Un père et son fils, Mai 1945
Sur le sommet d'une grosse épinette, trois oiseaux au plumage noir semblaient statufiés. Une légère brise faisait mouvoir leurs plumes et dans le bec acéré de l'un d'eux pendait une patte de lapin sanguinolente. Le plus gros volatile regardait fixement vers la cour d'école d'où provenaient des cris d'enfants qui courraient derrière un ballon.
Heureux, Joseph Dumas venait d'apprendre que la Seconde Guerre mondiale avait pris fin le 8 mai 1945 par la capitulation sans condition du IIIe Reich. Il avait eu une envie folle de faire la bise au vieux poste de radio que possédait le marchand général, mais s'était rapidement repris en main. Il apprendrait sous peu tout ce que cette guerre avait laissée à l'humanité en héritage. En passant devant l'école, son regard fut attiré par les corbeaux qui surveillaient un petit chaton qui s'était éloigné de sa mère. Il fit une pause, examina la situation et décida de poursuivre sa route. De loin il vit son fils Jules qui devait encore être encore dans sa bulle. Il ignorait que le jeune homme était plongé dans ses souvenir, et qu'il revoyait la scène ou ses deux jeunes soeur avaient trouvé la mort.
Pendant la dernière semaine, Joseph s'était réservé une journée entière afin de retourner jeter un dernier regard aux endroits où il avait vécu pendant les vingt dernières années. Accompagné de son fils Jules, il avait commencé par le lot qui lui avait été remis par le Gouvernement lors de son arrivée en terre Gaspésienne. Ce même lot; qu'un fonctionnaire sans scrupules lui avait repris sans sommation lorsqu'il était entré au sanatorium de Rimouski.
-Regarde tous les rosiers sauvages qui ont poussé dans le coin.
-Wow! J'en ai jamais vu autant, au moins si ça se mangerait, fit Jules.
-Certain que c'est comestible mon gars. Au cours de la Seconde Guerre Mondiale qui vient de se terminer, il faut que tu saches qu'en Grande-Bretagne et dans les pays scandinaves, les fruits du rosier ont pris une très grande importance à cause du blocus allemand qui les empêchait de s'approvisionner en agrumes. Les fruits de l'églantier étaient ramassés en quantité astronomiques pour en faire du sirop et une poudre qui était distribuée comme supplément vitaminique. En 1943 seulement, le peuple de Grande Bretagne avait ramassé jusqu'à 4,5 tonnes de fruits de l'églantier pour le distribuer dans toute la population comme supplément vitaminique.
Jules regarda son père avec surprise, puis il se souvint qu'il avait passé trois années alité au sanatorium de Rimouski et qu'il avait eu un professeur comme voisin de lit.
Joseph remarqua que la petite construction était encore debout, mais était envahie par plein de concombres grimpants qui recouvraient complètement le mur du côté nord.
-Regarde Jules, ce mur ne voit jamais le soleil et est tout pourri. Ces plantes grimpantes vont finir par le faire tomber parce qu'il ne peut jamais sécher complètement. La nature reprend ses droits sur ce que fait la main de l'homme, c'est comme ça!
-On fera attention papa, je ne veux pas que la toiture nous tombe dessus, ça serait bien le restant de la piastre.
-Ça serait de mourir trop bêtement, en effet.
Même la porte était presque réduite en poussière. Il donna un coup de pied dans ce qui en restait et entra. Des rongeurs avaient en partie détruit l'intérieur, des fourmis avaient élu domicile sur le plancher vermoulu, et un gros nid de guêpe trônait fièrement dans le coin où avait été jadis situé la chambre à coucher. Jules de son côté ne regardait pas les débris, mais notait mentalement de quelle façon avait été monté la charpente et les poutres du toit.
-Allons un peu à l'endroit maudit, même si je m'étais juré de ne plus jamais y remettre les pieds, déclara le père de famille d'une voix enrouée.
Au bout d'une heure de marche, ils entrevirent les murs de la grande havel abandonnée. Joseph nota mentalement que le terrain était envahi par de la rhubarbe sauvage, celle qu'on nommait le tabac du diable. Ce n'était pas de bon augure de voir proliférer ce genre de végétation que détestait les colons.
Ils en firent le tour lentement, et après quelques instants d'hésitation ils pénétrèrent à l'intérieur de la construction abandonnée. Ça sentait réellement mauvais. Plein d'excréments de porc-épic jonchaient le sol. Une carcasse de chevreuil grouillant d'asticots et de mouches à ver, et à moitié dévorée par les loups traînait dans un recoin sombre.
-Pouah! Sortons d'ici Jules, ça sent trop la mort.
-Oui papa, ça pue ici. Suis-moi un peu à l'extérieur, j'ai quelque chose à te montrer.
Ils firent quelques pas et Jules expliqua à son père ce qui avait été la cause de la grande brèche rectangulaire dans le mur de la grange. Joseph regardait le trou, songeur.
-Ainsi donc, ce sont ces planches manquantes qui accompagnent mes deux fillettes dans leur dernier repos. Pauvres petits anges, avoir pour tombe du vieux bois vermoulu et sale. Elles auraient mérité beaucoup mieux.
-Oui papa, répondit Jules en essuyant une larme. Quand j'aurai des enfants à mon tour, je vais leur raconter en détail tout ce que nous avons vécu ici. Rien ne se perdra, surtout qu'il s'agit de vies humaines qui ont été en péril. J'ai aussi réalisé que tout seul on peut aller vite dans la vie, mais qu'on va beaucoup plus loin en famille, surtout en se serrant les coudes ... comme me l'a appris Olivette pendant un jour très sombre lorsque j'avais dix ans.
-Je t'approuve à cent pour cent mon garçon. Pauvre Olivette, je m'ennuis souvent en pensant à elle. Ma grande fille si solide et si près de la nature, partie à cause de l'incompétence d'un médecin stagiaire.
-Moi aussi elle me manque beaucoup. Sans elle on y serait tous passés, on serait tous morts les uns après les autres. Elle nous a appris comment colleter les lièvres, faire un trou dans la glace pour attraper les poissons et aussi plein d'autres choses primordiales pour la survie.
-Je vois. Une chose que je veux te dire mon fils avant qu'on retourne à la civilisation. J'ai appris ceci d'un homme spécial, un certain Moise Lagrange lorsque j'étais à l'article de la mort au sanatorium. C'était un vrai livre vivant. Pour le passé, il faut tourner la page et ne plus s'y replonger afin d'éviter de se faire du chagrin. Maintenant on écrit une nouvelle page qui est blanche et vierge de tout mauvais souvenirs.
-Je comprend papa, je vais le faire. Ce Moise, ce nom me dit quelque chose.
-C'était le vieux monsieur qui portait un chapeau étrange et qui vous donnait des bonbons en causant de choses et d'autres quand vous étiez petits.
-Oui! Je me souviens. Il en savait long sur la vie ce vieux monsieur.
-Il a été mon compagnon au sanatorium pendant longtemps et pour passer le temps il m'enseignait la philosophie de la vie courante. Mais comme je le disais, c'est du passé tout ceci. Je ne dis pas de ne jamais revenir dans le passé, loin de là! Mais quand tu le feras, soit bien certain d'être en bonne compagnie et ne pas être dans un état d'esprit négatif, ni d'être triste.
De retour au village, ils prirent position sur le long banc d'érable qui faisait face aux marches menant sur la galerie. Le regard perdu dans le vague, Jules achevait de tout expliquer à son père ce qu'ils avaient endurés pendant sa longue absence causée par la tuberculose. En terminant, il jura de ne plus jamais revenir sur ces mauvais souvenirs.
-Le soleil décline mon fils, entrons nous reposer à l'intérieur. Tes soeurs doivent dormir et ta mère est sûrement en train de tricoter à la chandelle. Quand on sera dans les pays d'en bas, on aura l'électricité nous aussi.
-C'est une habitude qu'on n'a pas et qui ne nous manque pas papa. Je prends bien garde à ne pas m'en créer dont je ne pourrais pas me passer dans le futur, elles finiraient par me pourrir la vie et peut-être me l'écourter.
Joseph sursauta légèrement et regarda attentivement ce garçon à la chevelure soyeuse.
-Bien dit! mon Jules, tu fais bien de rappeler ça à ton vieux père. En passant, comme on quitte la région après-demain, profites-en pour faire tes adieux à tes amis parce qu'on ne sait pas si on reviendra ici un jour.
-C'est fait papa, certains ont feint l'indifférence tandis que d'autres avaient le coeur gros. Pour ces derniers je ne suis pas inquiet, ce sont ceux qui ont caché leurs émotions qui sont le plus affectés je crois. Ils gardent tout en eux et ce n'est pas trop bon pour le moral.
-Encore une fois en plein dans le mille! Es-tu allé à l'école en cachette? blagua Joseph.
-Ce sont des choses que j'ai appris sur le tas papa, et qui m'ont porté à réfléchir.
-Pour les filles, ça se passe comment?
-Pfuit! Elles ne regardent que l'image que je projette. Elles ne prennent même pas le temps d'analyser comment je suis réellement, donc ça ne me fait aucune peine de partir d'ici. Elles continueront à regarder d'autres images et à se créer leur petit cinéma.
D'un commun accord ils entrèrent à l'intérieur. Jules souhaita bonne nuit à sa mère et grimpa à l'étage pour la nuit. De son côté, Joseph raconta à son épouse ce qu'il venait de découvrir sur leur fils.
-Je vais parler comme le fait souvent notre vieux curé, c'est bien vrai que la famille est une réelle richesse. Nos filles aussi sont solides mon mari, n'oublie pas!
-Je m'en suis rendu compte. Elles ont de qui tenir ...
Sarah sourit et expliqua de quelle façon son père Cyrillio Duguay comptait s'y prendre pour le déménagement vers le Lac-Mégantic. Le vieil homme avait tenu a apporter son aide au maximum parce qu'il se reprochait leur venue en terre gaspésienne