pas que tu es le meilleur architecte du royaume, et peut être même de tout Ethynie.
— Comment… ?
Mehran s’interrompit, peu désireux de lui montrer qu’il l’avait désarçonné. Le ministre se dirigea vers la fenêtre et contempla la ruelle au-dessous.
— Tu as le talent et j’ai l’argent et les relations. Je dispose de moyens dont tu n’as pas idée.
Mehran ne répondit pas et, quelques instants plus tard s’enfonça dans son fauteuil.
— À nous deux, (Il se tourna et le dévisagea, attendant sa réaction.) nous pouvons faire de grandes choses et être les maîtres d’Haldeyrin.
Son sourire dévoila ses dents, aussi blanches que ses cheveux.
— Je ne recherche pas la gloire, décréta Mehran d’un ton neutre.
— Que recherches-tu alors ? La notoriété ? L’argent ?
Mehran s’inclina légèrement.
— Je possède tout ce que je désire. Une famille aimante, un travail agréable et enivrant, je ne vois pas ce que je pourrai convoiter de plus.
— Dans ce cas, tu es un homme comblé. (Son sourire s’évanouit et le ton devint plus sérieux.) Tu devrais alors axer tes efforts pour préserver tout ça.
Mehran, interloqué, le jaugea un instant, soupesant les conséquences de sa réponse, et reprit :
— Serait-ce une menace ?
— Il ne faut pas le prendre comme ça ! Mais la roue peut tourner et un accident peut si vite arriver. Prends-le pour un simple conseil, rein de plus.
Mehran acquiesça, profondément meurtri par ce qu’il venait d’entendre.
— Y a-t-il autre chose dont nous devions discuter ?
— Non, répondit le ministre.
Esfandhiar ouvrit la porte, mais avant qu’il ne s’échappe il se retourna.
— Qu’est ce qu’il te gêne tant chez moi ? Mon pouvoir ? Ma richesse ?
— Les deux, rétorqua Mahran. Mais surtout tes manigances. Je suis un homme du terrain et non un politicien.
— Je vois. On en reparlera en fin de semaine.
Sa mâchoire raidit, Esfandhiar s’inclina une nouvelle fois la tête et quitta la pièce.
Mahran resta seul, méditant sur les dernières paroles du ministre. Il se sentait pris au piège et se demandait comment se sortir de ce mauvais pas. Il ne voulait pas être corrompu ni participer aux affaires douteuses d'Esfandhiar. Cela lui était impensable. Cependant il savait qu’il ne pouvait pas indéfiniment éviter les avances du ministre car il ne le comprendrait pas. Esfandhiar était une personne influente de la cour, et s’il refusait de le servir, tôt ou tard, il le suspecterait d’être contre lui.
— Ne vois tu pas dans quel danger tu te ferais courir ? Marmonna-t-il à lui-même.