La Colombe de chrome [nouvelle - terminé]

À huit heures précises, je sonnai au 21 Shanestone Street. Il s’agissait d’un petit immeuble de trois étages, qui disparaissait presque entre les géants qui le flanquaient. Un jardinet se devinait dans l’angle menant à l’arrière-cour.
Tandis que je lançai un coup d’œil au ciel de plomb qui guettait la moindre excuse pour déverser encore ses torrents glacés, une caméra placée sous le porche d’entrée pivota dans ma direction.
— Je suis attendu par monsieur Hiyuki, dis-je.
J’espérais que c’était vrai. Depuis que j’avais obtenu ce rendez-vous aussi facilement, je craignais de me jeter dans un traquenard, qu’on se défie de moi pour avoir posé des questions sur Katsu Hayes. J’avais eu le temps de mener quelques recherches sur mon homme, et il ne paraissait pas être un gros bonnet, juste un trafiquant de quartier. Ça expliquait les faibles mesures de sécurité, mais je n’avais guère le choix. Le temps jouait contre moi, et je ne comptais pas laisser ma belle androïde tomber en panne. Il fallait parfois faire des sacrifices.
Dans un bourdonnement, la porte se déverrouilla. Je la poussai et entrai dans l’immeuble. Des diodes bleues s’allumaient au plafond sur mon passage, me guidant dans la bonne direction. J’atteignis un battant rouge qui s’ouvrit devant moi. Un grand type en costume sombre et lunettes noires s’encadrait dans l’embrasure. J’aperçus un fin câble relier son crâne au pistolet à sa hanche. Génial, réflexes et potentiel de tir boostés.
Il me fit signe d’entrer et je passai dans un petit salon à l’atmosphère tamisée. Un homme d’une soixantaine d’années était assis dans un fauteuil, un livre entre les mains. Étrange, pensais-je. Ça coûtait cher les bouquins, et peu de personnes faisaient encore l’effort d’en acquérir ; quel intérêt ? tout était accessible via le réseau.
Mon hôte releva la tête. Ses traits étaient indéniablement asiatiques. Il émanait de son visage une certaine candeur, redoublée par un léger sourire et des yeux gris rieurs. Je n’oubliai pas pour autant son activité. D’un signe, il m’invita à m’asseoir, puis posa son livre sur une table basse.
— Surprenant, je sais, fit-il. Mais mon esprit fatigue vite lorsque j’arpente le net. L’âge, vous comprenez. Alors je préfère m’évader ainsi. Bien, si vous me disiez la véritable raison de votre venue ?
Je ne bronchai pas. Avec les hommes intelligents, mieux valait ne pas retenir une couverture inutile. Et ce M.Hiyuki semblait foutrement intelligent. Bien accompagné de surcroît.
— Vous êtes perspicace. Qu’est-ce qui vous a mis sur la voie ?
— Votre allure, pour commencer. Vous n’avez pas l’air d’un des mes clients habituels. Et vous me l’avez surtout confirmé à l’instant.
— Touché, convins-je. Je n’enquête pas sur votre trafic, si ça peut vous tranquilliser.
— Pas plus que la police, rétorqua-t-il avec un sourire en coin. Je me sens très tranquille.
— Je recherche Katsu Hayes. Il a disparu la nuit dernière. On m’a dit qu’il vous devait de l’argent, et que vous le lui avez réclamé rapidement.
— Vous me pensez donc coupable, c’est de bonne guerre. En effet, Katsu me doit une belle somme. Trente mille crédits. Mais je lui ai laissé encore quelques jours pour m’en rembourser une partie. C’est vrai qu’il aurait fait un bon exemple. Cependant, je dois aussi respecter ma parole, si je veux que l’on m’obéisse. Ce n’est pas moi, monsieur le détective.
— Depuis quand le connaissez-vous ? insistai-je.
— Cela va faire un an que M.Hayes est venu me trouver.
— Et quel consommateur était-il ?
— Occasionnel au début, comme la plupart. Il voulait essayer quelque chose de nouveau. Et puis, la vie et les problèmes aidant, il est devenu plus régulier. Beaucoup plus régulier.
Je réprimai une remarque sarcastique. Elle n'aurait pas été bien perçu ici, et j'étais en plus mal placé pour juger ces accros de la tétrapoudre : avec mon whisky, je ne valais pas mieux.
— Vous parliez de ses problèmes, repris-je. Vous savez lesquels ?
M.Hiyuki sourit de façon indulgente. On aurait dit un professeur devant un élève un peu simplet. Ne me sous-estime pas trop, pensai-je.
— En dehors de ses soucis financiers, vous voulez dire ? Eh bien, non. Mes clients ne me racontent pas leur vie. Mais ce n'est pas bien difficile de deviner pourquoi ils se mettent soudainement à consommer davantage.
Nous nous fixâmes quelques secondes. Rencontré en toutes autres circonstances, ce paisible grand-père n’aurait éveillé aucun soupçon. Il semblait tellement innocent. Il marchandait pourtant l’addiction et la mort sans sourciller – et que savais-je d’autre encore ! Je ne tirerais rien de plus de lui, il ne démordrait pas de sa version.
— Bien, merci de votre coopération. Je vais vous laisser à présent.
— Bonne journée, monsieur le détective, me salua-t-il tandis que je quittai le salon.
Je soulevai vaguement mon chapeau de deux doigts et repris mon chemin, pensif. Je n’envisageais pas d’abandonner cette piste, mais je devais en explorer d’autres auparavant. Je ne craignais pas vraiment que, s’il était coupable, M.Hiyuki fasse disparaître les preuves en vitesse. Non, s’il avait fait le coup, il y avait belle lurette que ce que j’aurais pu trouver n’existait plus. Quant à s’en prendre à moi, je n’y croyais pas non plus : cela l’aurait aussitôt dénoncé. J’allais toutefois rester sur mes gardes.
Mon client était un homme prudent, et mon principal suspect un homme intelligent. Me voilà bien loti, tiens. Pourquoi ne pouvais-je pas récupérer les affaires simples ?
La journée était sombre, à peine plus lumineuse que la nuit. Il n’allait sans doute pas tarder à pleuvoir de nouveau. Je remontai le col de mon manteau et pris la direction de la plus proche bouche de métro. Étape suivante : l’atelier de Hayes. J’aurais pu y passer en premier lieu, mais le bar se situait beaucoup plus près de mon bureau, et le faible délai avant le rendez-vous ne m’avait pas laissé l’occasion de m’y rendre entretemps.
Après plus d’une heure de transport surpeuplé, bruyant et puant, je parvins au Lower District, aussi surnommé « techland ». La quasi totalité des commerces, légaux ou illégaux, qu’on y trouvait touchait à la technologie : consoles, ordinateurs et leurs pièces détachées, androïdes, mais aussi toutes les améliorations cybernétiques disponibles sur le marché. C’était simple. L’œil suffisait pour savoir qu’on entrait dans le quartier. On ne pouvait faire un pas sans croiser des cyborgs, au chrome plus ou moins apparent et en quantité diverse, des étals débordant sur la chaussée vantant les mérites du dernier programme ou du composant qui optimiserait vos performances dans le réseau.
Je faisais un peu tache, au milieu de tous ces hommes et femmes qui affichaient généralement leurs prothèses comme des éléments de mode, un code de leurs activités et compétences. Oh, bien sûr, je disposais d’un implant neuronal pour pouvoir me connecter au net et stocker quelques infos, mais en dehors de ça, je n’avais jamais été attiré par ces boosts physiques.
Suivant les instructions de Lyra, je remontai les rues pour atteindre la boutique de Katsu. Assez petite, elle se situait dans une artère secondaire, beaucoup moins fréquentée. Il ne devait en effet pas ramener des mille et des cents. Le volet et la porte étaient fermés. Je sortis la carte magnétique que m’avait remise ma belle androïde, la glissai dans un boîtier, puis entrai.
Il faisait noir, à l’intérieur. Je me cognai dans deux ou trois meubles avant de trouver l’interrupteur. Un vieux plafonnier grésillant diffusait une lueur jaunâtre, qui dévoilait des rangées labyrinthiques de tables, d’étagères et de rayons, des caisses, où s’entreposaient, entrailles à l’air, les cadavres de machines. Je repérai une console de runner dernier cri, un bras mécanique dont il manquait la main, un torse d’androïde, et des tas de pièces détachées dont j’ignorais la fonction. Il restait aussi beaucoup de place vide. Les affaires ne devaient pas être au mieux, ces temps-ci.
Tandis que je farfouillais parmi le désordre, je repensai aux recherches que j’avais menées, dans le métro, sur mon homme : rien de plus que ce que Lyra m’avait déjà dit. Quant à mes infos sur M.Hiyuki, elles mentionnaient aussi un peu de trafic d’armes et d’équipement cyber. Finalement, le grand-père tranquille était peut-être coupable, mais pas à cause des dettes. Avait-il proposé à Katsu, au lieu d’un remboursement, de prendre part à son commerce ?
Comme mes fouilles ne donnaient pas grand-chose, je m’approchai de l’ordinateur coincé dans un angle de la boutique. Lyra m’avait dit avoir consulté les informations non protégées et qu’il n’y avait rien d’intéressant. Elle ne pouvait, en revanche, examiner les autres. Je m’interfaçai à la machine, puis parcourus rapidement les fichiers libres d'accès. Effectivement, à moins qu’il ne s’agisse d’un code, cela ne m’aiderait pas. Avant même de tenter de hacker ce qui restait, je vérifiai qu’il n’existait pas des dossiers cachés. Peu de gens en utilisaient encore, les protections offertes par le réseau étant bien plus performantes. Cependant, cela s’avérait parfois efficace comme mesure temporaire.
Bien m’en prit. Je dénichai, outre la mention d’un important découvert, un rendez-vous de la part d’un certain Nexus-6. La date indiquait la veille au soir, et l’heure peu après que Katsu ait été vu pour la dernière fois au Demon’s Shade. Il devait se rendre dans un hangar près du port fluvial. Si ça ça n’était pas un indice...
Je terminai mon examen des dossiers cachés, puis me déconnectai. Pirater les données protégées me prendrait trop de temps ; mieux valait que j’explore d’abord la piste du hangar. Il me fallut une bonne demi-heure pour y parvenir, et encore une dizaine de minutes pour trouver le bon. Comme le reste des installations, il accusait son âge : tôles rouillées, rongées, tapis de mousse sur le toit. Des gouttières dégorgeaient leur trop-plein d’eau sale dans les angles. Il n’y avait personne aux alentours. Je poussai la porte – ouverte – et pénétrai à l’intérieur.
Dans la lueur blafarde des néons encore valides, je repérai des empilements de caisses le long des murs. Un bras mécanique dormait dans un coin, attendant de reprendre du service. Et au centre, un corps. Je me précipitai vers lui, mais n’entretenais guère d’espoir.
Il s’agissait bien de Katsu Hayes, quoiqu’avec un grand nombre de plaies et bosses en plus. Il avait visiblement été battu à mort. Je le fouillai prestement : rien sur lui. On l’avait également dépouillé. Les dettes seraient-elles vraiment le mobile ? Sous la croûte de sang qui maculait son front, il me sembla distinguer quelque chose. Je nettoyai un peu la zone pour découvrir, gravé à même la peau, deux triangles inversés et entremêlés. Un rapide recherche m’apprit qu’il s’agissait du symbole d’un gang de receleurs de tétrapoudre. Merde. Bon comédien, le papy. Pourquoi il m’avait menti alors qu’il laissait un tel indice restait encore à déterminer. Ou pourquoi quelqu’un voulait lui faire porter le chapeau.
Hiyuki attendrait. Je devais rentrer avertir Lyra, et voir ce que l’on pouvait faire à propos de sa maintenance. Des instructions devaient bien exister dans ces foutus fichiers ! J’avais beau savoir qu’elle n’était qu’une machine, la voir souffrir me hérissait. Tout moi, ça... fallait vraiment que j’arrête de résoudre des enquêtes pour les femmes.
En chemin, je téléphonai à ma belle androïde pour lui demander de me rejoindre à l’atelier de Katsu. Elle s’y trouvait déjà lorsque j’y parvins. Assise sur un coin de table dégagée, ses longs cheveux masquant en partie son visage, elle me parut si désirable que je compris pourquoi son créateur s’était montré si possessif envers elle. Puis je me repris : elle était non seulement ma cliente, mais surtout un assemblage de mécaniques complexes et de programmes. Quoi qu’en disent mes yeux.
Elle releva la tête à mon approche ; aucune expression ne transparaissait sur ses traits lisses. Je me doutais pourtant qu’elle devait être bouleversée de me voir revenir sans son maître. Je retirai mon chapeau et lui annonçai d’un ton grave :
— Je suis sincèrement désolé. J’ai fini par retrouver Katsu, mais il est mort.
Je l’informai rapidement de mon parcours, lui épargnant autant que possible les détails sordides. Notamment le fait qu’elle héritait des dettes de son maître, et qu’en vertu des lois, elle pouvait être saisie par le créancier. Je n’avais pas l’intention de laisser ça arriver.
Au fur et à mesure que je parlais, je notai que ses gestes étaient plus lents, heurtés. Cela m’alerta. Il fallait vite procéder à sa maintenance.
— Je m’occuperai du corps, proposai-je finalement, mais je dois encore découvrir pourquoi...
— Non, m’interrompit Lyra. Si vous avez vu juste quant au mobile, cela ne sert à rien. On inquiète pas les gangs.
Je l’observai sans mot dire. Pas le genre vindicative, mais elle avait raison. Et puis, c’était elle qui payait – et donc décidait. J’attendis la suite. Elle tarda à venir ; je devinai que le ralentissement de ses fonctions en était la cause.
— J’aimerais vous engager pour une autre tâche, finit-elle par dire. Katsu m’avait promis qu’à sa mort, il me léguerait quelque chose. Une pièce qui me donnerait toute mon autonomie. Pouvez-vous la retrouver ?
Je la dévisageai. Son ton, à présent monocorde, ne laissait pas transparaître l’angoisse qui devait l’étreindre à l’approche de sa possible fin. Il me semblait deviner, au fond de ses yeux, une lueur d’appréhension, comme si elle redoutait que je n’accepte pas.
— Bien sûr, je vous payerai d’abord pour cette première mission.
Elle voulut descendre de la table, mais ses gestes, devenus maladroits, manquèrent de la faire tomber. Je me précipitai pour la rattraper et ne pus m’empêcher de constater la douceur de sa peau synthétique tandis que je la serrais contre moi. Je la relâchai presque à regret.
— Vous me payerez lorsque j’aurai rempli mon contrat, dis-je avec un sourire. C’est comme ça que ça se passe, normalement.
Après ce que j'avais vu concernant les finances de son maître, je ne me faisais guère d'illusions, mais cela m'importait finalement peu.
Elle hocha lentement la tête.
— Merci.
— Ne vous inquiétez pas, je mettrai la main sur cette pièce. Je ferai tout mon possible.
Ce n’est qu’après avoir prononcé ces paroles que je réalisai lui avoir annoncé la même chose à propos de son maître.