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| | Le roi au château [nouvelle terminée] | |
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Tassa Accro au forum ? Oui, pourquoi ?
Nombre de messages : 441 Age : 32 Localisation : Tout au bout de la terre, en face de la mer! Loisirs : Chevaucher l'imagination vers de nouveaux horizons Date d'inscription : 28/09/2016
| Sujet: Le roi au château [nouvelle terminée] Jeu 29 Déc 2016 - 22:18 | |
| Bonjour! C'est encore moi. En ce moment, je suis très inspiré. Très inspiré pour écrire plein de trucs, sauf mon bouquin! Mais bon, c'est les vacances, alors je peux bien écrire sur autre chose non? Et puis, ce nouveau projet m'emballe complétement! Je sens que je tiens un truc ! D'habitude, je vous poste mes petits textes une fois qu'ils sont finis, car je les modifie assez fréquemment en cours d'écriture. Mais j'avais envie d'essayer une autre méthode, voir ce que ça donnait. Je posterais donc cette nouvelle au fur et à mesure de son écriture. EDIT: la nouvelle est terminée, je la poste dans sa version finale en fin de topic.Allez, je me tais et je vous laisse lire! LIEN VERS LES COMMENTAIRES: IciLE ROI AU CHATEAU Première partie:- Spoiler:
La galerie d'art a un charme indéniable. Le lieu est cossu, avec son plancher verni recouvert de tapis orientaux. Des lampes vertes, aux montures recouvertes de laiton et équipées de brûleurs, diffusent lumières et odeurs agréables dans la pièce, éclairant les photographies accrochées aux murs. Chaque œuvre a sa petite plaque à l’écriture doré, définissant son auteur, expliquant ce qu'il a voulu immortaliser. La majorité des prix sont sur demande.
Au milieu de la pièce, tranchant avec l'opulence du décor, un enfant. Dix ans tout au plus. Ses joues sont sales, sa tignasse en désordre. Ses vêtements, trop grands pour lui, ont visiblement connu des jours meilleures, et ils sont tâchés aux genoux et aux coudes. Ce n'est peut-être pas l'enfant le plus crasseux de la terre, mais ce n'est certainement pas le plus propre non plus. Ses sandales laissent des marques de boue sur les tapis.
L'enfant regarde autour de lui. C'est la première fois qu'il met les pieds dans ce genre d'endroit, mais ses yeux sont plus curieux qu'ébahis. Dans son regard couve un feu, un feu inhabituel à un aussi jeune âge. L'espièglerie enfantine y a presque disparu, on y lit la force, la fermeté, la détermination.
Il s'appelle Asmo, et c'est un prince parmi les siens, un roi qui exerce son pouvoir d'une main de fer.
L'homme dans la galerie finit par le remarquer. Il s'approche, arc un sourcil devant le spectacle de la boue sur les tapis.
- Et bien mon garçon, tu es perdu ?
L'homme rencontre le regard d'Asmo, et ce qu'il y lit le surprend. Instinctivement et sans vraiment s'en rendre compte, il détourne les yeux. Tout est alors déjà joué...
D'une voix hésitante...
- Je peux t'aider ?
L'enfant passe alors en hurlant entre ces jambes, sort une poignée de petits cailloux de sa poche, et se met à bombarder les œuvres accrochés au mur. Ses attaques sont dérisoires, rebondissant contre les cadres en verre, mais elles sont lancées avec toute la furie de son petit cœur.
L'adulte reste interdit un moment, comme paralysé par le cri et la fureur dont fait preuve Asmo. Il finit néanmoins par se reprendre.
- Mais enfin, qu'est ce que tu fais ! Arrête ! Arrête !
Mais l'enfant n'arrête pas, et s'enfonce plus profondément dans la galerie, continuant son tir de barrage, continuant à s'époumoner.
L'homme voit rouge. Le petit monstre ! Le sale gosse ! Comment ose-t-il ainsi s'introduire ici avec ses chaussures sales, et s'en prendre à sa précieuse marchandise ? Et lui qui voulait l'aider ! Non, ce qu'il lui faut , c'est une bonne punition... Oui, il faut être ferme avec la jeunesse !
L'homme va chercher une solide canne dans le sceau où elles sont rangées, à côté du porte-manteau. Il suit le petit garnement d'un pas décidé. Il va voir ce qu'il va voir !
Dernière édition par Tassa le Mer 2 Déc 2020 - 17:28, édité 10 fois | |
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| Sujet: Re: Le roi au château [nouvelle terminée] Ven 30 Déc 2016 - 20:18 | |
| Deuxième partie:- Spoiler:
Quelques instants après que l'homme ait disparu derrière un coin de mur, la porte de la galerie s'ouvre. Un groupe d'une dizaine d'enfants entre. Pas un n'est pubère, et certains sont vraiment jeunes. Ils ont les mêmes vêtements et les mêmes joues sales qu'Asmo. Il faut faire vite, la sonnerie de la porte a retenti, et l'homme peut revenir à n'importe quel moment.
Les enfants jettent des regards étonnés autour d'eux. Que cette pièce est belle, que cette pièce est grande ! Il y aurait la place pour y faire rentrer toutes leurs maisons, et encore avoir un solide espace pour jouer.
Mais ils se reprennent vite. Ils ont une mission. Une petite gamine de sept ans lance :
- Bon, on prend laquelle ? - Asmo nous a dit de prendre la plus belle.
Seulement voilà, comment choisir la plus belle ? Toutes ces photographies semblent merveilleuses aux yeux des enfants.
- Et si on prenait la plus grande ? tente un môme en en désignant une énorme.
La « plus grande » mesure deux mètres sur trois, et est accrochée trop haut pour leurs petits bras. Ils auraient de toute façon bien du mal à la transporter.
La gamine en montre une autre du doigt.
- Et celle-là ?
Celle-là représente un fort en ruine à moitié mangé par la végétation. Les dimensions de la photo sont acceptables, et elle est facile à décrocher du mur.
- Pourquoi pas...
Les enfants se mettent aussitôt au travail. Et ils font bien, car l'homme est en train de revenir.
Asmo a équivé les grands moulinets de canne qui ont plu sur lui, reculant, glissant, se tendant, vif comme un chat sauvage. Il a réussi a échapper à l'homme et court maintenant vers la sortie, son assaillant sur ses talons.
Tout deux reviennent à l'entrée au moment ou les autres enfants réussissent finalement à décrocher la photographie du mur.
Devant ce spectacle, l'homme hurle de rage.
- Petits salauds ! Je vais vous faire la peau, petits salauds !
Et il se précipite, sa colère le faisant accélérer. Mais les enfants sont encore plus rapides, et ils franchissent le seuil de la porte. Asmo, le dernier à quitter la galerie, sent le souffle d'un coup de canne sur sa nuque. L'homme les suit de près.
Le petit groupe se retrouve dans les rues de Jakarta. Il fait nuit et les enfants détalent comme des lapins.
Dernière édition par Tassa le Mer 15 Fév 2017 - 19:35, édité 6 fois | |
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| Sujet: Re: Le roi au château [nouvelle terminée] Ven 30 Déc 2016 - 20:20 | |
| Troisième partie:- Spoiler:
La galerie d'art se tient non loin du Merdeka Square, la place de l'Indépendance, en plein cœur de la ville. A cette heure-ci, les grattes-ciels sont illuminés. Les rues sont remplies de monde, et la circulation est dense, incroyablement dense. Il y a du bruit, de l'agitation.
Les enfants slaloment entre les voitures, les mini-bus et les angkots, les taxis collectifs, emportant leur butin dans la nuit. Mais leur poursuivant ne les lâche pas. Il s'époumone, criant au voleur, demandant de l'aide pour arrêter les enfants.
Ceux-ci courent. Ils ne doivent pas aller loin, ils vont chez eux. Ils courent comme s'ils avaient des ailes, ils courent vers le bidonville, le bidonville le long des rails près de Stasiun Senen.
A mesure qu'ils se rapprochent, ils quittent les grands artères à la circulation dense. Les boulevards deviennent rues, puis ruelles. Les passants y sont nombreux, serrés les uns contre les autres. L'homme de la galerie commence à être distancé, il ne peut pas se faufiler avec la même agilité que les enfants. La victoire est proche !
Les enfants y sont presque. Plus que cette dernière ruelle longue, serrée, mal éclairée. Encore un effort...
Soudain, la petite gamine de sept ans tombe. Elle s'appelle Nisrina. Dans sa précipitation, elle s'est emmêlée les pieds, et son petit corps est venu percuté la chaussée.
Le groupe d'enfant n'a pas ralenti et continu à détaler. Tout au plus un petit coup d’œil en arrière.
La fillette s'est faite mal à la cheville. Elle se redresse, et essaye de repartir en courant. Mais elle ne peut plus. Elle ne peut que clopiner. Enfin, ce n'est pas bien grave, ils sont presque arrivés.
Et c'est là que l'homme de la galerie surgit au coin de la rue, tout rouge et essoufflé par la longue course-poursuite et la colère qui l'anime. Il voit la gosse boiter, loin derrière le reste de la bande de gamins.
Et bien, elle prendra pour le reste ! Il se précipite, sa canne à la main.
Le premier coup est lourd, il atteint Nisrina à l'épaule, la jetant au sol. La filette pousse un cri de douleur. Un deuxième coup s'abat, suivit d'un coup de pied au ventre provoquant un gémissement.
Asmo se retourne, s'arrête. C'est la faute de Nisrina si elle est tombée, elle n'avait qu'à faire attention. La canne se lève à nouveau.
Elle vient violemment frapper le visage de la fillette. On ne l'entend plus. Le bras se réarme, prêt à continuer. Les autres enfants sont déjà à plusieurs mètres d'Asmo, emportant la photographie volée.
Dernière édition par Tassa le Mer 15 Fév 2017 - 19:36, édité 5 fois | |
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| Sujet: Re: Le roi au château [nouvelle terminée] Dim 1 Jan 2017 - 22:41 | |
| Quatrième partie:- Spoiler:
Le bras se détend, fouettant l'air. Asmo hurle :
- Tous sur lui !
Et il charge, quelques trente kilos de détermination s’élançant dans un but précis. Il charge, sans regarder si les autres le suivent, sans se soucier de la différence de force, sans se soucier de l'arme de son opposant. Derrière lui, les enfants n'ont pas changé de direction.
L'homme a eu le temps de toucher deux fois de plus Nisrina avant qu'Asmo ne lui entre dedans. L'adulte ne l'a pas vu venir, trop occupé à frapper sa victime, et le gamin s'en prend à ses jambes, essayant de le déstabiliser et de l'entraîner au sol.
Mais la différence de gabarit est trop importante, et l'homme arrive à rester debout. Une violente baffe envoie Asmo rouler par terre, la lèvre fendue. La douleur est vive.
Il se relève, les yeux plein de feu, fusillant du regard son adversaire. L'adulte s’approche, confiant, la canne à la main. Asmo sait qu'il n'a aucune chance.
Mais il ne se laissera pas faire pour autant. Il vendra chèrement sa peau ! Sa force physique est certes limitée, mais la force de sa volonté, elle, est sans limite. Intérieurement, c'est un tigre.
Il crache au visage de son adversaire.
L'homme sort un mouchoir et s'essuie.
- Je vais prendre beaucoup de plaisir à te corriger... Mais il n'a pas le temps d'en dire plus. Le reste des gamins a fait demi-tour, et lui fonce dessus. Il hésite, incertain de l'attitude à adopter.
Les gamins crient, l'insultent, serrent les poings. Ils sont prêt à en découdre.
Asmo est entouré de ses fidèles soldats. C'est lui le chef, c'est lui qui dirige cette petite communauté, et il est prêt à la lâcher au combat. Ce qu'on peut lire sur son visage fait frissonner l'homme de la galerie : Asmo n'aura aucune pitié.
Alors, lentement, l'homme recule. Il fait un pas en arrière, puis un autre. Elle ne devrait pas, et pourtant, cette bande de gosse lui fait peur. Il disparaît dans la nuit sans demander son reste.
Les enfants sont maintenant seuls dans la ruelle, l'ennemi a pris la fuite. Au sol, le corps de Nisrina est en sang. Elle a perdu connaissance.
Asmo ordonne qu'on la porte, et qu'on la ramène chez elle. Des petits bras la soulèvent, et l'emmènent dans le bidonville.
Ici, le spectacle est très différent de ce qu'offrait le centre ville, avec ses grattes-ciels, ses illuminations, sa verdure. Il fait sombre, il fait noir. Les marches pour descendre dans le bidonville n'ont d'escalier que le nom. Le sol est fait de bosses, de fosses, recouvert de planches, de détritus. Il y est glissant, et les enfants sont alourdis par le poids de la photo et celui de Nisrina.
Les habitations, basses de toits et se serrant les une contre les autres, sont construites sur pilotis. Si quelqu'un prenait la peine d'en franchir le seuil, il se rendrait compte qu'elles sont construites selon des dimensions qui n'ont aucun lien avec le nombre d'occupants. Dans des pièces de quelques mètres carrés s'entassent quatre, cinq, dix, douze personnes.
Les enfants passent devant la maison de Nisrina, déposent le corps de la fillette à l'entrée. Ils frappent à la porte, et repartent. Non pas qu'ils soient insensibles à son sort, mais ils n'ont pas d'explications à donner à sa mère, pas l'envie d'affronter sa colère, sa tristesse.
Ils n'échappent toutefois pas à ses cris quand elle découvre le corps de sa fille. Ils continueront à les entendre même après avoir tourné au bout de l'allée.
Dernière édition par Tassa le Mer 15 Fév 2017 - 19:36, édité 3 fois | |
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| Sujet: Re: Le roi au château [nouvelle terminée] Mar 3 Jan 2017 - 18:47 | |
| Cinquième partie:- Spoiler:
Les enfants vont maintenant chez d'Asmo pour y déposer la photographie.
C'est là que tout a commencé. Leur chef voulait une décoration pour la cabane de bric et de broc lui servant de maison. Et il la voulait pour une raison bien précise. Asmo vit en effet avec sa mère. Elle s'appelle Indah, et il l'aime tendrement, autant qu'un fils peut aimer sa mère, peut-être même plus. Il ferait n'importe quoi pour elle. Il n'a peut-être que dix ans, mais il se sent responsable d'elle, il veut la protéger.
Il est dit que toutes les blessures guérissent avec le temps. Mais est-ce la vérité ? Cela fait deux ans qu'Asmo voit sa mère se laisser dépérir. Chaque jour, elle se laisse un peu plus emporter, et aucune trace de guérison à l'horizon. Les épreuves qu'elle a traversé ont été trop dures, les coups subis trop terribles.
Les enfants déposent la photographie devant la cabane, laissant leur chef la déposer à l'intérieur.
Asmo ne laisse jamais personne rentrer chez lui. Il ne laisse personne voir sa mère, ce serait trop dangereux. Après de brefs adieux, la bande de gosse s'éparpille, chacun rentrant chez soi, du moins pour ceux qui en ont un.
Asmo se retrouve tout seul. Une fois les autre partis, il pousse la porte d'entrée. Ce n'est peut-être qu'une cabane faite de matériaux de récupération, mais elle est relativement solide, et plutôt spacieuse si on la compare à la moyenne des habitations alentours. Son père a fait du bon boulot.
A l'intérieur, sa mère est assisse sur une chaise de jardin en plastique. Indah est âgée d'une trentaine d'année, mais elle en fait plus. Sur sa chevelure, longue et emmêlée, commence à apparaître des cheveux gris. On aperçoit de fines rides à la commissure de ses lèvres et sur son front. Malgré cela, elle reste très belle, avec sa taille fine et ses pommettes saillantes. Elle est en train de s'éclairer à l'aide d'une bougie qu'un des gamins d'Asmo a trouvé quelques jours plus tôt.
- Fajar, c'est toi ? demande-t-elle en l'entendant rentrer.
Fajar est le nom du frère d'Asmo, d'un an son aîné.
- Oui.
Asmo est habitué a ce qu'elle l'appelle ainsi. Indah voit souvent son premier garçon dans son benjamin, l’appelant tantôt Asmo, tantôt Fajar.
La première grande tragédie dans la vie d'Indah fut la disparition de son mari, le père de ses deux enfants. Lui qui les avait fait venir à Jakarta, lui qui avait bâti leur maison. Du jour au lendemain, il s'évapora dans la nature, ne donnant plus aucun signe de vie. Elle ne sut jamais ce qui lui était arrivé. En eut-il assez de cette existence de misère, de sa femme et de ses deux enfants à charge ? S'enfuit-il lâchement ? Ou se fit-il tué dans un coin sombre, se vidant lentement de son sang ? Jeta-t-on son corps sans vie à l'eau ? Toujours est-il qu'Indah se retrouva seule du jour au lendemain avec deux enfants sur les bras. Elle ne baissa toutefois pas les bras.
- Et où étais-tu passé ? Tu rentres bien tard, questionne Indah. - J'étais parti te chercher un cadeau, réponds Asmo.
Dernière édition par Tassa le Mer 15 Fév 2017 - 19:37, édité 2 fois | |
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| Sujet: Re: Le roi au château [nouvelle terminée] Sam 14 Jan 2017 - 16:54 | |
| Sixième partie:- Spoiler:
Il lui tend la photographie.
- Qu'est ce que c'est ? - Tu te souviens, il y a quelques jours tu m'as dit que tu trouvais notre cabane bien triste. Alors je suis parti chercher de quoi la décorer.
Le visage d'Indah s'éclaire alors que ses yeux ternes retrouvent un semblant de pétillement.
- Oh, merci beaucoup Banyu !
Banyu était le nom de son mari. Depuis quelques temps, elle s'est aussi mis à le confondre avec Asmo, prenant son fils pour son époux.
La deuxième grande tragédie dans la vie d'Indah eu lieu il y a deux ans. Fajar, le grand frère d'Asmo, mourut emporté par une pneumonie. Ses poumons se remplirent de pus. Aucune prière de sa mère, aucune malédiction, aucun mot tendre dont elle abreuva son fils ne put rien changer. Le médecin qu'elle finit par dénicher se révéla impuissant, la maladie étant déjà trop avancée.
Indah se sentit responsable. Peut-être, si elle avait trouvé un médecin avant, si elle avait réuni les fonds plus tôt... Le choc de la perte fut effroyable. La culpabilité qu'elle mettait sur ses épaules la rongeait. Tout cela fut trop dur à porter. Petit à petit, sa santé mentale s'effrita.
Elle se renferma, renferma sur elle-même dans un délicieux monde intérieur où Fajar vivait toujours, refusant de voir la réalité en face. Indah bannit de sa vie tout ce qui risquait d'ébrécher sa merveilleuse utopie. Elle s'éloigna de ses voisins et de ses amis, fuyant leurs contacts. Pourquoi aurait-elle eu besoin de leur aide alors qu'elle avait ses deux garçons pour l'épauler ?
Elle passait des heures et des heures à la maison, ne sortant presque plus. Plongée dans la solitude, sa situation empira. Elle arrêta quasiment de manger, de s'occuper d'elle. La convaincre d'avaler quelque chose pouvait prendre des heures de négociations. Son fils Asmo, son jeune fils qui n'avait que huit ans au moment des faits, était sa seule compagnie. Indah voyait maintenant ses deux garçons en lui, se servant de sa présence pour nourrir son utopie, l'appelant tantôt Asmo, tantôt Fajar.
- Mais qu'est ce que ça représente, Banyu ? demande Indah en contemplant la photographie.
Asmo se rapproche, observant la photographie à la lumière de la bougie. Il n'a pas encore eu le temps de la contempler dans l'obscurité de la nuit. Très vite, il doit se rendre à l'évidence. Il n'a aucune idée de ce qui est immortalisé sur la photo.
- Je ne sais pas. - Ce n'est pas grave, je l'aime quand même. Oui, je l'aime beaucoup. Mais j'aimerais bien savoir ce que c'est... - Je le découvrirais pour toi, maman, je te le promets. - Ça c'est mon garçon. Fajar, tu sais prendre soin de ta mère. Mon beau garçon...
Et Indah prend Asmo dans ses bras, le serrant contre son cœur. L'étreinte ne dure qu'un instant, mais Asmo en éprouve une énorme joie. L'espace d'un instant, il se sent le roi du monde.
- Je suis fatiguée, maintenant. Fatiguée, fatiguée. Je vais me reposer un peu. Tu diras à ton père de ne pas faire de bruit en rentrant. Oui maman. Bonne nuit.
Ne sachant pas trop où la mettre, Asmo pose la photographie dans un coin, puis souffle la bougie, les plongeant dans l'obscurité.
Dernière édition par Tassa le Mer 15 Fév 2017 - 19:38, édité 2 fois | |
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| Sujet: Re: Le roi au château [nouvelle terminée] Mar 24 Jan 2017 - 14:52 | |
| Septième partie:- Spoiler:
Le sommeil est long à venir pour le jeune garçon, allongé sur sa couche à côté de sa mère. Sans cesse, il revoit Nisrina par terre, le visage en sang. Non pas qu'il éprouve de la culpabilité. Elle connaissait les risques, et c'est de sa faute si elle est tombé. Mais tout de même... si les choses avaient pu se passer autrement...
Asmo finit par s'endormir, mais seulement pour passer une nuit agitée, pleine de cauchemars. Il voit Nisrina, suspendue dans le vide, qui l'appelle à l'aide. Lui aimerait aller la secourir, mais une force mystérieuse, invisible, l'empêche de bouger.
Il se réveille très tôt le matin, avant même le lever du soleil, couvert de sueur. Sa mère est toujours au lit. Sans faire de bruit, il sort de la cabane. Il est temps de prendre sa douche. Il n'aime pas particulièrement ça, mais il doit bien s'y résoudre. Et puis, il devrait y avoir moins de monde aussi tôt.
Il y a une pompe avec quelques robinets prévus à cet effet à quelques allées de là. L'eau n'y est pas potable, et est glacée, mais il n'a pas le choix. Après de rapides ablutions, Asmo se dirige ensuite vers son royaume. Tous les matins, les enfants se donnent rendez-vous sur leur aire de jeu. C'est plus un tas d'ordure qu'autre chose, situé à la périphérie du bidonville, mais ils adorent cet endroit.
Peu sont ceux qui ont dû affronter d'aussi terribles épreuves que celles que subit Asmo. En perdant son frère, il subit une double peine, car il vit en plus sa mère s'enfoncer dans les ténèbres. Et avec son père disparu, il n'y avait personne pour les aider. Cela fait beaucoup à encaisser, surtout pour un garçon aussi jeune.
Mais la vitalité qui coulait en lui était prodigieuse, et il ne se laissa pas abattre. Il devint fort, non seulement pour lui, mais aussi pour sa mère. Il s'endurcit, devenant dur, plus dur que la pierre. Les larmes ne coulaient plus le long de ses joues. Il avait de toute manière pleuré toutes celles de son corps depuis longtemps.
Il prit la maison en main. Pour subvenir à leurs besoins, il arrêta d'aller à l'école. De toute façon, il savait déjà lire, ou presque. Et il ne pouvait pas prendre le risque de continuer à y aller. Les professeurs veulent toujours rencontrer les parents, et il ne souhaitait pas prendre le risque. Car sa plus grande hantise était qu'on découvre un jour l'état de sa mère, et qu'on les sépare.
Il rassembla une bande d'enfants autour de lui, une bande de mômes du quartier. Ce n'était pourtant pas n'importe quel rejeton du bidonville qu'il acceptait : il ne prenait que les plus braves, les plus forts, les plus désespérés. Ceux-là connaissaient la douleur, la faim, l'abandon, le danger aussi intimement qu'une vieille amie.
Et le plus terrible d'entre tous était Asmo, qui régnait sur sa petite communauté. Il les faisait voler, mendier, et se battre avec d'autres bandes du coin. Il dirigeait sa troupe d'une main de fer.
Et tout cela, il le faisait pour sa mère. C'était son plus grand trésor, et il s'en occupait tendrement. Et parfois, il en était récompensé. Parfois, l'espace d'un instant, elle sortait des ténèbres qui l'entouraient, elle retrouvait un semblant de joie de vivre, et son fils était présent pour profiter de ces précieux moments. C'est pour cela qu'il avait accédé à sa requête, et dérobé la photographie.
S'étant levé très tôt, Asmo arrive avant les autres enfants. Devant lui, la pile de déchets. On peut faire des découvertes incroyables parmi les décombres. Et l'imagination de sa bande de gosses a tôt fait de transformer les détritus en décors fantastiques au gré de leurs jeux. C'est pourquoi ils aiment tant cet endroit.
Asmo commence son ascension, prenant appui sur des bidons de plastiques, ici sur une vieille télé à l'écran brisé, là sur des piles de cartons. Tout en haut de la pile se trouve un sofa aux ressorts grinçants et au tissu en lambeaux. Asmo s'assoit dessus, attendant sa troupe.
Dernière édition par Tassa le Mer 15 Fév 2017 - 19:39, édité 1 fois | |
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| Sujet: Re: Le roi au château [nouvelle terminée] Mar 14 Fév 2017 - 22:53 | |
| Huitième partie:- Spoiler:
Les autres ne sont pas longs à venir. Un par un, ils rejoignent Asmo qui les observent dans leur montée du haut de son trône de fortune. Ils prennent place en cercle autour de lui.
L'un des mômes apportent des nouvelles de Nisrina. Un docteur est passé très tôt ce matin, son pronostic vital n'est pas en danger, mais un de ses yeux a été gravement endommagé. Il est probable qu'elle n'en retrouve jamais l'usage. Elle souffre également de multiples fractures, et devra garder le lit pendant plusieurs semaines. Les enfants sont tristes de l'apprendre, naturellement. Tristes, mais aussi soulagés. Cela aurait pu être pire. Elle vivra.
- En tout cas, celui qui a fait ça à Nisrina, il faisait pas le fier hier !
Un rire nerveux parcours l'assemblée.
- C'est sûr ! Vous avez vu comment il s'est enfui ! - Il devait pas y tenir beaucoup à sa photographie au final. - Ouais. A propos, tu en penses quoi Asmo ? Elle est cool celle qu'on a volée non ?
L'intéressé ne répond pas tout de suite, laissant le silence s'installer, attendant d'avoir l'attention de chacun.
- Oui, elle n'est pas mal. Plutôt bien, même...
Asmo marque une pause, regarde son auditoire.
- Il y a toutefois quelque chose qui me chagrine... Vous l'avez tous vu, cette photographie, non ? Et bien, j'aimerais bien savoir ce qu'elle représente...
Les autres enfants s'agitent, soudain mal à l'aise.
- Et bien ? Vous avez choisi spécifiquement cette photographie. Ne me dîtes pas qu'aucun de vous ne sait ce qu'elle représente ! - C'est Nisrina qui l'avait choisi, tente un gamin. - N'accuse pas Nisrina ! explose Asmo. Des éclairs fusent de ses yeux alors qu'il fusille du regard le fautif. Celui-ci devient blanc comme un linge et se recroqueville sur lui même.
Asmo se reprend et calme la colère qui bouillonne en lui, car il sait qu'il s'en prend à la mauvaise personne. Il ne peut toutefois pas s'empêcher de serrer les poings en pensant à l'agresseur de Nisrina. Une grimace vient barrer son visage alors qu'il repense à l'hésitation qu'il a ressenti la nuit dernière. Plus jamais, pense-t-il. Je ne laisserai plus jamais cela arriver.
- Bon, de toute manière, je m'attendais à cette réponse. C'est pourquoi j'ai une mission toute spéciale pour vous aujourd'hui : découvrir ce que représente la photo. - Mais comment faire ? demande un gamin. Ce n'est pas comme si on pouvait retourner à la galerie demander des explications ! - A la galerie, non. Mais nous allons demander à d'autres personnes...
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| Sujet: Re: Le roi au château [nouvelle terminée] Ven 24 Nov 2017 - 3:57 | |
| Neuvième partie- Spoiler:
Voilà plusieurs années que s'est développé un étrange phénomène dans les bidonvilles de Jakarta : le tourisme. Les étrangers souhaitaient voir le visage caché de la ville, sortir des sentiers battus et se confronter à la réalité de la pauvreté. Voyeurisme ou aide au développement ? Toujours est-il que toute demande appelle une offre, et des guides spécialisés se sont rapidement proposés.
C'est cette idée qu'à Asmo en tête alors qu'il explique ce qu'il attend du reste de la bande. Les touristes ne savent pas grand chose, ils ignorent comment survivre dans la jungle urbaine, comment trouver sa pitance, comment semer les autorités. Ils font des cibles faciles à dérober. En revanche, Asmo a découvert qu'ils savent tout un tas de choses que les habitants des bidonvilles ignorent : tout un tas de choses inutiles. Ils doivent très certainement savoir ce que cette photographie représente. Après tout, la galerie d'art recevait la visite fréquente d'étrangers. Il n'y a qu'à demander aux prochains qui viendront visiter le bidonville !
Un fois le plan d'Asmo exposé, les gamins se séparent en petits groupes afin de couvrir le maximum de terrains.
Cette mission ne sera pas facile : peu de touristes parlent la langue locale, et c'est la seule que les gamins connaissent. Quand aux guides qui accompagnent les touristes et qui auraient pu servir de traducteurs, ils connaissent bien la bande d'Asmo. Elle a fait parler d'elle plusieurs fois en volant leurs clients. Ils ne les laisseront donc pas d'approcher facilement, et les assisteront encore moins. Il va donc valoir trouver quelqu'un parlant l'indonésien.
Les différents groupes de mioches s'activent toute la matinée, en vain. Ils sont incapables de se faire comprendre et de comprendre ce qu'on leur dit en retour, ou se font refouler par les guides touristiques. Certains, chez qui la mémoire des larcins est vivace, ont le geste et la parole lourds.
Finalement, c'est le groupe d'Asmo qui parvient le premier à ses fins.
Le jeune garçon a misé sur un guide qu'il connaît bien et il l'a cherché pendant des heures à travers tout le bidonville. Kwat, le guide en question, a découvert très vite au cours de sa carrière que ses clients étaient bien plus heureux, et donc plus généreux, s'il leurs était donné l'occasion « d'aider » les nécessiteux locaux, et notamment les enfants. La bande d'Asmo, avec leurs joues sales et les vêtements rapiécés, correspondait parfaitement à l'image que les touristes avaient de personne à aider. La relation entre Kwat et les enfants eut donc de nombreuses occasions de se révéler fructueuses, pour les deux partis. Mais c'était sans compter la dernière entrevue qui a mal tourné, les gamins s'enfuyant avec les affaires d'un groupe ayant loué ses services.
Asmo a toutefois choisi de suivre Kwat, car s'ils se font remarquer, ce sera lui qui sera le moins dur avec eux.
L'occasion se présente en début d'après-midi. Kwat se trouve au milieu d'un groupe de touristes à qui il fait découvrir le bidonville.
L'un d'eux s'est un peu éloigné du groupe. C'est le moment ou jamais.
Asmo donne ces ordres aux autres :
- Assurez-vous que Kwat ne vienne pas le chercher tout de suite. Il y en a un qui vient avec moi chercher la photographie, nous devons faire vite.
Et les enfants se mettent à courir sur leurs petits pieds. Asmo et con camarade ne sont pas long. Ils connaissent le bidonville comme leurs poches, et ils reviennent avec la photographie quelques minutes seulement après avoir repéré le touriste isolé.
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| | | Tassa Accro au forum ? Oui, pourquoi ?
Nombre de messages : 441 Age : 32 Localisation : Tout au bout de la terre, en face de la mer! Loisirs : Chevaucher l'imagination vers de nouveaux horizons Date d'inscription : 28/09/2016
| Sujet: Re: Le roi au château [nouvelle terminée] Mar 10 Nov 2020 - 20:47 | |
| Au vu des efforts communs pour faire repartir le forum, je reviens sur cette nouvelle avec une version terminée à vous proposer. Pour ceux d'entre vous qui ont suivi ce projet avec moi, je pense que la fin poétique sera récompenser vos efforts de lecture des passages plus sombres de la nouvelle. LE ROI AU CHATEAU (texte complet, 15 à 20mn de lecture). - Spoiler:
La galerie d'art a un charme indéniable. Le lieu est cossu, avec son plancher verni recouvert de tapis orientaux. Des lampes vertes aux montures recouvertes de laiton et équipées de brûleurs diffusent lumières et odeurs agréables dans toute la pièce, éclairant les photographies accrochées aux murs. Chaque œuvre a sa petite plaque à l’écriture dorée indiquant son auteur. La majorité des prix sont sur demande.
Au milieu de la pièce, tranchant avec l'opulence du décor, un enfant. Ses joues sont sales et sa tignasse en désordre. Il a dix ans tout au plus. Ses vêtements, trop grands pour lui, ont visiblement connu des jours meilleurs, ils sont tâchés aux genoux et aux coudes. Ses sandales laissent des marques de boue sur les tapis.
Le gamin regarde autour de lui. C'est la première fois qu'il met les pieds dans un endroit comme celui-ci, mais ses yeux sont plus curieux qu'ébahis. Dans son regard couve un feu, un feu inhabituel à un aussi jeune âge. L'espièglerie enfantine y a presque disparu, on y lit la force, la fermeté, la détermination. Il s'appelle Asmo et c'est un prince parmi les siens, un roi qui exerce son pouvoir d'une main de fer.
Le propriétaire de la galerie finit par le remarquer. Il s'approche, arque un sourcil à la vue de la boue sur les tapis.
- Et bien mon garçon, tu es perdu ?
L'homme rencontre le regard d'Asmo, et ce qu'il y voit le surprend. Instinctivement et sans vraiment s'en rendre compte, il détourne les yeux. Tout est alors déjà joué...
Il finit par dire, hésitant :
- Je peux t'aider ?
L'enfant passe alors en hurlant entre ses jambes, sort une poignée de petits cailloux de sa poche, et se met à bombarder les œuvres accrochées au mur. Ses attaques sont dérisoires, rebondissant contre les cadres en verre, mais elles sont lancées avec toute la furie de son petit cœur.
L'adulte reste interdit, comme paralysé par le cri et la fureur qui anime Asmo. Il se reprend néanmoins très vite.
- Mais enfin, qu'est ce que tu fais ! Arrête ! Arrête !
Mais l'enfant ne s'arrête pas et s'enfonce plus profondément dans la galerie, continuant son tir de barrage, continuant à s'époumoner.
L'homme voit rouge. Le petit monstre ! Le sale gosse ! Comment ose-t-il ainsi s'introduire ici avec ses chaussures sales, et s'en prendre à sa précieuse marchandise ? Et lui qui voulait l'aider ! Non, ce qu'il lui faut, c'est une bonne correction... Oui, il faut être ferme avec la jeunesse !
Le galeriste va chercher une solide canne dans le sceau où elles sont rangées, à côté du porte-manteau. Il suit le petit garnement d'un pas décidé. Il va voir ce qu'il va voir !
L'homme a à peine disparu derrière un coin du mur que la porte de la galerie s'ouvre. Un groupe d'une dizaine d'enfants entre. Pas un n'est pubère, et certains sont vraiment jeunes. Ils ont les mêmes vêtements et les mêmes joues sales qu'Asmo. Il faut faire vite, la sonnerie de la porte a retenti, et l'homme peut revenir à n'importe quel moment.
Les gosses jettent des regards étonnés autour d'eux. Que cette pièce est belle, que cette pièce est grande ! Il y aurait la place pour y faire rentrer toutes leurs maisons, et encore avoir de l'espace pour jouer. Mais ils se reprennent vite. Ils ont une mission. Une gamine de sept ans lance :
- Bon, on prend laquelle ? - Asmo a dit de prendre la plus belle.
Seulement voilà, comment choisir la plus belle ? Toutes ces photographies semblent merveilleuses aux yeux des enfants.
- Et si on prenait la plus grande ? tente un môme en en désignant une énorme.
La « plus grande » mesure deux mètres sur trois, et est accrochée trop haut pour leurs petits bras. Ils auraient de toute façon bien du mal à la transporter.
La gamine en montre une autre du doigt.
- Et celle-là ?
Celle-là est lumineuse, avec ses teintes de blanc, de vert et de bleu. Sur le cliché, on aperçoit une énorme construction en pierre laissée à l'abandon et recouverte de végétation. Les dimensions de la photo sont acceptables, et elle semble facile à décrocher du mur.
- Pourquoi pas...
Les enfants se mettent aussitôt au travail. Et ils font bien, car l'homme est en train de revenir.
Asmo a esquivé les grands moulinets de canne qui ont plu sur lui, reculant, glissant, se tendant, vif comme un chat sauvage. Il a réussi a échapper à l'homme et court maintenant vers la sortie, son assaillant sur ses talons. Tout deux reviennent à l'entrée au moment où les autres enfants réussissent finalement à enlever la photographie du mur.
Devant ce spectacle, l'homme hurle de rage.
- Petits salauds ! Je vais vous faire la peau, petits salauds !
Il se précipite mais les enfants sont encore plus rapides et ils franchissent le seuil de la porte. Asmo, le dernier à quitter la galerie, sent le souffle d'un coup de canne sur sa nuque. L'homme les suit de près.
Le petit groupe se retrouve dans les rues de Jakarta. Il fait nuit et les enfants détalent comme des lapins.
La galerie d'art se tient non loin du Merdeka Square, la place de l'Indépendance, en plein cœur de la ville. À cette heure-ci, les grattes-ciels sont illuminés. Les rues sont remplies de monde, et la circulation est dense, incroyablement dense. Il y a du bruit, de l'agitation.
Les enfants slaloment entre les voitures, les mini-bus et les angkots, les taxis collectifs, emportant leur butin dans la nuit. Leur poursuivant ne les lâche pas. Il s'époumone, criant au voleur, demandant de l'aide pour arrêter les enfants.
Ceux-ci courent. Ils ne doivent pas aller bien loin, ils rentrent chez eux. Ils courent comme s'ils avaient des ailes, ils courent vers le bidonville le long des rails de Stasiun Senen.
À mesure qu'ils se rapprochent, ils quittent les grandes artères à la circulation dense. Les boulevards deviennent rues, puis ruelles. Les passants y sont encore nombreux, serrés les uns contre les autres. L'homme de la galerie commence à être distancé, il ne peut pas se faufiler avec la même agilité que ces maudits gamins. La victoire est proche !
Les enfants y sont presque. Plus que cette dernière ruelle longue, mal éclairée. Encore un effort...
Soudain, la gamine de sept ans tombe. Elle s'appelle Nisrina. Dans sa précipitation, elle s'est emmêlée les pieds, et son petit corps est venu percuter la chaussée.
Le groupe d'enfants n'a pas ralenti et continu à détaler. Tout au plus un petit coup d’œil en arrière.
La fillette s'est faite mal à la cheville. Elle se redresse, et essaye de repartir en courant. Elle ne peut plus. Elle ne peut que clopiner. Enfin, ce n'est pas bien grave, ils sont presque arrivés.
Et c'est là que l'homme de la galerie surgit au coin de la rue, tout rouge et essoufflé par la longue course-poursuite et la colère qui l'anime. Il voit la gosse boiter, loin derrière le reste de la bande de gamins. Et bien, elle prendra pour les autres ! Il se précipite, sa canne à la main.
Le premier coup est lourd, il atteint Nisrina à l'épaule, la jetant au sol. La fillette pousse un cri de douleur. Un deuxième coup s'abat, suivit d'un coup de pied au ventre provoquant un gémissement.
Asmo se retourne, s'arrête. C'est la faute de Nisrina si elle est tombée, elle n'avait qu'à faire attention. Il n'a pas à l'aider. La canne se lève à nouveau.
Elle vient violemment frapper le visage de la fillette. On ne l'entend plus. Le bras se réarme, prêt à continuer. Les autres enfants sont déjà à plusieurs mètres d'Asmo, emportant la photographie volée.
Le bras se détend, fouettant l'air. Le mioche hurle :
- Tous sur lui !
Il charge, quelques trente kilos de détermination s’élançant dans un but précis. Il charge, sans regarder si les autres le suivent, sans se soucier de la différence de force, sans se soucier de l'arme de son opposant. Derrière lui, les enfants n'ont pas changé de direction.
L'homme a eu le temps de s'en prendre deux nouvelles fois à Nisrina avant qu'Asmo ne lui rentre dedans. L'adulte ne l'a pas vu venir, trop occupé à frapper sa victime, et le gamin s'en prend à ses jambes, essayant de le déstabiliser et de l'entraîner au sol.
La différence de gabarit est trop importante et l'homme arrive à rester debout. Une violente baffe envoie Asmo rouler par terre, la lèvre fendue. La douleur est vive.
Il se relève, les yeux plein de feu, fusillant du regard son adversaire. L'adulte s’approche, confiant, la canne à la main. Asmo sait qu'il n'a aucune chance, il ne se laissera pas faire pour autant. Il vendra chèrement sa peau ! Sa force physique est certes limitée, mais la force de sa volonté, elle, est sans limite. Intérieurement, c'est un tigre.
Il crache au visage de son adversaire.
L'homme sort un mouchoir et s'essuie.
- Je vais prendre beaucoup de plaisir à te corriger...
Il n'a pas le temps d'en dire plus. Le reste des gamins a fait demi-tour et lui fonce dessus. Il hésite, incertain de l'attitude à adopter. Les enfants crient, l'insultent, serrent les poings. Ils sont prêts à en découdre.
Asmo est entouré de ses fidèles soldats. C'est lui le chef, c'est lui qui dirige cette petite communauté, et il est prêt à la lâcher au combat. Ce qu'on peut lire sur son visage fait frissonner l'homme de la galerie : Asmo n'aura aucune pitié.
Alors, lentement, l'homme recule. Il fait un pas en arrière, puis un autre. Elle ne devrait pas, et pourtant, cette bande de gosse lui fait peur. Il disparaît dans la nuit sans demander son reste.
Les enfants sont maintenant seuls dans la ruelle. Au sol, le corps de Nisrina est en sang. Elle a perdu connaissance.
Asmo ordonne qu'on la porte, et qu'on la ramène chez elle. Des petits bras la soulèvent, et l'emmènent dans le bidonville.
Ici, le spectacle est très différent de ce qu'offrait le centre ville avec ses grattes-ciels, ses illuminations, sa verdure. Il fait sombre, il fait noir. Les marches pour descendre dans le bidonville n'ont d'escalier que le nom. Le sol est fait de bosses, de fosses, recouvert de planches, de détritus. Il est glissant, et les enfants sont alourdis par le poids de la photo et celui de Nisrina.
Les habitations, assemblages de bric et de broc, sont basses de toits et construites sur pilotis. Elles se serrent les unes contre les autres, formant un labyrinthe sur le sol de terre battue. Si quelqu'un prenait la peine d'en franchir le seuil, il se rendrait compte qu'elles sont construites selon des dimensions qui n'ont aucun lien avec le nombre d'occupants. Dans des pièces de quelques mètres carrés s'entassent quatre, cinq, dix, douze personnes.
Les enfants passent devant la maison de Nisrina, déposent le corps de la fillette à l'entrée. Ils frappent à la porte, et repartent. Non pas qu'ils soient insensibles à son sort, mais ils n'ont pas d'explications à donner à sa mère, pas l'envie d'affronter sa colère, sa tristesse.
Ils n'échappent toutefois pas à ses lamentations quand elle découvre le corps de sa fille. Ils continueront à les entendre même après avoir tourné au bout de l'allée.
Les enfants vont maintenant chez Asmo pour y déposer la photographie.
C'est là que tout a commencé. Leur chef voulait une décoration pour la cabane lui servant de maison. Et il la voulait pour une raison bien précise.
Asmo vit avec sa mère. Elle s'appelle Indah et il l'aime tendrement. Autant qu'un fils peut aimer sa mère, peut-être même plus. Il ferait n'importe quoi pour elle. Il n'a que dix ans, mais il se sent responsable d'elle, il veut la protéger. Car de protection, elle en a besoin.
Cela fait deux ans qu'Asmo voit sa mère se laisser dépérir. Il est dit que toutes les blessures guérissent avec le temps. Mais est-ce la vérité ? Chaque jour, elle se laisse un peu plus emporter, et aucune trace de guérison à l'horizon. Les épreuves qu'elle a traversées ont été trop terribles, les coups subis trop durs.
Les enfants posent la photographie devant la cabane, laissant leur chef la rentrer à l'intérieur. Il ne laisse jamais personne venir chez lui. Il ne laisse personne voir sa mère. Ce serait trop dangereux. La bande de gosses s'éparpille, chacun rentrant chez soi, du moins pour ceux qui en ont un.
Asmo pousse la porte d'entrée. Ce n'est peut-être qu'une cabane faite de matériaux de récupération, mais elle est relativement solide, et plutôt spacieuse si on la compare à la moyenne des habitations alentours. Son père a fait du bon boulot.
À l'intérieur, Indiah est assisse sur une chaise de jardin en plastique. Elle est âgée d'une trentaine d'année, mais elle en fait davantage. Sur sa chevelure, longue et emmêlée, commencent à apparaître des cheveux gris. On aperçoit de fines rides à la commissure de ses lèvres et sur son front. Malgré cela, elle reste très belle, avec sa taille fine et ses pommettes saillantes. Elle a allumé une bougie qu'un des gamins d'Asmo a ramenée quelques jours plus tôt.
- Fajar, c'est toi ? demande-t-elle en l'entendant rentrer.
Fajar est le nom du frère d'Asmo, d'un an son aîné.
- Oui.
Asmo est habitué a ce qu'elle l'appelle ainsi. Indah voit souvent son premier garçon dans son benjamin, l’appelant tantôt Asmo, tantôt Fajar.
- Et où étais-tu passé ? Tu rentres bien tard. - J'étais parti te chercher un cadeau.
Il lui tend la photographie.
- Qu'est ce que c'est ? - Tu te souviens, tu m'as dit que tu trouvais notre cabane triste. Alors je suis parti chercher de quoi la décorer.
Le visage d'Indah s'éclaire alors que ses yeux ternes retrouvent un semblant de pétillement.
- Oh, merci beaucoup Banyu !
Banyu était le nom de son mari. Depuis quelques temps, elle s'est aussi mise à prendre son fils pour son époux. La vie d'Indiah a été marquée par deux grandes tragédies. La première fut la disparition de son mari, le père de ses deux enfants. Lui qui les avait fait venir à Jakarta, lui qui avait bâti leur maison. Du jour au lendemain, il s'évapora dans la nature, ne donnant plus signe de vie. Elle ne sut jamais ce qui lui était arrivé. En eut-il assez de cette existence de misère, de sa femme et de ses deux enfants à nourrir ? S'enfuit-il lâchement ? Ou fut-il tué dans un coin sombre, se vidant lentement de son sang ? Jeta-t-on son corps sans vie à l'eau ? Toujours est-il qu'Indah se retrouva seule du jour au lendemain avec deux enfants à charge. Elle ne baissa toutefois pas les bras.
Du moins pas jusqu'à la seconde grande tragédie, deux ans plus tôt. Fajar, le grand frère d'Asmo, mourut emporté par une pneumonie. Ses poumons se remplirent de pus. Aucune prière de sa mère, aucun mot tendre dont elle abreuva son fils ne put rien y changer. Le médecin qu'elle finit par dénicher se révéla impuissant, la maladie étant déjà trop avancée. Indah se sentit responsable. Peut-être, si elle avait trouvé un médecin avant, si elle avait réuni les fonds plus tôt...
Le choc de la perte fut effroyable. La culpabilité qu'elle mettait sur ses épaules la rongeait. Tout cela se révéla trop lourd à porter. Petit à petit, sa santé mentale s'effrita. Elle se renferma sur elle-même dans un délicieux monde intérieur où Fajar vivait toujours, refusant de voir la réalité en face. Indah bannit de sa vie tout ce qui risquait d'ébrécher sa merveilleuse utopie. Elle s'éloigna de ses voisins et de ses amis, fuyant leurs contacts. Pourquoi aurait-elle eu besoin de leur aide alors qu'elle avait ses deux garçons pour l'épauler ?
Elle passait des heures et des heures à la maison, ne sortant presque plus. Plongée dans la solitude, sa situation empira. Elle arrêta quasiment de manger, de s'occuper d'elle. La convaincre d'avaler quelque chose pouvait prendre des heures de négociations. Son fils Asmo, son jeune fils qui n'avait que huit ans au moment de la mort de son frère, était sa seule compagnie. Indah voyait maintenant ses deux garçons en lui, se servant de sa présence pour nourrir son utopie, l'appelant tantôt Asmo, tantôt Fajar.
- Mais qu'est ce que ça représente, Banyu ? demande Indah en contemplant la photographie.
Asmo se rapproche, observant la photographie à la lumière de la bougie. Il n'a pas encore eu le temps de la contempler dans l'obscurité de la nuit. Il doit vite se rendre à l'évidence. Cette construction étrange ne ressemble à rien de ce qu'il connaît. Le bâtiment semble si vieux, et pourtant si grand !
- Je ne sais pas. - Ce n'est pas grave, je l'aime quand même. Oui, je l'aime beaucoup. Mais j'aimerais bien savoir ce que c'est... - Je le découvrirais pour toi maman, je te le promets. - Ça c'est mon garçon. Fajar, tu sais prendre soin de ta mère. Mon beau garçon...
Indah prend Asmo dans ses bras, le serrant contre son cœur. L'étreinte ne dure pas longtemps mais l'enfant en éprouve une joie immense. L'espace de quelques seconde, il se sent le roi du monde.
- Je suis fatiguée, maintenant. Fatiguée, fatiguée. Je vais me reposer un peu. Tu diras à ton père de ne pas faire de bruit en rentrant. - Oui maman. Bonne nuit.
Ne sachant pas trop où la mettre, Asmo pose la photographie dans un coin, puis souffle la bougie, les plongeant dans l'obscurité. Le sommeil est long à venir pour le jeune garçon, allongé sur sa couche à côté de sa mère. Sans cesse, il revoit Nisrina par terre, le visage en sang. Non pas qu'il éprouve de la culpabilité. Elle connaissait les risques, et c'est de sa faute si elle est tombée. Mais tout de même... si les choses avaient pu se passer autrement...
Il finit par s'endormir, mais seulement pour passer une nuit agitée, pleine de cauchemars. Il voit Nisrina, suspendue dans le vide, qui l'appelle à l'aide. Lui aimerait aller la secourir, mais une force mystérieuse, invisible, l'empêche de bouger.
Asmo se réveille très tôt, avant même le lever du soleil, couvert de sueur. Sa mère est toujours au lit. Sans faire de bruit, il sort de la cabane. Il est temps de faire ses ablutions. Il n'aime pas particulièrement ça, mais il doit bien s'y résoudre. Et puis, il devrait y avoir moins de monde aussi tôt.
Il y a une pompe prévue à cet effet à quelques allées de là. L'eau n'y est pas potable et est glacée, mais il n'a pas le choix. Après une rapide toilette, Asmo se dirige vers son royaume. Tous les matins, les enfants se donnent rendez-vous sur leur aire de jeu. C'est plus un tas d'ordures qu'autre chose, situé à la périphérie du bidonville, mais ils adorent cet endroit.
Peu sont ceux qui ont dû affronter d'aussi terribles épreuves que celles d'Asmo. En perdant son frère, il subit une double peine, voyant sa mère s'enfoncer pas à pas dans les ténèbres. Et avec son père disparu, il n'y avait personne pour les aider. Voilà qui faisait beaucoup à encaisser, en particulier à son âge. Mais la vitalité qui coulait en lui était prodigieuse, et il ne se laissa pas abattre. Il devint fort, non seulement pour lui, mais aussi pour sa mère. Il s'endurcit, devenant plus dur que la pierre. Les larmes ne coulaient plus le long de ses joues. Il avait de toute manière pleuré toutes celles de son corps depuis longtemps. Il prit la maison en main. Pour subvenir à leurs besoins, il arrêta d'aller à l'école. De toute façon, il savait déjà lire, ou presque. Et il ne pouvait pas courir le risque de continuer à y aller. Ses professeurs voulaient toujours rencontrer ses parents, ce qui était beaucoup trop dangereux. Car sa plus grande hantise était qu'on découvre un jour l'état de sa mère et qu'on les sépare. Il rassembla une bande d'enfants du bidonville autour de lui. Mais il n'acceptait pas n'importe qui : il ne prenait que les plus braves, les plus forts, les plus désespérés. Ceux-là connaissaient la douleur, la faim, l'abandon et le danger aussi intimement que de vieilles amies. Et le plus terrible d'entre tous était Asmo, qui régnait sur sa petite communauté. Il les faisait voler, mendier, se battre avec d'autres bandes du coin.
Tout cela, il le faisait pour sa mère. C'était son plus grand trésor, et il s'en occupait tendrement. Parfois, il en était récompensé. Parfois, l'espace d'un instant, elle sortait des ténèbres qui l'entouraient, elle retrouvait un semblant de joie de vivre, et son fils était présent pour profiter de ces précieux moments. C'est pour elle qu'il avait dérobé la photographie.
S'étant levé très tôt, Asmo arrive avant les autres enfants. Devant lui se trouve la montagne de déchets. Personne n'en veut, personne ne s'en occupe. Ce qui est incompréhensible pour le garçon de dix ans. Toutes ces choses jetées, tous ces trésors laissés sans surveillance ! On peut faire des découvertes incroyables parmi les objets déchirés et cabossés. Et puis c'est une fantastique aire de jeu. L'imagination de sa bande a tôt fait de transformer les détritus en décors fantastiques au gré de leurs fantaisies. C'est pourquoi ils aiment tant cet endroit.
Asmo commence son ascension, prenant appui sur des bidons de plastiques, ici sur une vieille télé à l'écran brisé, là sur des piles de cartons. Tout en haut de la pile se trouve un sofa aux ressorts grinçants et au tissu en lambeaux. Il s'assoit dessus, attendant sa troupe. Les autres ne tardent pas. Un par un, ils rejoignent Asmo qui les observent dans leur montée du haut de son siège de fortune. Ils prennent place en cercle autour de lui.
L'un des mômes apporte des nouvelles de Nisrina. Un docteur est passé très tôt ce matin. Elle vivra, mais un de ses yeux a été gravement endommagé. Il est probable qu'elle n'en retrouve jamais l'usage. Elle souffre également de multiples fractures et devra garder le lit pendant plusieurs semaines. Les enfants sont tristes de l'apprendre, naturellement. Tristes, mais aussi soulagés. Cela aurait pu être pire. Elle vivra.
- En tout cas, celui qui a fait ça à Nisrina, il faisait pas le fier hier !
Un rire nerveux parcourt l'assemblée.
- C'est sûr ! Vous avez vu comment il s'est enfui ! - Il devait pas y tenir beaucoup à sa photo ! - Ouais. Au fait t'en penses quoi Asmo ? Elle est cool celle qu'on a volée non ?
L'intéressé ne répond pas tout de suite, laissant le silence s'installer, attendant d'avoir l'attention de chacun.
- Oui, elle n'est pas mal...
Asmo marque une pause, regarde son auditoire.
- Mais il y a quelque chose que j'aimerais savoir... Vous l'avez tous vu cette photo, non ? Qu'est ce qu'elle représente ?
Les autres enfants s'agitent, soudain mal à l'aise.
- Et bien ? C'est vous qui l'avez choisi, non ? Ne me dîtes pas que personne ne sait ce que c'est ! - C'est Nisrina qui l'avait choisi, tente un gamin. - Ne me parle pas de Nisrina ! explose Asmo. Des éclairs fusent de ses yeux alors qu'il foudroie du regard le fautif. Celui-ci devient blanc comme un linge et se recroqueville sur lui même.
Asmo se reprend et calme la colère qui bouillonne en lui. Il sait qu'il s'en prend à la mauvaise personne. Mais il ne peut s'empêcher de serrer les poings en pensant aux événements de la nuit dernière. Une grimace vient barrer son visage alors qu'il revoit Nisrina se faire rouer des coups. Plus jamais, pense-t-il. Cela n'arrivera plus jamais.
- Bon de toute manière, je m'en doutais. Si personne ne sait ce qu'il y a sur cette photo, nous allons le découvrir ! - Mais comment faire ? demande un gamin. Ce n'est pas comme si on pouvait retourner à la galerie demander des explications ! - À la galerie, non. Mais nous allons demander à d'autres personnes...
Voilà plusieurs années que s'est développé un étrange phénomène dans les bidonvilles de Jakarta : le tourisme. Les étrangers souhaitaient voir le visage caché de la ville, sortir des sentiers battus et se confronter à la réalité de la pauvreté. Et comme toute demande appelle une offre, des guides spécialisés se sont rapidement proposés.
C'est cette idée qu'Asmo à en tête alors qu'il explique ce qu'il attend du reste de la bande. Les touristes ne savent pas grand chose, ils ignorent comment survivre dans la jungle urbaine, comment trouver sa pitance, comment semer les autorités. Ils font des cibles faciles à dérober. En revanche, Asmo a découvert qu'ils savent tout un tas de choses que les habitants des bidonvilles ignorent : tout un tas de choses inutiles. Ils doivent très certainement savoir ce que cette photographie représente. Après tout, la galerie d'art recevait la visite fréquente d'étrangers. Il n'y a qu'à demander aux prochains qui viendront visiter le bidonville !
Une fois le plan d'Asmo exposé, les gamins se mettent en route. Le bidonville est leur territoire et ils en connaissent les moindres recoins. Mais cette mission ne sera pas facile : peu de touristes parlent indonésien. Quand aux guides qui accompagnent les touristes et qui auraient pu servir de traducteurs, ils connaissent bien la bande d'Asmo. Elle a fait parler d'elle plusieurs fois en volant leurs clients. Ils ne les laisseront pas approcher facilement et les aideront encore moins. Il va donc falloir trouver quelqu'un parlant la langue locale.
Les mioches s'activent toute la matinée, en vain. Ils sont incapables de se faire comprendre et de comprendre ce qu'on leur dit en retour, ou se font refouler par les guides. Certains, chez qui la mémoire des larcins est vivace, les chassent violemment. Asmo ne veut pas prendre trop de risques par peur de perdre la photographie, que deux mômes trimballent à bout de bras, caché sous un vieux drap de fortune. Il faut faire preuve de patience.
Finalement, la chance leur sourit quand le soleil atteint son zénith. Asmo remarque un groupe d'une dizaine de personnes déambulant au milieu du bidonville. Clairement, ils ne sont pas d'ici. Leurs vêtements sont trop propres, leurs pas trop hésitants dans les allées boueuses. Parmi eux, un visage familier : Kwat. C'est un guide auquel les enfants ont déjà eu affaire par le passé. Au cours de sa carrière, ce dernier a découvert que ses clients étaient bien plus heureux, et donc plus généreux, s'il leur était donné l'occasion « d'aider » les nécessiteux, et notamment les enfants. La bande d'Asmo, avec leurs joues sales et leurs vêtements rapiécés, correspondait parfaitement à l'image que les touristes avaient de personnes à aider.
Un plan commence à se former dans la tête du jeune garçon. Certes, lors de leur dernière rencontre, les enfants ont dépouillé une des ses clientes d'un sac qu'Asmo voulait pour sa mère. Mais Kwat a un bon fond. Le sort des jeunes enfants ne le laisse pas indifférent. Il peut se laisser amadouer et leur pardonner. Et puis, il a trop à perdre pour refuser de renouveler leur petit arrangement. Il n'y a plus qu'à attendre que la visite se termine.
Les enfants suivent les étrangers de loin, à distance suffisante pour ne pas éveiller les soupçons. Le tour est fini, Kwat a ramené son groupe à la lisière du bidonville. C'est le moment d'agir. Asmo a donné ses ordres, et une petite délégation menée par son lieutenant va intercepter le guide, l'occupant avec une proposition de reprendre leur collaboration, permettant au reste du groupe d'approcher les touristes.
L'un d'eux, un homme d'une quarantaine d'année en chemise hawaïenne, répond à leur bonjour. Il parle indonésien. Asmo demande à ce qu'on apporte la photographie et d'un geste, il enlève le drap, demandant ce que c'est.
- Une photographie, répond l'homme, perplexe. - Je sais bien que c'est une photographie. Ce que je veux savoir, c'est ce qu'elle représente, rétorque Asmo sans se dégonfler. - Où l'as-tu trouvé ? - C'est à moi. - C'est à toi, vraiment ?
Asmo ne répond rien mais plante son regard dans celui de l'homme. Celui-ci hésite, surpris de la détermination qu'il peut y lire. Il reprend.
- Pourquoi veux-tu savoir cela ? - Je veux le savoir, c'est tout, répond Asmo.
L'homme reste un moment indécis. Cet enfant est bien étrange ! Mais après tout, il n'a aucune raison de refuser sa requête. Il finit par s'adoucir et répond dans un sourire.
- C'est un château-fort européen.
Et pour faire bonne mesure, il décide de continuer. Lui aussi a des enfants et cette bande de mômes en guenilles ne peut que l'émouvoir. Eux aussi ont le droit de rêver. Alors il commence à raconter des histoires. Il leur parle des rois et des reines dans leurs hauts châteaux de pierre qui peuplaient la vieille Europe. Il leur parle de chevaliers, de comtes, de ducs. Ses histoires tournent autour de tournois, de hauts faits d'arme, d'amour, de trahison, d'alliances. Il se met à raconter des légendes. La table ronde, Arthur et Merlin, Lancelot, Excalibur, Charlemagne et Roland, Durandal.
Les enfants, silencieux, écoutent attentivement. Leurs visages crasseux sont immobiles, attentifs. Et Asmo écoute encore davantage. Ces histoires lui parlent, elles le captivent. Son imagination se peuple de trésors, de soldats, de chevaux.
L'homme raconte tant et si bien que le soir vient, la nuit commence à recouvrir le bidonville de son manteau d'obscurité. Quand l'homme s'éloigne dans les dernières lueurs du jour, une nouvelle flamme est née.
Asmo retourne vers son aire de jeu, seul. Les autres sont rentrés chez eux. Pas lui. Le feu qui l'habite est trop grand pour être éteint, la fatigue ne peut pas l'atteindre. Pas question de rentrer dormir, il a des rêves plein la tête et la lune pour éclairer ses pas.
Il commence la lente ascension de la pile de détritus. À mesure qu'il monte et se rapproche de son but, les objets qui l'entourent se transforment pour son seul plaisir. Ici, un champ d'emballages plastiques devient un parc entretenu par ses jardiniers. Il savoure l'agréable senteur de ses arbres en fleurs. Là, une planche de bois cloutée se transforme en un magnifique pont-levis qu'on abaisse pour lui. Il pénètre plus avant dans son château. Alors qu'il passe devant des paires de chaussures usées, une haie d'honneur de chevaliers en armure lui rend hommage. Toujours, il monte. Ses nobles s'agenouillent devant lui et il ouvre une lourde porte à double battant en écartant le manche d'une pelle brisée.
Au sommet, son trône l'attend. Il s'assoit sur le vieux sofa déchiré et souillé en maints endroits, posant ses maigres bras sur les accoudoirs en or incrusté de joyaux. De là-haut il contemple tout son royaume, son royaume minuscule mais que ses yeux voient si bien rempli. Ses douves sont profondes, ses murailles hautes et ses salles contiennent mille trésors. Il savoure cet instant, fier du port de sa couronne imaginaire. Son maintien est royal et son autorité absolu sur ce petit monde.
Puis son regard se porte sur les lumières lointaines qui marquent la fin du bidonville et le début du reste de Jakarta. Il tend une main avide.
« Un jour », pense Asmo.
Un jour tout sera à lui.
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| | | Beille Hey, soyez cool, je viens de m'inscrire !
Nombre de messages : 18 Date d'inscription : 07/06/2021
| Sujet: Re: Le roi au château [nouvelle terminée] Sam 10 Juil 2021 - 21:39 | |
| Bonjour Tassa! J'ai lu ta nouvelle il n'y a pas très longtemps et je viens maintenant la commenter avec un peu de recul. J'aime beaucoup ton style d'écriture. L'intrigue est très intéressante et on est vite pris dans l'histoire, quoique le début est un peu long, mais je supose que c'est ainsi à cause des descriptions qui sont nécessaire pour nous mettre dans le contexte. Le fait que tu mêles les descriptions et les dialogue avec de l'action rend ton texte beaucoup plus captivant. J'aime aussi le fait que tu mêles le présent avec le passé. Par exemple, tu aurais simplement pu, au début de ta nouvelle, nous expliquer la vie d'Asmo et son passé, puis continuer l'histoire, mas au lieu de cela, tu as choisi de mélanger la chronologie des événements, ce qui fait que tu ne nous dévoiles pas tous les détails en même temps et donc, cela nous permet de rester accrocher à ton histoire, car de cette manière, tu crées un cetain suspens. De plus, si tu nous donnais tous les détails au début, cela ferait un plus grand nombre d'information à encaisser du même coup. Tu es agréable à lire. Il y a peut-être quelques fautes de langue dans ton texte, mais ce n'est pas remplis d'erreur et d'ailleurs, qui ne fait pas une faute de langue ici et là. Ton voccabulaire est assez riche, mais on n'est certainement pas au poins où l'on ne te comprends pas parce que ton vocccabulaire serait trop riche. En some, j'ai bien aimé. | |
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