En cette étouffante nuit d’été, Nathalie Smith ne dormirait pas. De toute façon, elle avait mieux à faire. Ses yeux et ses mains moites demeuraient fixés sur sa montre.
-Vingt-cinq, murmura-t-elle.
Dans quelques instants, douze astronautes s’échapperaient de l’atmosphère nourricière de la Terre. Ils emporteraient leurs rations lyophilisées, leurs combinaisons stérilisées, et leurs rêves asséchés par une vie à respirer un air corrosif.
-Vingt.
Ils ont tous des cœurs de bœufs : autant de pompes à merde qui alimentaient leurs corps d’athlètes. Un esprit mort dans une carcasse fonctionnelle, voilà leur devise.
-Quinze.
Un jour, ce seraient ses propres rêves qui partiraient dans une boîte métallique vers New Earth. L’espoir de bâtir un monde sain vivait toujours dans son esprit. A condition de l’atteindre assez tôt pour y placer les fondations.
-Dix.
La compétition était rude mais ses concurrents ne la devançaient que de quatre-vingts centimètres. Autrement dit, rien devant le chemin qu’il restait à parcourir.
-Cinq.
Un trait de feu déchira le ciel dans un hurlement : ce soir encore, la Terre mourante avait enfanté dans la douleur.
-Zéro. Enfin.
Des gouttes d’eau qui tombaient du ciel. C’était le moment le plus intéressant des voyages interstellaires. Pour ceux qui restaient, bien entendu. Nathalie accueillit la pluie miraculeuse les bras ouverts. L’eau de jouvence mouilla ses cheveux, dévala le long de sa colonne vertébrale, atterrit dans sa bouche grande ouverte tandis que le vent lui sembla apporter des odeurs de Mars, de Titan ou de plus loin encore ; pour le temps d’une promenade le double miracle prit forme : elle dansait dans un monde non pollué.
Le tonnerre mit un terme à ses rêveries. Dans un effort titanesque, la malheureuse se réfugia à l’intérieur en passant par la rampe spécialement installée pour son corps défectueux.
* * *
Nathalie était réveillée depuis une dizaine de minutes. Elle devrait donc lutter pendant au moins aussi longtemps contre la gravité, dans une course effrénée vers son fauteuil. Depuis la position assise, elle usa de toute son allonge pour attraper l’engin qui gisait à côté du lit afin de le rapprocher de ce dernier et, surtout, de le faire pivoter péniblement jusqu’à ce qu’il atteigne la bonne orientation; elle saisit sa jambe droite, morte et pesante, tenta de la lancer sur son vaisseau terrestre à roues et échoua lamentablement puisque le lambeau de chair atterrit sur le parquet dans un bruit sourd; après avoir lentement ramassé ce gênant appendice, Nathalie eût besoin de trois nouveaux essais pour parvenir à ses fins. La malheureuse suspendit ses efforts pendant quelques secondes : son cœur suppliant quémandait du répit. Le plus difficile restait à venir. Elle rassembla toutes ses forces et dans un râle de douleur, grâce à ses bras atrophiés et à sa volonté de fer, parvint à se retourner tout en se hissant sur le fauteuil, puis à se contorsionner pour se mettre dans le bon sens avant de se sangler à la machine. Dès qu’elle disposerait des pièces adéquates, la mécatronicienne autodidacte bricolerait quelque outil pour faciliter ses décollages matinaux.
Dans la cuisine régnait un silence chaud, entrecoupé par le tic-tac de l’horloge et le cliquetis de l’appareillage respiratoire de Caitlyn Smith. Chacune des trois paires d’yeux autour de la table fléchissait sous le poids de l’air vicié que crachait le climatiseur dans un bourdonnement discontinu. Nathalie n’osait pas interrompre ce requiem. Ce fut son père qui s’en chargea.
-Tu as reçu des messages sur ton profil ? s’enquit-il.
Trois mois auparavant, la femme au fauteuil avait été inscrite contre son gré sur un site de rencontres : l’idée d’assister à l’extinction de sa lignée était insupportable pour Gordon Smith. Cependant, la plupart des inscrits ne recherchait qu’un peu d’amusement un peu avant la fin du monde. Et comme le corps à moitié inerte de la quadragénaire ne valait pas grand-chose sur ce marché, celle-ci n’attirait que les réflexions haineuses d’hommes presque aussi malades qu’elle, qui se sentaient presque sains par contraste.
-Non, répondit-elle sèchement.
-Tu pourrais faire plus d’efforts pour chercher ! fit sa mère dans une voix qui semblait provenir de l’énorme machine derrière elle.
La jeune femme se trouvait dans une triple impasse : dénicher un compagnon relevait de l’improbable, pondre une descendance valide de l’extraordinaire et lui laisser un monde vivable du surnaturel. Quand sa sœur cadette était toujours en vie, au moins, le paternel la laissait tranquille.
-Si seulement tu te préoccupais autant de ton avenir familial que de tes planètes inaccessibles… soupira son père.
-Il n’y a pas d’avenir possible sur Terre !
-Tu n’auras pas plus de chance ailleurs. Ils ne te laisseront jamais embarquer dans une de leurs fusées. Même pour les valides, la sélection est impitoyable.
-Je trouverai un moyen, invectiva-t-elle.
Caitlyn inspira profondément, comme si elle fouillait de sombres souvenirs au fond de son réservoir d’oxygène. Ses lèvres remuaient lentement, chacun de ses mots fut choisi avec soin.
-Je t’ai vu fabriquer des membres mécaniques dans le garage, Nathalie. N’y pense pas. Par pitié, ne finis comme Emily.
On entendit de nouveau la musique funèbre. Le monde entier s’effondrait. Dans moins d’une génération, la population terrestre ne serait plus que poussière. Gordon, trop terrorisé pour voir plus loin que sa famille proche, était obsédé par la transmission d’un ridicule lopin de terre stérile. Caitlyn, plus lucide mais plus résignée, attendait, profitait de chacun des instants qu’il lui restait à vivre, même si -elle le savait- seule la souffrance se profilait à l’horizon. Quant à elle, Nathalie nourrissait une foi inébranlable en l’esprit humain, l’unique chose qui valait la peine d’être protégée et transmise.
* * *
Pendant trois années de travail acharné, l’ingénieure désespérée soumit l’acier à ses désirs les plus fous. Jusqu’à ce jour de vérité. Pour la première fois depuis longtemps, elle se coucha avec le sentiment du devoir accompli.
Aussitôt réveillée, Nathalie 2.0 se familiarisa avec ses membres métalliques. Elle effectua méthodiquement l’ensemble de mouvements que lui permettaient ses jambes, des plus grossiers aux plus fins. Lorsque sa maîtrise fut jugée suffisante, elle se leva d’une traite et réitéra l’opération avec ses bras et son dos. Son corps fonctionnait à la perfection. Les batteries étaient chargées. Les réacteurs délivraient leur pleine puissance. Les suspensions furent réglées sur le mode le plus souple : inutile de réveiller sa mère au beau milieu de la nuit. Dès qu’elle quitta le pavillon familial, elle consulta la carte des Etats-Unis téléchargée la veille. A condition de maintenir sa vitesse de pointe, Houston serait en vue dans trente heures et dix-sept minutes. Sans plus de préparation-pas besoin d’eau ni de nourriture- les pistons se mirent en route.
Comme prévu, les locaux de l’agence spatiale furent en vue trois minutes avant l’heure du rendez-vous, ce qui permit un brossage rapide des plaques extérieures les plus visibles. La femme de métal passa un entretien. On lui posa des questions sur son parcours, ses motivations, ses projets de vie sur New Earth. Le recruteur, touché par sa détermination sincère et authentique, n’hésita pas une seconde avant de l’inscrire sur la liste des candidats aux épreuves physiques de sélection. A vrai dire, le CV rédigé par sa mère le mois dernier l’avait déjà presque convaincu.
Le lendemain matin, Nathalie 2.0 rencontra les autres candidats. Eux non plus ne possédaient pas de corps entièrement organique. Intégrer le programme spatial avec une part humaine supérieure à 90% équivalait à battre le record du monde de saut à la perche – sans perche. 70% constituait un bon compromis : en-deçà, les risques de mourir pendant l’opération devenaient déraisonnables. Ainsi, selon les aptitudes de chacun, on se faisait remplacer les bras, les jambes ou la colonne vertébrale. Les plus audacieux –les seuls qui pouvaient espérer décoller un jour – troquaient leurs cœurs contre des appareils plus performants. Cependant, tous les membres de cette foire aux monstres se révélèrent abasourdis lorsque leur concurrente apparut dans la salle des sélections physiques : pas une seule cellule de peau n’apparaissait à la surface de cette singulière créature. En un instant l’excitation devint palpable dans le groupe de surhommes. Certains parièrent sur le nombre d’opérations qu’elle avait dû subir, d’autres sur la fortune dépensée ou sur la durée de vie de cet être impossible. Aucun ne lui donnait plus de six mois.
Les organismes furent soumis au chaud, au froid, au vide, aux pressions extrêmes, à l’accélération de la centrifugeuse. Beaucoup repartirent en plusieurs morceaux, les jointures entre la chair et le métal n’ayant pas supporté la dernière épreuve. Sans surprise, Nathalie 2.0 décrocha les meilleurs résultats, ce qui lui garantit le poste de capitaine. Dans trois ans, elle guiderait le cinquième équipage d’humains qui fouleraient New Earth.
* * *
L’ingénieure quinquagénaire qui habitait désormais seule dans le pavillon familial avait installé son fauteuil motorisé dans le jardin. En cette étouffante nuit d’été, elle dormirait bientôt. Ses yeux ternes fixaient le compte à rebours affiché sur l’écran de son bolide. Sa colonne vertébrale pulvérisée ne soutenait plus son enveloppe charnelle, comme la charpente d’une maison croulante. Ses bras pendaient sur les accoudoirs, semblables à du lierre à l’agonie. Cet organisme ne vivait que par la force mentale de son occupante.
-Vingt-cinq.
Dans quelques instants, onze astronautes et un robot s’échapperaient de l’atmosphère nourricière de la Terre.
-Vingt.
Un air irrespirable s’engouffra dans ses bronches noircies. Une chaleur insoutenable envahit ses poumons irrités.
-Quinze.
Les étoiles s’éteignirent.
-Dix
L’horizon se referma.
-Cinq
Une lueur hurlante apparut. Pour la dernière fois, une Nathalie mourante avait vu la Terre enfanter dans la douleur.
-Zéro.
Au gré de la folle danse de la pluie et du vent, son esprit quitta ce monde. Ses rêves s’envolèrent à bord d’une boîte métallique.