chapitre 1
Zoé descendait les marches du vieil escalier, façonné à partir du bois de la forêt qui englobe cette petite auberge montagneuse et qui s'étend ensuite au loin, jusqu'aux hauteurs les plus mystérieuses des cimes alpines. Avec le temps, elle avait appris où poser légèrement la pointe de ses pieds nus et comment ensuite placer le reste de sa plante sur ces planches capricieuses et à se balancer convenablement de façon à produire le moins de craquements possible à ces heures matutinales. Des matins, elle parvenait au bout, dans un silence parfait et alors, en elle-même, elle tressautait de jubilation. Elle se disait qu'aujourd'hui serait une bonne journée. A l'occasion de ce jeu d'équilibre, son attention était si focalisée sur le mouvement de ses membres, son ouïe était à ce point en alerte, à l'affût du moindre son qu'elle s'en oubliait et se prenait pour un quelconque chat, loup, tapi dans une obscure forêt, scrutant le sol et devinant ses soubassements, pour poser ses pattes sans risquer d'être découvert par un énigmatique semblable, imaginé de toute pièce, qui l'aurait surpassée en habilité et concentration. Mais Zoé se faisait bien trop d'idées sur l'aventure que représentait pour elle ce parcours du matin. Les chambres réservées aux clients étaient vides, comme souvent d'ailleurs, et les seules personnes qu'elle risquait de réveiller étaient ses parents, son frère et ses sœurs. Or à cinq heures, tout ce monde dormait à point fermé, et rien, si ce n'est peut être l'antivol de la caisse, n'aurait pu briser leur sommeil.
Arrivée en bas, elle tendait sa main pour tirer l'épais rideau qui faisait office de séparation entre les chambres et la salle. Comme elle était plongée dans l'obscurité depuis assez longtemps, ses pupilles parvenaient à discerner les contours du comptoir, des tables et des banquettes grâce aux toutes premières lueurs que les interstices des volets fermés laissaient passer. Ceci dit, elle connaissait assez bien la disposition de la salle pour y déambuler dans le noir complet sans craindre de se cogner. Elle se mit à ouvrir chaque volet sans refermer les fenêtres pour que les relents de tabac de la veille soient emportés avec l'air doux du dehors. Puis, elle passa derrière le comptoir et poussa une frêle porte en bois composite qui avait été rajoutée pour barrer l'accès aux cuisines. Elle se baissa devant un des placards du bas y récupérer le récipient à restes des repas de la veille pour le chien qu'elle aimait nourrir tôt chaque matin avant de commencer ses tâches journalières ; ainsi se disait elle qu'elle et lui partageaient un moment particulier rien qu'à eux et qu'ils étaient en quelque sorte les compagnons l'un de l'autre. Elle sortit par la porte de derrière qui ouvrait sur l'ancienne basse-cour et près de la petite cabane où les porcs étaient regroupés, il y avait la niche de Cabot. Cabot était un vieux chien, un mélange avec un braque, que son oncle avec son père sortaient pour partir chasser. C'était un moyen pour les deux frères de se retrouver, un moment surtout important pour l'oncle qui retrouvait la ferme de son enfance que son frère avait transformé en gargote pour y vivre avec sa famille tandis qu'il avait fait le choix de la ville. Après plusieurs mois passés à travailler dans une usine à papier et à retourner dans son petit appartement de citadin chaque soir, il chérissait ces retours au bercail. Aussi, les deux hommes s'étaient occupé ensemble de l'éducation du chien, mais étant aussi rustre l'un l'autre, ils n'avaient pas cessé de le traiter de "sale cabot" tellement il avait été difficile à dresser. C'est ainsi qu'il fut nommé, Cabot. Mais aujourd'hui, on ne le sortait plus guère pour la chasse. On ne le sortait plus trop d'ailleurs. Trop vieux, il n'utilisait plus son flair, pourtant redoutable à une époque, et était vite distancé par un autre chien plus jeune que l'oncle avait acheté et qui finalement l'avait remplacé. Depuis, beaucoup moins de personnes s'intéressaient à Cabot. Parfois même, on l'oubliait. Il passait la plupart de son temps accroché à sa niche à laquelle il était relié par une longue corde nauséabonde nouée à son collier. Son occupation se résumait à étudier ces curieux bipèdes qui avaient tant changé à son égard.
Cabot n'avait plus cette énergie des plus jeunes chiens qui sautillent et glapissent à la seconde où le loquet de la porte se lève et qui n'ont nulle autre envie que de vous couvrir le visage des innombrables léchouilles dont seule leur langue humide et rêche a le secret. Non, Cabot n'était plus de ce genre. Avec les années, des cernes s'étaient creusé et ses yeux semblaient jeter un regard las et fatigué, ses babines flétries recouvraient ses crocs, son corps âgé et mince laissait apparaître ses côtes, ses déplacements saccadés laissaient suggérer que ses pattes lui étaient lourdes...toutefois, c'était une bête distinguée. Aussi, lorsque Zoé lui lança un "Alors Cabot, comment va ce matin ? " en avançant pour lui verser son repas dans sa gamelle, il s'avança lentement vers elle, la tête haute, lui répondit par un puissant "sniff", comme pour bien s'assurer de qui le nourrissait, calmement la laissa passer sa petite main sous son imposante gueule, le long de son encolure et sur ses tempes sous ses oreilles chaudes qui tombaient. C'était ces oreilles qu'elle préférait caresser, peut-être l'avait il deviné. Puis quand elle avait terminé, il détournait sa tête et l'abaissait vers sa gamelle, curieux de ce que les clients lui avait laissés. Zoé aimait bien ce vieux Cabot, elle avait d'ailleurs toujours était attirée par les chiens et Cabot, pour elle, depuis le temps qu'elle le connaissait était un peu son Cabot.
A cette heure du jour, le soleil commençait tout juste à poindre et à éclairer de ses rayons jaunes oranges les bosquets et rochers, vallons et monts, maisonnées et clochers qui composaient le paysage. Les parois en pierre commençaient à capter cette chaleur solaire et peu à peu les premières minuscules bestioles qui peuplent cette campagne sortaient de leur refuge nocturne pour eux aussi profiter des premiers rayons. Déjà, quelques lézards des plus actifs se hissèrent en haut des premières pierres éclairées. La colline de l'auberge était une des premières à bénéficier de cet éclairage. Le reste du village, situé en contrebas dans la vallée, ne serait éclairé qu'un quart d'heure plus tard. Le haut du clocher d'abord serait paré d'un chaud voile clair qui petit à petit s'étendrait le long de sa structure puis aux quelques anciennes maisons de commerçants entourant l'église, puis aux maisons plus banales, puis à celles en ruine.
Zoé rentra aux cuisines. Il n'était pas temps d'admirer cette nature qui s'éveille, ou plutôt, elle l'avait assez admirée. Il fallait entretenir cette auberge délabrée et préparer le petit-déjeuner en temps et en heure. Elle sortit de sous l'évier seau, lavette et produit nettoyant, du placard, le balai, la balayette. Bien que la salle pouvait accueillir près de vingt-cinq couverts, elle la balaya en un rien de temps. A force, ces gestes deviennent machinaux, voire mécaniques, et en peu de temps, l'essentiel de la poussière fût ramassée sans qu'un seul meuble n'ait été cogné. Ce qui prenait plus de temps par contre, c'était l'étape d'après : sol, tables, chaises, comptoir, boiseries devaient impérativement être entretenues pour survivre aux manières des clients, parmi lesquelles la fumée, souliers crottés, mégots écrasés et autres heurts portés à cette ferme d'origine bâtie et meublée grâce aux pins des alentours. Zoé devait passer rapidement et méticuleusement une lavette dans tous les recoins, tout en prenant garde aux échardes traîtres. Mais étrangement, cette tâche ne lui déplaisait pas tant. Pour une raison qu'elle ne saisissait pas, astiquer cette salle, dans ce silence et cette lumière la calmait, voire l' apaisait. Ce sentiment la troublait même parfois, elle se demandait si du coup, cela n'était pas la preuve qu'elle était destinée à effectuer ces travaux qui en rebutent d'autres parce que ce sont des travaux ingrats, jugés indignes et si par là même, elle aussi l'était, indigne. Aussi, elle se gardait de parler à quiconque de cet état serein dans lequel elle était à ces moments, un état qu'elle, elle le savait, ne retrouverait plus aussi aisément au cours de la journée.
Elle finissait de passer un coup sur la dernière table lorsqu'elle entendit les pas décomplexés de sa mère, Adeline, descendre les marches de l'escalier qui craquaient bruyamment sous son poids et elle apparut derrière le comptoir.
"-Bonjour Maman! Ca va? Bien dormi?
-Oui oui ça va. dit elle dans un bâillement, tandis qu'elle parcourait du regard la salle qui venait d'être nettoyée, sans une remarque.
-Il faut sortir le petit déj maintenant, les autres ne vont pas tarder à arriver.
-Oui j'y vais. Je termine la table et puis c'est bon, j'aurai fini.
-Bon, je prends ma douche.
-Ok."
Adeline remonta.