Erlé était rousse, absolument rousse. Ses yeux, d’un bleu océan, faisaient contraste avec de surprenants sourcils orangés. Autour, des taches de rousseur recouvraient de manière mesurée le visage attachant. Chacun de ses airs marquait par la réserve. Le sourire, quelque peu prude, n'apparaissait jamais sans trahir une empathie naturelle, sans calcul. Et l'au revoir (accompagné d'une légère moue lorsqu'elle refermait des doigts hésitants sur la paume d'une main chancelante) me faisait gentiment craqueler...
Une foule de souvenirs m'envahit au moment où mon stylo tente de retracer la géographie du corps aimé. Et qu'en dire? Moi, très tôt, j'ai compris que la beauté n'existe en réalité chez aucune femme. C'est la seule féminité qui est touchante, prenante, omnipotente. Mais Erlé, Errrlé ma volonté d'aimer a décidemment quelque chose de plus que la beauté. C'est... comment dire? Cet arrière-fond où se côtoient obscure mélancolie et aura lumineuse qui m'en a rendu esclave.
Mais, j'en parle au présent... Comme si elle était devant moi, palpable. Suis-je assez fou pour penser toujours à elle?
A vingt ans déjà, j'avais été un original qui ne quêtait que des rousses. Je n'ai jamais su pourquoi j'étais devenu un de ces fanatiques qui ne s'intéressaient qu'à celles qui étaient de pure souche. Autrement dit, plus elles étaient rousses et plus j'en devenais dingue. Peut-être simplement le fait qu'elles soient beaucoup moins nombreuses, et donc plus remarquables. Ou bien, peut-être que la couleur de leurs cheveux me faisait tout simplement rêvasser à l'instar des feuilles d'automne qui jonchent le sol à perte de vue lors de certaines promenades.
Et quand même.
C'est à l'approche de la trentaine que l'on découvre que l'on a repoussé inconsciemment nos désirs les plus évidents. C'est pour cela qu'il ne faut absolument pas laisser parler les autres. Beaucoup trop de gens parlent pour parler. La plupart de ces extravagants sont fatigants, usants, impressionnants d'hébétude. Mais pour revenir à nos moutons, il faut bien que je recommence moi-même par reparler d'Erlé. C'est elle qui m'a ouvert l'appétit. A ce point que le jour où j'ai aperçu l'ogresse à l'entrée du snack "La Prouesse", j'ai eu la folle envie de ressortir pour reprendre ma respiration et parfaire mon jeu d'acteur. Mais durant toute la soirée, je n'ai pipé mot. Je ruminais et tentais de mettre en place un plan pour me rapprocher d'elle.
Le défaut commun qu'ont toutes les femmes, c'est la curiosité. Je savais que ma rousse serait là tous les soirs, à travailler derrière le comptoir, à laisser sa tendre chevelure se faire contaminer par la chaleur émanant d'une broche qui tout en pivotant sur un même axe, contribuait à faire d'une viande sans couleur toute dure et congelée, un plat apprécié par tout prolétaire qui se respecte.
Et, c'est alors que je jetais vers ma rousse des regards qui se voulaient des plus discrets, qu'une idée me vint à l'esprit. Une idée suspecte, perverse (pour ne pas dire tordue) se dégagea de mon cerveau sans que je puisse l'en chasser. Bien au contraire, je repartis avec le sourire et en jurant de mettre mon plan à exécution dès que je le pourrai. Oui: j'étais certain que la roue allait tourner.
Finalement, au lieu de sortir de la routine, je fus peu à peu tué de l'intérieur. Dans un état de désespérance tel que je finis par voir la vie en floue. Pourtant, j'étais persuadé d'avoir bien caressé le beau rêve au creux d'un lit chargé d'émotions vraies.