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 Début de mon livre "Les chevaliers aboyeurs"

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MessageSujet: Début de mon livre "Les chevaliers aboyeurs"    Début de mon livre "Les chevaliers aboyeurs"  Icon_minitimeMer 31 Aoû 2011 - 20:09

Bonjour,

Comme certains me l'ont suggéré, je poste quelques pages de mon roman pour recueillir vos avis...

LES CHEVALIERS ABOYEURS


Le chevalier aboyeur est un oiseau limicole d’une trentaine de centimètres, carnivore, qui marche en fouillant la vase de son long bec fin et incurvé pour attraper ses proies. Il doit son nom à son curieux cri caractéristique. Migrateur, il n’est que de passage en France au printemps. Son plumage va du gris cendré au brun foncé sur les ailes. Le croupion est blanc ainsi que le ventre. Cette livrée, tout comme ses pattes toutes fines et sa démarche en font un hôte discret mais élégant des rivages et des marais salants.


1. Le vol des étourneaux

Palissades arrachées, tuiles tombées par terre, meubles pourrissants qui attendent que l’eau reflue, vestiges de bars et restaurants détruits sur les plages où le sable déplacé forme de grotesques monticules, de même que les dalles qui hier constituaient des promenades. Le climat charentais est doux, pourtant, mais toute existence connaît des crises.

L’oiseau brun foncé dont le plumage portait des taches argentées avait très bien survécu à la tempête Xynthia. Il semblait narguer Noël depuis la grille en fer forgé derrière la vitre de la fenêtre. Le propriétaire de l’appartement ne savait pas qu’il s’agissait d’un étourneau jusqu’à ce que son ex-femme ne le lui apprenne un jour en venant rechercher leur fils, Lucien. Ce n’était pas un vilain oiseau et il émettait des cris variés et assez puissants. Noël lui avait parfois laissé des miettes sur le rebord de la fenêtre. L’oiseau les avait repérées très vite. Puis Noël avait appris que les étourneaux, très grégaires, se regroupaient le soir dans des arbres servant de dortoirs collectifs et qu’ils causaient ainsi des nuisances sonores et olfactives non négligeables. En observant les nuées d’oiseaux qui volaient à toute vitesse au coucher du soleil pour investir de malheureux arbres, il ne put dès lors s’empêcher de songer que son étourneau participait à cet assaut terrifiant. Il avait également lu qu’il s’agissait d’une espèce invasive qui avait tendance à chasser les autres de leur territoire et que ses fientes s’avéraient particulièrement corrosives. Voilà, pensa Noël, il faut toujours que le monde soit plus moche qu’on ne le pensait au départ. Un oiseau élégant apparemment sans défense se révèle être un guerrier conquérant inamical dont la merdre est toxique !

Ce soir-là, il avait fait l'erreur d'allumer la télévision. Comme cela faisait environ une heure qu'il était là, planté sur sa chaise, sans parvenir à écrire une ligne, il s'était levé, avait fait les cent pas et, finalement, presque machinalement, avait appuyé sur le bouton. C'est l'heure du magazine d'information, pensa-t-il, j'éteindrai juste après. De toute façon, à force de réfléchir dans le vide, son cerveau entrait en ébullition. Bien qu'il ait conçu quelques idées, il n'arrivait pas à leur donner une cohérence ni à entreprendre un récit qui risque d'intéresser au moins une poignée de personnes. D'ailleurs, il aurait fallu beaucoup plus que quelques lecteurs pour que son « travail » devienne vaguement rentable.
Il avait en fait commencé cette histoire d'un type qui envisage le suicide parce qu'il ne trouve plus de sens à sa vie. Il venait même d’écrire le début d'un paragraphe :
« Emmanuel regardait son stylo, celui que Sandra lui avait offert pour son anniversaire et il se demandait s'il était encore digne d'un tel objet, s'il l'avait jamais été, s'il était même digne d'un amour véritable, pur, désintéressé. »
En relisant, Noël se demanda ce que pouvait bien être un amour pur et désintéressé et il hésita à rayer la ligne, puis il se dit que le lecteur voulait un peu de rêve, alors...Il poursuivit :
« S'il se tuait, quel était le meilleur moyen ? Le poison ? Mais il ne savait pas quels produits mélanger ; or, s'il se trompait dans le mélange, il risquait de provoquer des catastrophes fâcheuses sans être mortelles : deviendrait-il vert ou rouge, se tordrait-il de douleur et vomirait-il sur le tapis marocain? Ses facultés mentales seraient-elles irrémédiablement altérées ?»
Il s’arrêta soudain, le stylo suspendu dans l’air. Tiens, et lui-même, comment ferait-il si un jour il voulait en finir ? Il ne possédait pas d'arme. Il s'imagina en pleine leçon de tir pour obtenir un port d'arme. Cependant, comme il doutait d'être capable de tuer, même à distance, un pauvre lapin au milieu d'un champ, il y avait peu de chances pour qu'il ait le cran d'approcher le canon de sa tempe et de presser la détente. Sauter d'un toit ? Mais il fallait trouver un toit assez haut, sinon il risquait de s’écraser lamentablement, de laisser une partie de son sang sur le trottoir et de finir handicapé. Il imagina ses os tordus, rompus en de multiples endroits. Répugnant ! Il pouvait aussi tomber sur quelqu'un d'autre et le tuer sans mourir lui-même. La pendaison ? Il regarda autour de lui, mais il ne repéra aucune tringle ou barre assez solide pour supporter son poids. D’ailleurs, il se dit qu’il faudrait qu’il se pèse, même s’il ne pensait pas avoir grossi récemment. Mais qu’est-ce que son poids pouvait bien faire, puisqu’il réfléchissait sur les moyens de mettre fin à ses jours ? Il se rappela qu’il menait cette réflexion à des fins littéraires, ce qui le rasséréna un peu et lui permit de poursuivre sa réflexion. L’eau ? C’était un moyen très romantique. Il s’imagina flottant sur une rivière paisible, entouré de feuilles et de fleurs emportées par le courant. En fait, il se souvint aussi de ces feuilletons policiers américains, dans lesquels les noyés ont plutôt une sale gueule, avec leurs visages gonflés, verdâtres, et leurs corps pleins d’eau et déjà rongés par les bêtes. Soudain, il éprouva une envie urgente de boire un café. Il verrait comment se tuer efficacement après ce bref retour à la vie et à ses plaisirs sensuels. Pourquoi fallait-il en passer par des procédés si épouvantables pour en finir avec la vie ? Alors qu’il pensait à la cruauté de Dieu, si du moins Il existait, le téléphone sonna.
- Salut ! dit la voix énergique de son ex-femme, Janice.
Après ses conversations avec elle, il ressentait toujours des maux de tête très particuliers, comme si son rythme de vie venait d’être fracassé par le passage d’un missile.
- Tu prends le gamin, ce week-end ?
- Oui, comme prévu.
- Bon.
Là, il sentit venir le briefing de style militaire dont il avait l’habitude.
- Il a un rhume, poursuivit-elle. Donc, s’il te plaît, ne le traîne pas trop dehors. Il faudra que tu l’aides avec son devoir de français. Il doit écrire un conte.
- Un conte ? Ils veulent tous devenir écrivains dans sa classe ?
C’était drôle, il ne pouvait jamais réprimer une certaine ironie quand il lui parlait.
- Ne sois pas cynique ! Et rappelle-toi que ce n’est qu’un enfant, alors ne lui dicte pas un conte philosophique ou ce genre de chose.
- Autre chose ?
- Oui. Donne-lui des repas équilibrés. Pas que de la pizza livrée par des gars à mobylette. Il est malade !
- Oui, d’accord. Je ne lui fais pas toujours manger des pizzas livrées par des gars à mobylette !
Il l’imagina haussant les épaules avec dédain à l’autre bout de la ligne. Puis elle raccrocha.

Elle l’avait rappelé à la réalité, si bien qu’il n’avait plus, provisoirement, envie de réfléchir au suicide. Donc, il prit son courage à deux mains et retourna vers son bureau, sur lequel il faudrait qu’il retrouve la liste d’éditeurs potentiels qu’il avait constituée au fil du temps, au gré de ses envois stériles de manuscrits. Quand son livre serait finalement terminé, il reprendrait l’assaut des maisons d’éditions, dont aucune ne serait sans doute impressionnée par son palmarès actuel. Sur son bureau régnait un désordre, que d’aucuns auraient qualifié d’effrayant, mais qu’il décrivait comme « créatif ». Son brave PC disparaissait derrière une pile de bouquins et de documents en tous genres. Autour de son bureau, des étagères croulaient sous des livres et des objets récupérés un peu partout, notamment un début de collection de statuettes de chevaux. Parfois, les poils du chat se posaient sur toutes ces choses, conférant un air de grenier poussiéreux à l’ensemble.
Il tomba par hasard sur quelques adresses notées en vrac, celles des employeurs potentiels qui pourraient lui fournir des traductions de textes littéraires, car ses commandes se faisaient rares. Quand il leur téléphonait, ils lui répondaient « C’est très calme », ce qui signifiait « C’est vraiment la merde en ce moment », ou bien « Nous avons vos coordonnées. Si un travail semblait correspondre à votre profil, nous vous appellerions. », ce qui signifiait « Nous avons jeté votre CV sur un tas énorme et vous pouvez toujours courir pour que nous l’exhumions un jour. » Ce matin là, il appela un éditeur contacté par email.
- Bonjour, Monsieur, je vous ai envoyé mon CV par courrier électronique. L’avez-vous bien reçu ? Je suis Noël Duval.
- Ben ça, si vous l’avez envoyé, je l’ai reçu.
Légèrement pris au dépourvu, il marqua une pause, se ressaisit et reprit :
- Pourriez-vous être intéressé par un traducteur littéraire ?
- Y a peu de chances, mais bon...Quelle est votre expérience ?
Il ressentit une poussée d’adrénaline, ce qui survenait inévitablement quand quelqu’un montrait ne serait-ce qu’une once d’intérêt pour son travail.
- Eh bien, je travaille comme traducteur depuis sept ans et j’écris aussi des livres.
- Comme c’est intéressant, dit l’autre d’un ton de total désintérêt. Quels bouquins ?
- L’un des livres que j’ai publiés s’intitule «Alphabet runique et poésie chez les Angles » et « Résolution d’une question existentielle », qui en fait est un thriller qui combine philosophie et suspense.
- Jamais vu ! Mais bon, allez, je transmets votre CV à mon boss, au cas où il voudrait le lire. Mais vous savez, des CV, on en a une pile haute comme ça.
À l’autre bout de la ligne, il essaya d’imaginer à quoi ressemblait une pile « haute comme ça » et il répondit :
- Merci. Je suis à votre disposition pour un test, si vous voulez.
- C’est ça, oui.
Le charmant monsieur raccrocha en premier. Noël avait besoin d’un autre café pour se remettre de sa conversation avec cet espèce de porc et pour se consoler de ne pas avoir pu le traiter de tous les noms, même s’il aurait, à la réflexion, peut-être dû se lâcher, puisque, de toute façon, il était peu probable qu’il y ait une suite à cette brillante relation.
Dans son appartement historique haut de plafond, Noël avait mis au point une organisation éminemment contemporaine et inventive : des chemises en cours de séchage étaient pendues sur des cintres accrochés aux poignées de portes et semblaient faire effort pour se défroisser lentement, dans l’espoir d’échapper au fer à repasser, car l’épreuve du repassage effectué par un Noël inexpérimenté avec son vieux fer était une perspective redoutable. Dans la cuisine, les diverses gamelles semblaient également peu impatientes de recevoir du produit vaisselle. Pourtant, chaque espace disposait de son éponge attitrée et il était hors de question de les intervertir.
Quant au salon où travaillait Noël, il était consacré à la mobilité. Des tables ou de petits meubles étroits à roulettes entouraient le bureau, dont la personne assise sur la chaise pouvait aisément les rapprocher au moyen de sortes d’ingénieux crochets fixés à des bouts de bois. Ainsi, les dictionnaires trônaient sur une table, les papiers administratifs importants occupaient un meuble IKEA à tiroirs, des bouteilles, des verres, une bouilloire, du café et du sucre, assortis selon les jours de gâteaux ou de sandwiches, occupaient un autre meuble vitré. Noël saisissait les cannes prolongées par leurs crochets et faisait rouler le meuble désiré jusqu’à lui en fonction des besoins.
Néanmoins, le bureau lui-même était écrasé de papiers, des versions successives du manuscrit inachevé, des documents liés à des traductions, du courrier, ouvert ou non, deux ou trois livres que le propriétaire essayait de lire simultanément. Dans la bibliothèque, des livres tels que « Les Runes, écriture des vikings », « Manuel de l’anglais du Moyen-âge », « Histoire du scepticisme d’Erasme à Spinoza », installés sur les étagères supérieures, toisaient de toute leur hauteur San Antonio, Christophe Grangé, Bret Easton Ellis et quelques romans d’horreur.
Assis à son bureau, Noël tenta de se concentrer à nouveau sur son roman, se demandant ce qui allait pousser son personnage à différer son suicide. A court d’inspiration, son esprit dériva vers sa sœur Murielle et son beau-frère. Sa sœur cadette était une optimiste, c'est pourquoi elle s'était empressée de dénicher un père optimiste pour faire des enfants le plus vite possible afin qu'ils puissent découvrir combien la vie était belle sur cette Terre. Elle en avait donc amené deux dans ce monde merveilleux. Moi, je peux bien me moquer, mais j’en ai quand même eu un, se dit Noël. Allons, sois positif, mon vieux ! POSITIF !
Le lendemain, il était invité chez eux. Comme ils habitaient en dehors de Rochefort, il devait aller chercher sa voiture sur le grand parking qui desservait le centre ville et qui était gratuit. La plupart des vieux bâtiments de l’hyper-centre, comme on désignait le vieux centre historique, étaient dépourvus de place pour garer la voiture en sous-sol. Il ne la laissait dans la rue que le soir, quand le stationnement n’était plus payant. Il s’était déjà fait voler sa voiture précédente, sur le parking, mais il n’était pas homme à se rendre malade pour si peu. Enfin, cela, il essayait de s’en persuader, car il avait un tempérament plutôt angoissé, tendance qu’il contrecarrait par des exercices d’auto-persuasion. Par exemple, à la moindre contrariété, il se répétait mentalement : « je suis philosophe, je suis philosophe » et ce, dix à vingt fois. Ce n’était qu’une voiture et c’était la vie. De toute façon, il s’agissait d’une vieille guimbarde, que la conduite tant sportive que distraite de Noël avait cabossée et qui ne pouvait même pas être certaine de passer avec succès le contrôle anti-pollution.
Il aimait marcher dans les rues de sa ville. Il habitait en face d’une maison blanchie, l’un de ces bâtiments intéressants aux façades sculptées dont Rochefort regorgeait. Au rez-de-chaussée de ses voisins d’en face, les fenêtres étaient surmontées de décorations florales et de têtes de lions. Noël affectionnait le plan simple et logique de cette ville, créée presque de toutes pièces pour loger les travailleurs de l’arsenal maritime : un quadrillage de rues parallèles ou perpendiculaires entre elles, à la façon des villes américaines. Cela contrastait tellement avec le fouillis de son propre cerveau qu’il se sentait comme soulagé et aéré dès qu’il marchait dans les rues.
Il passa par la rue de la République, bordée de palmiers, qui contribuaient à conférer un air perpétuellement estival et faussement exotique à Rochefort. On se sentait si facilement en vacances, dans cette ville, en raison de la douceur du climat et de l’afflux de touristes en été. D’ailleurs, ce jour là, Noël n’éprouvait aucune envie de travailler. Il attendrait que l’inspiration, telle une muse capricieuse, daigne se manifester. Le problème, c’était que cette muse s’avérait encore plus paresseuse que lui. Et, en voyant quelques personnes debout sur leurs toits, perplexes devant des tuiles cassées ou envolées dans le jardin des voisins, il sentit une pointe de culpabilité. Son immeuble n’avait subi aucun dégât et lui-même avait des connaissances proches de zéro en bricolage. A chaque fois qu’il marchait dans cette rue, il admirait le Trésor Public, lui aussi orné de guirlandes de fleurs, d’une tête de femme au-dessus de la porte et de deux caryatides très dignes. Pourquoi les superbes bâtiments historiques, souvent emprunts de poésie, devaient-ils abriter des banques ou de sinistres administrations dont les employés mouraient d’ennui à examiner des chiffres tout le jour ou persécutaient les pauvres travailleurs comme lui pour leur pomper leurs sous ? Son esprit vengeur imagina les lieux occupés par des SDF ou des sans-papiers. Cette pensée le fit sourire.
Cette ville avait connu des hauts et des bas, sa fortune fluctuant au gré des commandes royales de navires de guerre, depuis que Louis XIV y avait établi un arsenal. Elle avait tenté de rivaliser avec La Rochelle pour gagner la suprématie commerciale. Noël aimait la poésie des causes perdues. Sa ville avait trouvé un second souffle grâce au tourisme, au prix de gros travaux de restauration des monuments historiques. Lui-même n’avait pratiquement connu que des bas dans sa carrière, mais peut-être aurait-il son quart d’heure de gloire. Il le sentait, sans pourtant savoir de façon rationnelle comment un tel prodige adviendrait.
Il monta dans sa Citroën bleu clair d’un certain âge, que son fils qualifiait de « voiture de pépère petit bourgeois » et il se dirigea vers le nord. Sa sœur vivait à la campagne, dans un pavillon muni de tous les équipements modernes pour économiser l’énergie. C’était une sorte de grosse yourte en bois avec des baies vitrées, surmontée d’une curieuse extension, un petit kiosque fermé au sommet du dôme, qui était la touche personnelle que Murielle avait exigée.
- Il y a un système de rotation automatique, avait dit Patrice quand il avait fièrement présenté la maison tournante à son beau-frère. Mais on ne sent rien à l’intérieur. Elle repose sur des supports équipés de roulements.
- C’est marrant, avait répondu Noël, en songeant que Patrice était la personne la plus snob qu’il connaisse.
- Nous pouvons aussi reprendre les commandes et l’orienter différemment pour éviter la perte de chaleur due à un vent violent l’hiver, par exemple. Bien sûr, elle est en bois F.S.C.
- En bois comment ?
- Du bois agréé par le Forest Stewardship Council. C’est-à-dire qu’il n’est pas exploité illégalement.
- Naturellement. J’avais compris, oui.
- Ce sont aussi des essences imputrescibles, donc pas besoin de produits polluants pour les entretenir.
- Super. Elle se nettoie elle-même, aussi ?
Patrice avait feint de ne pas percevoir l’ironie et Noël avait poursuivi :
- A quelle vitesse tourne-t-elle ?
- Environ un tour par heure.
- Si je comprends bien, vous avez votre petit satellite perso. Ça doit être excitant ! Vous lui avez donné un nom ? La planète verte, non ?
Il n’avait pu s’empêcher de ricaner.
- Je sais que tu trouves tout ça un peu prétentieux, mais il faut bien des pionniers pour aller dans une nouvelle direction. Elle est chère, mais un jour le prix sera abordable.
- Ah, j’ai trouvé un autre nom : la Nouvelle Frontière. Ah, mais non, ça ne convient pas. La Nouvelle Frontière fait référence à la conquête de l’Ouest, c’est honteusement capitaliste. Au fait, c’est pourquoi, le clocheton ?
- Nous appelons cela notre beffroi. C’est comme le haut d’un phare, puisque nous pouvons y contempler le paysage tout à loisir. Cela permet aussi d’agrandir la surface habitable, car le rez-de-chaussée est assez petit, pour des raisons techniques.
- Ah, mais qui a besoin de beaucoup de place ? Ainsi, vous réduisez encore votre empreinte écologique en diminuant la surface à chauffer et à éclairer.
- Oui, c’est ça, avait répondu Patrice, que le ton légèrement sarcastique de Noël commençait à exaspérer.
Depuis ce jour-là, Noël souriait chaque fois qu’il apercevait le dôme de loin.
Murielle avait également convaincu Patrice d’acheter une grosse Ford hybride, que Noël surnommait « la baleine blanche ». Murielle accueillit son frère dans une sorte de sari fuchsia. C’était une belle femme brune et encore mince, dont le visage trahissait le tempérament autoritaire et entêté. Elle se mettait depuis quelques mois aux médecines et aux techniques de relaxation asiatiques. Agatha et Rosa, seize et dix ans, saluèrent leur oncle sans démonstration d’aucun sentiment : c’étaient une préado et une ado normales, en conflit avec leurs parents, surtout Agatha, qui devenait progressivement butée et rétive. Elle se maquillait en cerclant ses yeux de noir, elle se peignait les ongles en noir, portait des vêtements noirs, en l’occurrence ce jour-là un jean effiloché et déchiré à un genou, et elle laissait ses cheveux noirs emmêlés en toute liberté. Elle se réclamait depuis un an de la culture gothique et son nouveau look s’accompagnait de piercings, l’un au nombril et l’autre dans le nez, sur lequel elle avait fiché un brillant noir. Dans sa chambre, elle avait accroché des posters plutôt sinistres à mi-chemin entre romantisme noir et heroic fantasy ainsi que des photos d’un concert du groupe The Cure, que Lucien trouvait désespérément démodé.
Le mobilier ultramoderne avait été fait sur mesure pour gagner de la place. Il y avait des étagères en carton alvéolaire recyclé, une table en bois flotté, qui provenait peut-être de branches rejetées sur le rivage par la tempête ou encore d’une épave de bateau, un canapé en jacinthe d’eau tressée.
- J’ai une pétition à te faire signer pour sauver les baleines, dit Murielle.
De mieux en mieux, se dit Noël. On n’en était même pas encore à l’apéro.
- Je peux peut-être la lire devant un petit verre, non ?
- T’es vraiment matérialiste ! Mais oui, excuse-moi, je te sers à boire.
- Tu crois qu’elles seraient réconfortées, les baleines, si elles savaient que les bobos français s’intéressent à leur sort ? demanda Agatha.
- Pas la peine d’être cynique ! dit Murielle. Elle ajouta à l’intention de Noël :
- Ils ne respectent plus rien, les gosses, aujourd’hui !
- Excuse-moi, Maman, mais j’ai encore des réflexes d’occidentale pervertie par un complexe de supériorité, ajouta Agatha.
- En tous cas, tu as bien de la chance que ton lit ne flotte pas sur l’eau. Nous avons construit dans un lieu sûr, pas comme ces pauvres gens obligés d’aller habiter ailleurs sous prétexte qu’ils sont en « zone noire ».
- Oui, Maman, je suis honteusement privilégiée.
Murielle haussa les épaules, alors que Patrice riait de la repartie de sa fille. Il parlait peu et il avait accompagné et soutenu avec bienveillance l’évolution de sa femme, qui s’était engagée dans plusieurs associations écologistes et participait à des manifestations diverses. Dermatologue réputé, Patrice ne buvait pas, ne fumait pas, ne baisait a priori que son épouse et semblait tellement parfait que, si Noël éprouvait parfois des difficultés à lui pardonner sa perfection, il se demandait s’il n’y avait pas quelque chose d’ennuyeux dans un tel degré d’accomplissement. Murielle luttait en permanence contre la culpabilité, poursuivie par la terreur de paraître aisée, bourgeoise et privilégiée, ce qu’elle était bel et bien. Elle avait convaincu Patrice de faire construire une maison avec panneaux solaires, pompes à chaleur, des isolants en laine de mouton, ce qui avait sans doute apaisé légèrement sa conscience d’Occidentale qui veut convaincre l’univers qu’elle laisse quelques gouttes de pétrole aux Africains et aux Asiatiques des contrées reculées.
Noël lui-même s’étonnait du parcours de sa sœur. Petite, c’était le cancre à l’école, si bien que les enseignants les plus aimables disaient pudiquement qu’elle était « peu scolaire », ce qui signifiait que c’était une petite peste qui se payait leur tête à qui mieux mieux. Peut-être l’équitation l’avait-t-elle sauvée et lui avait-elle évité de tomber dans la criminalité et de finir en prison. Elle avait employé toute son énergie à sauter des barres, avant d’embrasser une autre activité, au moment où elle avait décidé que le monde avait besoin d’elle et qu’elle avait repris des études pour devenir vendeuse de produits bio. Depuis, elle s’était jetée à corps perdu dans les causes écologistes.
- On contrôle de plus en plus les restaurants qui servent de la viande putréfiée, dit Murielle à sa fille. Il y a aussi le problème des antibiotiques interdits par l’Union Européenne et qui activent la croissance. Même dans les magasins bios, on trouve parfois des aliments contaminés par des substances toxiques, du cadmium, par exemple. Nous devons être vigilants tout le temps. L’écologie concerne tout le monde, Agatha. Quand tu vas au restaurant, tu aimes manger des choses saines, non ? Au moins chez moi, il n’y a rien de nocif.
Son mari lui lança un regard fatigué et haussa les épaules.
- On ne peut pas en être certain à 100%, dit-il.
Noël regarda soudain ses choux-fleurs avec suspicion. Alors que sa sœur secouait la tête, il repéra une petite peau de tomate le long de son nez.
- T’as un bout de tomate potentiellement irradié, là, dit-il.
- Ah non, celle-ci, elle venait du bio.
- On sait pas, dit son mari sur le ton de la plaisanterie, des fois qu’il écoule d’autres trucs louches.
- Tu ne vas pas t’y mettre aussi, toi ! rétorqua-t-elle.
Il se contenta de sourire.
- Mais non, ma chérie, t’es tellement rigolote que je ne pourrais pas te quitter.
Murielle se tourna vers sa petite fille, Rosa :
- Tu ne veux pas manger ?
- Pouah !
- Tu devrais avoir honte. Du gratin d’aubergines fait maison !
Murielle se leva et alla prendre une bassine.
- Non ! pleurnicha Rosa. Pas ça !
- Viens avec moi !
Elle traîna la petite jusqu’au porte-manteau, lui mit un imper et l’installa dans le jardin à côté de la bassine, sous la pluie. Quand elle revint, Noël la questionna du regard.
- Elle rentrera quand la bassine sera presque pleine. C’est vrai, ça ! Elle doit apprendre la valeur des choses. C’est précieux, l’eau ! Il faut quinze litres d’eau au mètre carré pour arroser le jardin. Un robinet a un débit de plus de dix litres par minute. Nous leur faisons la leçon pour qu’elles ne laissent pas couler l’eau pour rien.
- Tu sais, ajouta Agatha à l’intention de Noël, en imitant la voix de sa mère : moi, je pense qu’il faut faire de la relaxation pour se détendre et aller moins souvent aux chiottes, comme ça on tire moins souvent la chasse.
- Arrête ! tança Murielle. C’est sérieux !
- Mais non, maman, rien n’est sérieux dans cette putain de vie, conclut-elle.
- Bon, sors de table, ce n’est pas le moment d’entreprendre un débat.
Agatha se leva pour monter dans sa chambre.
- Tes débats, je m’en tape ! J’ai envie de me faire un bon McDo avec des copines.
Noël ne savait pas quoi dire. Il pensa un instant que l’observation de sa famille aurait dû lui procurer une précieuse source d’inspiration pour l’écriture.
- Ça marche, le magasin ? demanda Noël pour faire diversion.
- Oui, pas mal. Enfin, en ce moment, c’est évident : il faut fidéliser la clientèle. Surtout l’été, avec les touristes, on vend bien.
- Et puis ta sœur est une excellente vendeuse ! ajouta Patrice.
- Oh ça ! commenta Noël avec conviction. Elle vendrait de l’herbe à un tigre.
Au moment de partir, Noël plaida la cause de Rosa :
- Dis-lui de rentrer, lui demanda sa sœur. Tu comprends, je ne lui passe rien, sinon elle va devenir comme l’autre.
Noël passa à côté de la fillette, qui avait le visage mouillé, soit par la pluie, soit par les pleurs. Il lui dit :
- Allez, arrête cette tâche idiote et rentre vite.
Elle lui sourit.

Quand il revint chez lui, Noël surfa un peu sur Internet, par pur désœuvrement. Un jour de grande mélancolie, il s’était inscrit sur un site de rencontres. Il avait eu de la peine à vanter ses qualités, celles qui feraient de lui un produit « consommable », du moins vendable. Il avait d’abord ressenti une certaine gêne, voire une certaine honte, car il avait l’impression d’être un pervers voyeur à l’affût doublé d’un raté dont personne ne voulait. Après cette phase d’auto-flagellation et de lamentations sur son propre sort funeste, il avait commencé à s’éclater. Il en était arrivé à la conclusion que les rencontres sur Internet étaient en fait une source d’enrichissement personnel. D’abord, il avait fait de grands progrès en psychologie, car il fallait en premier lieu décrypter les messages. Il s’était même amusé à faire semblant de chercher un homme. Il en avait conclu que les femmes comme les hommes faisaient également preuve d’une certaine incohérence et que beaucoup vivaient dans une sorte de « pensée magique », refusant d’abandonner l’illusion de tomber un jour sur l’être parfait. Noël rigolait bien, parfois, qu’il s’agît d’un rire partagé avec une femme via le chat ou d’un rire cynique aux dépens d’une personne qui se décrivait sur le site. L’une de ses prétendantes virtuelles lui avait envoyé un questionnaire très détaillé pour étudier leur compatibilité. La première question était la suivante :
- Comment réagirais-tu si ta copine te révélait qu’elle a couché avec un collègue de travail, mais qu’elle l’a fait dans l’optique de l’expérience, pour savoir ce qu’elle ressentirait et si ses sentiments lui confirmeraient son attachement à toi.
Après avoir lu la phrase deux fois, il avait reculé devant l’exercice de dissertation littéraire que les trente questions du même acabit impliquaient et il avait renvoyé le message suivant :
« Apparemment pas assez mûr pour une relation aussi adulte et cérébrale. »
Comme peu de femmes semblaient prêtes à lui témoigner leur affection ce soir-là, il alla se coucher légèrement déprimé devant le vide de sa vie.


2. Les réflexions de la petite mésange charbonnière

Oiseau aux couleurs caractéristiques avec une calotte noire, le dos jaune vert, le ventre jaune rayé verticalement par une bande noire, les joues blanches, la mésange charbonnière s’incruste souvent dans les vieux bâtiments ou les jardins. Elle mange des insectes et des fruits.

Noël avait son cheval depuis quatre ans. Lui aussi avait posé un problème entre sa femme et lui, parce qu’elle l’accusait sans cesse de préférer son cheval à sa famille. Ils avaient eu des altercations de ce genre :
- Ce n’est pas possible d’avoir un loisir et une famille ? Je n’ai pas pris le voile en t’épousant !
- Ne sois pas ironique ! Tu pourrais m’aider davantage. La famille, c’est un engagement !
- Oui, d’accord, mais on se sent d’autant mieux avec sa famille qu’on a un peu de liberté.
- Tu veux dire que nous te privons de ta liberté ?
- Ne déforme pas tout ce que je dis.
À ce stade de la conversation, Noël levait les bras au ciel, grave erreur et signe de capitulation. Sa femme le battait toujours dans les disputes. C’était une femme forte, capable de vous clouer sur place d’un seul regard. Il avait été fier d’épouser une femme forte, sans mesurer l’ampleur du danger latent.
- Ce n’est pas juste, avait-il protesté un jour. Ce cheval aurait pu être une source d’enrichissement pour toute la famille. Ne dit-on pas qu’il est bon pour des enfants d’avoir un chien ou un chat, alors pourquoi pas un cheval ou même un serpent ou un tigre domestique ?

Le point commun entre Noël, Murielle, Agatha et Rosa, c’était leur pratique de l’équitation. Agatha, en particulier, s’était lancée dans le concours de saut d’obstacles, qui satisfaisait sa quête des émotions fortes. Noël s’entendait bien avec Agatha, même si elle avait parfois la faculté de le déstabiliser avec ses questions saugrenues d’adolescente en devenir.
- Pourquoi as-tu choisi ce sport, l’équitation ? lui avait-elle demandé un jour.
- Je me suis souvent posé cette question. Peut-être parce que le cheval ne juge que tes capacités, tes progrès. Je n’ai pas un physique de top modèle, mais mon cheval n’en a rien à faire. Enfin, je crois, car après tout, comment être sûr que ces animaux ne sont pas sensibles au physique des cavaliers ? Il faudrait faire une étude sur la question : les chevaux jettent-ils plus souvent les cavaliers moches ?
- Non, mais t’es pas mal, en fait. Seulement t’as un putain de caractère. T’es vraiment TRES compliqué. Je trouve que t’as un certain charme.
Oh, ça c’est ce qu’on dit pour être poli. Il faut croire que ma personnalité fascinante compense mes imperfections. Je n’ai pas non plus choisi ce sport juste pour crâner, même si je dois reconnaître qu’on est plus impressionnant sur le dos d’une bête de six cents kilos qu’à pied. Ai-je été conquis par la vision romantique des généraux victorieux sur le champ de bataille ou encore des Indiens chassant le bison ou bien des cow-boys chevauchant vers le soleil couchant ? En réalité, les chevaux te font très vite redescendre sur terre, parfois au sens propre. Après une douzaine de chutes plus ou moins humiliantes, tu commences à percevoir l’inanité du sentiment humain de supériorité sur les animaux ; après une trentaine, tu adoptes une attitude de grand respect pour toute monture. De plus, ma monture personnelle se fait particulièrement respecter. Avec ses airs de grand seigneur représentant de la race appaloosa, qui descend des chevaux des Indiens Nez-Percés, il ne faut pas lui en conter.
- Je te trouve marrant, avait répondu Agatha.
- C’est déjà ça. Si tu m’avais dit « Je te trouve irrésistible », j’aurais été surpris et terriblement embarrassé.

Le jour où Rainbow avait pilé en plein galop, que Noël avait glissé peu élégamment sur son encolure pour se retrouver debout devant lui, il avait bien cru déceler un réel sourire, ou l’équivalent équin, sur sa noble face. Mais ils commençaient à se comporter comme un vieux couple, chacun connaissant les manies de l’autre. Le cheval savait que son propriétaire lui curait les pieds toujours dans le même ordre, si bien qu’il lui donnait les pieds sans que l’homme n’esquisse le moindre geste précis pour les saisir : antérieur gauche, postérieur gauche, postérieur droit, antérieur droit. Avant que Noël n’ait l’honneur de l’acheter, il avait travaillé comme cheval de spectacle et, pour le meilleur et pour le pire, il lui en était resté quelque chose. Parfois, par exemple, il s’amusait à attraper le tapis de selle que son cavalier venait de lui poser sur le dos entre les dents et à le jeter à terre avant que Noël n’ait le temps de mettre la selle. Il le regardait toujours d’un air de profonde satisfaction dans ces cas-là.

Ce week-end là, Noël emmena son fils Lucien aux écuries, parce qu’il fallait bien qu’il monte un peu, au moins une heure, puisqu’il n’était pas allé au club depuis deux jours. Il y avait bien des parcelles de pré, mais les chevaux y allaient à tour de rôle, en petits groupes constitués selon les affinités, pour éviter les bagarres, or Rainbow avait besoin d’un exercice régulier. Bien que Lucien répugne à monter à cheval, il venait volontiers au club, où il exerçait sur les gens ses talents d’observateur et de philosophe en herbe. Noël lui-même tenait son fils pour un bien curieux petit garçon, mais il s’efforçait de respecter la personnalité de son fils.
En effet, Noël essayait d’être toujours fidèle à une maxime : voir le côté positif des choses en toutes circonstances. Parfois, d’un mal sort un bien. Néanmoins, il lui arrivait d’avoir des doutes, par exemple quand il parlait à sa sœur, avec laquelle il devait avoir une incompatibilité rédhibitoire ou quand son compte en banque était, non seulement vide, mais gravement déficitaire en fin de mois. Il fallait qu’il en tire des leçons et qu’il gère mieux ses finances. Mais, tout bien réfléchi, le manque d’argent était plutôt un mal qu’un bien, en dehors de l’éclairage moral qu’il pouvait apporter à votre vie.
L’autre jour, Lucien, qui, à seulement onze ans, montrait des signes d’une grande précocité, lui avait annoncé, quand Noël lui avait demandé ce qu’il voulait faire plus tard :
- Intellectuel.
D’abord pétrifié par cette énormité, Noël avait répondu :
- Tu veux tirer le diable par la queue toute la vie, comme ton père ?
- Non, je veux être comme les messieurs qu’on voit aux émissions de télé tard le soir. Je veux être comme BHL.
- Tu regardes la télé après vingt-trois heures, en plus ?
- Ben oui, parce que j’ai besoin de temps pour réfléchir sur ma journée, et, après, je ne peux pas dormir tout de suite.
Qu’est-ce qu’il va me dire, la prochaine fois ? s’était dit Noël. Qu’il est important de lutter pour les pauvres ou les arbres ? Comment se fait-il que j’aie un fils pareil ? À son âge, je passais plutôt mon temps à me faire dérouiller par les camarades de classe ou à torturer les colonnes de fourmis qui passaient devant la maison.
Tout bien considéré, Noël ne se plaignait pas. Lucien était bon à l’école, sauf en sport et la maîtresse avait indiqué : « Enfant particulièrement éveillé promis à de longues études. » Misère ! On aurait cru une sorte de condamnation. Quand son père l’emmenait au club hippique et qu’il lui proposait de monter sur son cheval, il déclinait l’offre et se mettait à bouquiner dans un coin. Pourtant, Noël avait choisi une femme plus pragmatique que lui pour contrebalancer son influence. Mais les mystères de la génétique sont parfois insondables.

Un panneau sur la petite route du centre équestre indiquait « Ecuries des Chevaliers Aboyeurs », référence humoristique à la fois à la vocation du lieu et à l’oiseau migrateur parfois de passage dans les marais et vasières du littoral. Le club était agencé autour d’une cour. Il comportait un manège de petite taille avec des boxes qui le jouxtaient, une carrière assez grande, un petit parking et la maison des propriétaires sur le quatrième côté de la cour, mais un peu en retrait, partiellement cachée par une haie. Derrière le manège se trouvait un hangar où étaient stockés la paille et le foin. Au-delà, il y avait un bois, alors que des prés s’étalaient entre la carrière et une route étroite. De l’autre côté de la route, les cavaliers pouvaient se promener sur un chemin qui serpentait entre des bois et des champs et prairies.
Un centre équestre, c’était comme n’importe quel club de sport, où se nouaient des amitiés, voire des histoires d’amour, où l’on pouvait vivre des moments forts d’exaltation comme des moments plus difficiles lorsque le cheval ne se montrait pas coopératif. Mais c’était aussi quelque chose de plus, parce que la présence des chevaux, de leur chaleur, de leur beauté et de leur sensibilité conférait au lieu une âme, une vie intense.

À l’arrivée de Noël et de son fils, une reprise d’enfants sur des poneys touchait à sa fin dans la carrière. C’était au tour d’un petit garçon de galoper, alors que les autres restaient alignés au milieu pour lui laisser la piste. Seulement, le poney qu’il montait, malgré sa petite taille, qui ne devait pas excéder un mètre vingt au garrot, tirait résolument vers l’intérieur pour rejoindre les copains, ce qui déclencha l’ire du moniteur :
- Un peu d’énergie ! cria-t-il. C’est la nuit qu’on dort et pas pendant mes reprises ! Ramène-le sur la piste et donne des jambes.
Le gamin, au bord des larmes, finit par sévir et frapper la monture avec sa cravache, tant il était vexé de laisser un poney se moquer de lui.
- Décidément, dit Lucien, je ne comprends pas l’intérêt de ce sport.
- Tu as tort, répondit Noël, ça forge le caractère.
- Mais j’en ai déjà, du caractère, répondit son fils. Je n’ai pas besoin de me battre avec un poney pour le prouver !
La petite sellerie des patrons se trouvait ouverte, ce qui était rare. Lucien, curieux comme il l’était, s’approcha et, vu qu’il semblait dépourvu de toute timidité, il demanda à Mme Valérie Tavel, la femme du propriétaire des lieux, Jean-Luc :
- Excusez-moi, Madame, je peux visiter ?
Elle lui adressa un sourire, cadeau qu’elle ne distribuait qu’avec parcimonie et répondit :
- Mais bien sûr, mon petit.
Elle entra derrière lui et commenta :
- Tu vois, ici il y a une belle selle Pessoa d’obstacle. Elle appartient à Jean-Luc. Regarde les quartiers de deux couleurs, fauve et marron plus foncé. Ils sont surpiqués. Regarde la qualité du cuir. Tu connais les champions de saut d’obstacle Nelson et Rodrigo Pessoa ?
- Absolument pas et ça ne m’intéresse pas du tout. Mais j’aime les objets bien faits.
Une expression dubitative, légèrement irritée, passa sur le visage de Valérie, qui reprit rapidement sa contenance et ajouta :
- Tu peux toucher, si tu veux.
Lucien rejoignit son père au box.
- Il y a une selle western en buffle, avec des décorations en métal argenté. C’est une selle de concours. Elle est chouette.
Il médita un instant, comme de coutume, et poursuivit :
- On peut mettre des choses dans les selles ?
- T’en as de drôles de questions ! Non, on ne met rien dans les selles.
- Ah.
- Si tu traînes dans les écuries, ne passe pas derrière les chevaux, hein ?
Si un cheval lui mordillait un doigt, ou s’il s’égratignait seulement un petit bout de peau dans les écuries, sa mère ferait tout un cinéma. Heureusement, Rainbow traitait Lucien avec un profond respect, comme s’il savait qu’il se trouvait en présence d’un objet précieux et cassable.
Dans les écuries traînaient des passereaux. En particulier, une mésange charbonnière aimait la chaleur des boxes et les insectes qu’elle pouvait y glaner. Elle se posait souvent sur les poutres au-dessus du box de Rainbow et regardait les allées et venues.
- Qu’est-ce que ça peut bien penser un oiseau ? demanda Lucien.
- Demande-lui ce qu’elle pense ! Mais je ne sais pas si elle se pose trop de questions sur notre comportement, elle.
- Elle est toujours toute seule ?
- Parfois elle disparaît. Peut-être qu’elle va rejoindre ses copines. En tous cas, Murielle l’adore. Elle dit que les mésanges servent à remplacer les pesticides dans les jardins et les parcs.
Lucien avait une nouvelle marotte, les oiseaux, depuis sa rencontre avec Jack, un monsieur d’une soixantaine d’années, le mari de la propriétaire d’une jument. Jack se passionnait pour l’ornithologie et Lucien s’attachait volontiers à quiconque pouvait lui apporter un savoir.

Une fois Rainbow sellé, Noël se dit qu’il fallait travailler un peu les changements de pied au galop.
- Tu as un agenda pour le cheval ?
- Un agenda ?
- Oui, son programme d’entraînement, quoi.
- Non, l’agenda, il est seulement dans ma tête.
Sur la carrière éclairée, il y avait déjà un autre cavalier, que Noël voyait rarement, Raymond. Très discret, il ne parlait que cheval, ne souriait jamais et montait vraiment pas mal. Enfin même bien, peut-être mieux que moi, en fait, pensa Noël. Il montait un pur-sang difficile. Une fois dans la carrière, Noël marcha un peu rênes longues. Dès que l’autre cheval, Phantom, croisa Rainbow, il coucha les oreilles et agita l’encolure de bas en haut en signe d’intimidation.
- Vous venez tard, aujourd’hui ! dit Noël à Raymond.
- Oui, fit celui-ci, sans autre commentaire.
- Remarquez, avec cet éclairage, il n’y a pas d’heure, dit Noël stupidement, pour parler.
Sur ces mots, il partit au trot et se mit rapidement aux voltes, demi-voltes, serpentines et autres figures de manège destinées à mobiliser les muscles et l’attention de Rainbow, qui, pour l’instant peu réceptif aux efforts de son cavalier, partit d’une joyeuse ruade, que le pur-sang s’empressa d’imiter, déclenchant une forte réaction de son cavalier, qui lui cria énergiquement :
- Oh, ça va, hein !
Il arrêta sa monture plutôt brutalement, puis il repartit au galop et accéléra :
- Tu veux de l’exercice, vas-y !
Pas de bonne humeur, ce soir, se dit Noël. Mais Raymond ne perdait jamais complètement son calme. Si je montais son cheval, pensa Noël, j’aurais sûrement été tenté à maintes reprises de le transformer en steak bien saignant.
Après une petite détente au galop, il travailla à améliorer l’équilibre du cheval, en l’incitant à reporter plus de poids vers l’arrière-main, c’est-à-dire vers la croupe pour alléger l’avant-main. Rainbow essayait de s’appuyer sur son mors et de tirer sur les rênes pour échapper aux demandes de son cavalier. Noël savait qu’il ne maîtriserait jamais tous les arcanes du dressage, discipline qui alliait gymnastique, technique et grâce, discipline exigeante qui requérait un perfectionnement constant de la communication entre l’animal et l’homme.
- Alors, ces changements de pied ? dit son fils qui était venu sur le bord de la carrière.
- Il faut que le cheval soit bien en équilibre, d’abord, sinon il ne passera pas les changements de pied ou alors il changera avec les antérieurs et pas les postérieurs ou inversement. Tu comprends ?
- Absolument pas, répondit Lucien avec le plus grand sérieux.
- Euh, comment t’expliquer ? Nuno Oliveira, un grand cavalier portugais, a dit que le changement de pied était un nouveau départ au galop dans le galop.
- Mais, si t’es déjà au galop, comment peux-tu partir à nouveau au galop ? C’est du sur-galop ou un truc comme ça ?
- Mais non ! Voilà : si le cheval galope à droite, il galope en trois temps, qui sont : poser du postérieur gauche, poser du bipède diagonal gauche (antérieur gauche, postérieur droit) et poser de l’antérieur droit. Si, dans le galop, je place mes aides pour partir au galop à gauche, le cheval change de pied. Les temps seront alors : postérieur droit, bipède latéral droit et antérieur gauche.
- Quelles aides ?
- Jambe de position droite, donc je recule la jambe vers les hanches du cheval. Et rêne d’appui légère. Poids du corps plutôt à droite.
- Je n’y comprends pas grand-chose. Ça sert à quoi ?
- À équilibrer le cheval, à l’assouplir et à tester son obéissance.
- C’était qui, Nuno Oliveira ? Il est mort ?
Parfois, ce gosse exaspérait Noël. Il voulait tout savoir et ne cessait de poser ces questions qui, pour des adultes, sont souvent problématiques.
- Écoute, je vais travailler un peu et après on en reparle.
Rainbow galopait à faux à la perfection et il n’avait aucun mal à changer de pied. Il savait faire tellement de choses que, parfois, le cavalier avait une sensation embarrassante, un complexe d’infériorité, comme si son cheval était plus intelligent que lui. À un moment donné, Rainbow anticipa et changea de pied avant le milieu de la diagonale. Entre un fils intellectuel et un cheval surdoué, Noël se demanda s’il pouvait exister. Il arrêta sa monture et repassa sur la même diagonale sans changer de pied, en maintenant bien ses jambes à leur place pour la dissuader de toute initiative inopinée.

Alors que Noël finissait son travail rênes longues, Antoine Ferré entra dans le manège avec sa jument, Roxanne, une alezane fine et délicate avec un air timide. Antoine était professeur d’histoire dans un lycée de La Rochelle et, pour une raison quelconque, il continuait à venir monter dans ce petit club un peu loin de chez lui. Peut-être la pension des chevaux était-elle moins chère qu’ailleurs. Aux yeux des autres cavaliers du club, il passait, au mieux pour un non-conformiste, au pire, pour un excentrique totalement farfelu et légèrement fêlé. Il entreprit immédiatement une des discussions dont lui seul avait le secret.
- Bonjour, Noël, fit-il. Il a été bien, ton cheval, aujourd’hui ?
- Oui, oui, pas mal, assez attentif.
- Dis-moi...
Là, quand il prononçait de tels mots, Noël s’inquiétait toujours.
- Qu’est-ce que tu penses de l’obtention du rassembler dans la deuxième manière de Baucher ?
Noël resta coi quelques instants, pour que son cerveau traite complètement cette demande.
- Euh, je ne suis pas spécialiste de Baucher, tu sais.
François Baucher, le célèbre écuyer du début du XIXe siècle. Une nouvelle obsession d’Antoine, apparemment.
- Mais si, tu sais bien, quand il préconisait de lever d’abord la tête du cheval et de décontracter la bouche avant d’obtenir progressivement le ramener.
Noël se laissait de moins en moins désarçonner par les questions insolites d’Antoine. Il n’arrivait pas à savoir s’il les posait juste pour avoir l’air particulièrement savant ou s’il était réellement obsédé par la validité de ses lectures.
- Ah, oui, je vois, dit Noël.
Il ne voyait rien du tout, mais espérait ainsi écourter la conversation.
- Tu ne penses pas qu’il est mauvais d’inciter certains chevaux à lever la tête ?
- Eh bien, si, si, dit Noël d’un air follement inspiré. Cela dépend du cheval, je suppose. Le mien a une encolure assez forte et je ne pense pas que ce genre de dressage aurait été bon pour lui.
- C’est bien ce que je pensais...
Antoine se saisit le menton avec la main gauche, songeur, puis il ajouta :
- Tu ne sais pas comment Baucher a eu son terrible accident ?
- Non.
- Un lustre lui est tombé dessus alors qu’il travaillait dans un manège. C’est à la suite de cet accident qu’il a modifié sa technique. Le destin, le destin...
Puis il s’éloigna sur sa jument.
Noël rentra Rainbow au box. Le cheval tenta de foncer directement sur sa mangeoire, où les granulés avaient été déposés par Cédric, le palefrenier, pendant son travail. Régulièrement, il testait Noël, alors qu’invariablement son cavalier le reprenait sèchement, l’empêchait d’aller manger une seule bouchée avant qu’il ne soit dessellé. En revanche, comme Rainbow avait fait des progrès et en consentait désormais souvent à attendre quelques minutes avant son repas, Noël avait dû se résoudre à faire une concession de son côté : pendant tout le repas de sa monture, il ne le dérangeait aucunement, revenant plus tard pour le brosser et lui curer les pieds.
En traînant dans l’allée entre les boxes, attendant que son cheval ait terminé sa ration, Noël croisa une nouvelle cavalière, une jeune femme qui marchait énergiquement dans les écuries. Son air décidé ne constituait que l’un de ses attraits. Elle avait un visage fin, un peu anguleux, encadré par des cheveux châtains et de ses yeux noisette, clairs et vifs, se dégageait un charme certain.
- Elle s’appelle Christine, dit le moniteur, Bertrand, qui était arrivé discrètement derrière Noël.
Bertrand, qui devait avoir vingt-cinq ans environ, se chargeait des reprises, vu que Jean-Luc, le propriétaire des lieux, ne s’intéressait plus guère à l’enseignement. Il avait un air perpétuellement insolent et se plaisait à se moquer, généralement gentiment, de quiconque lui en donnait le prétexte.
- Je ne te la piquerai peut-être pas, si t’es gentil, continua-t-il.
Noël n’eut pas la présence d’esprit de répliquer avant que Bertrand ne s’éloigne. J’ai encore eu l’air con ! se dit-il. Il aurait dû répondre avec arrogance ou ironie :
- Mais, c’est moi qu’elle préférerait, voyons !
Non, c’était une phrase vraiment trop tarte. Il songea à une réplique moins théâtrale :
- Mais, tu n’es peut-être pas son type !
Pas très fin non plus, ça ! pensa-t-il. Après tout, en ignorant la remarque de Bertrand, il avait fait preuve d’une digne retenue. Il essaya de s’en persuader.




Bon, plus loin il y a un meurtre...Je ne vous en dis pas plus!
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MessageSujet: Re: Début de mon livre "Les chevaliers aboyeurs"    Début de mon livre "Les chevaliers aboyeurs"  Icon_minitimeJeu 1 Sep 2011 - 17:32

C'est bien, très professionnel. Je n'ai décelé que deux-trois erreurs, mais premier conseil, poste moins en une seule fois ! Un tel pavé démotive complétement le lecteur, et peu de membres auront le courage d'en commencer la lecture ! Sur un forum, ne dépasse pas une page et demi, deux pages Word par message, plus ça décourage !

Sinon le texte, très bien. Les personnages sont nombreux, très bien présentés, et ont tous un caractère propre. Ton héros désabusé me plait beaucoup, et j'ai envie de mettre des tartes à son fils, donc de ce côté-là, c'est réussi !
Tu prends ton temps, le style est fluide, efficace, bien maitrisé. L'histoire avance à un bon rythme, tu nous montre le décor où se déroulera le roman, les personnages qui y joueront un rôle, tu peux reprendre confiance, pour l'instant, c'est largement au niveau des autres romans français (Houellbecq, d'Arvor et autres nominés du Prix Goncourt...) !

Le seul point que je n'aime pas, mais ce n'est que mon avis personnel, c'est l'univers franchouillard-terroir. Des vieux prénoms, la campagne profonde, plein de bons sentiments, le roman français par excellence... j'ai le même problème avec les bouquins de Van Cauwelaert ( la Vie Interdite par exemple), ils sont si éloignés de mon propre univers que je n'arrive pas à les apprécier. Je suis plus Bret Easton Ellis ! Ce n'est que mon avis, et il est contraire à celui des critiques.

Voilà, je lirai la suite. Pour l'instant, et objectivement, c'est éditable dans n'importe quel maison d'édition (professionnelle), j'espère que la suite sera au même niveau !

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