Sa respiration haletante se fit plus régulière, comme s'il sentait son périple toucher à sa fin et que cela lui redonnait un sursaut d'energie. Il traversa les anciens quartiers de la cité. Tout n'était que désolation. Casinos ravagés par le feu. Fontaines vides et détruites. Immeubles écroulés, dévastés. Une ville vétuste. Une ville de ruines, tout simplement.
Des dizaines de rues, encombrées de débris, s'éloignaient de tous les côtés. Le jeune homme marchait lentement, inexorablement, vers les siens. Il connaissait les lieux et savait où aller. Les derniers habitants de la ville se trouvaient à l'autre bout de celle-ci, dans les sous-sols de ce qui avait jadis été un hôtel de ville. Sous terre... Le seul endroit où la température restait respirable. Là, un semblant de fraîcheur rendait la vie supportable. C'était tout ce que les malheureux habitants pouvaient demander de la vie. Supportable, à défaut d'être agréable...
Horek, car c'était le nom du jeune homme, croisa les restes de ce qui avait été un restaurant. Sur le fronton du bâtiment à demi écroulé, deux mots étaient écris. Le nom de l'ancien restaurant. Un lieu où, problablement, nombre de grandes figures politiques avaient dû déjeuner. Ces hommes politiques qui, justement, s'étaient par la suite désintéressés de la ville, la laissant à l'abandon pour ne plus jamais seulement prononcer son nom. Tout cela Horek ne le savait pas. Il n'en avait aucune idée et ne pouvait en aucun cas le deviner. Le nom du batîment retint l'attention du garçon. Deux mots. Deux mots inscrits dont il ne connaissait pas la signification.
Depuis toujours, Horek avait été intrigué par ces curieux signes gravés ou peints sur la roche. Cela devait avoir un sens pour ceux qui avaient habité la ville du temps de sa splendeur. De cela il était sûr. Mais quel sens ?
Il ne savait pas lire. Plus personne ici ne savait lire. Au fur et à mesure des générations tout ce qui ne servait pas à survivre avait été oublié. La lecture faisait partie de cette culture perdue. De la même façon, le jeune homme, du haut de ses quatorze ans, ne se doutait même pas de ce qu'avait été un restaurant. Ce mot avait disparu depuis des lustres de leur vocabulaire.
Sa silhouette courbée tourna au détour d'une rue. Ses pieds nus laissaient leurs traces dans la poussière qui couvrait le chemin. La rue avait jadis été faite de bitume. Mais le bitume avait disparu sous la terre et le sable que le vent apportait du désert.
Un nouveau virage, puis Horek se sentit transporté de joie. Une joie immense mêlée à du soulagement. Enfin ! Il était dans sa rue ! Plus que quelques pas. Une dizaine, une centaine tout au plus. Il tournerait ensuite au milieu des décombres d'un ancien bâtiment effondré depuis des siècles.
Son pas s'intensifia. Toujours plié en deux, il se mit à accelérer, courant presque.
Dans quelques instants il serait chez lui ! Arrivé ! Enfin son supplice prendrait fin.
Comme il entrait dans les ruines du bâtiment dont le sous-sol leur servait de demeure, il se trouva face à un escalier. Il n'hésita pas une seconde mais descendit, péniblement, s'agrippant à la rampe pour ne pas tomber et dévaler les marches sur les fesses. Une petite minute. Soixante secondes, trop longues, interminables.
Enfin il fut en bas. Ouvrant la porte qui menait vers l'ancien parking qui leur tenait lieu de maison, il en franchit le seuil, titubant toujours.
De nombreux regards se tournèrent vers lui, bientôt suivis de cris de joie.
Un sourire au visage, heureux. Horek s'écroula.
La gourde bien fermée lui échappa des mains et roula sur le sol. Ses yeux clignèrent une dernière fois. Un instant. Il croisa le regard de son petit frère. Neuf ans, et plus robuste que tous parmi eux. Tous était squelettiques, décharnés mais lui était costaud, presque trapu.
La mère de Horek ramassa la gourde et se pencha sur son fils ainé. Toute sa famille se groupa autour du jeune homme pour le secourir de leur mieux.
Le sourire de Horek s'affaissa. Sa dernière prière, sa dernière pensée alla à son frère. Pourvu qu'il ait plus de chance que lui !
Sans bruit, au milieu des siens, l'esprit de l'enfant s'envola vers les cieux.
À tout juste quatorze ans, Horek n'était plus...
Mort en héros, acclamé par les siens.
Une victime de plus de cette ville morte de soif. Il y en avait eu d'autres, il y en aurait d'autres.
Une victime de plus de cette ville qui, jadis, était celle des plaisirs.
L'âme de l'enfant s'élevait lentement, invisible aux yeux de tous, vers l'azur du ciel, au dessus de la ville.
Au dessus de Las Vegas.