La pluie frappait avec parcimonie les vitres de la salle. Le ciel gris ne laissait guère de place au soleil rendant les journées moroses et vides de vie. Ce mois de juin ne semblait guère différent d’octobre. La douce chaleur de ce début d’été avait même cédé sa place à un froid menaçant. L’hiver se faisait ressentir bien avant son tour. C’est aujourd’hui que Wendy avait décidé de sortir de sa caverne pour prendre un peu l’air et être loin des nuages noirs qui entouraient sa maison qui fut autrefois son petit coin de paradis. Ces derniers devenaient de plus en plus gros depuis 4 ans ne la laissant guère respirer. Ses papillons étaient désormais ébène, plus un seul n’était blanc. Son champ de fleurs se fléchissait au fur et à mesure de la vie.
En voyant l’heure sur la vieille pendule de la bibliothèque, Wendy se décida enfin à prendre une petite pause pour déjeuner. Elle feuilleta son cahier de révision pour voir l’avancement. La littérature et l’histoire commençaient à faire surchauffer ses puces cybernétiques. Elle débrancha les câbles de son crâne, seul outil qu’elle possédait pour se connecter à Internet, pour les mettre dans une boîte prévue à cet effet. Elle quitta ses silencieux voisins, tous occupés à une activité diverse : lecture, réseaux sociaux, sieste, …. Elle se dirigea vers les cassiers mis à disposition des personnes désireuses de passer la journée dans cet endroit synonyme de calme. Elle put y déposer ses affaires scolaires dans un box avant de quitter la douceur du lieu. Wendy ajusta son écharpe bleue de manière à cacher la moitié de son visage. Elle fit tomber ses lunettes teintées sur ses yeux vairons et enfin mit sa capuche. Personne ne s’intéressait à elle, cela ne changerait pas aujourd’hui ni dans les jours à venir. Avec son style, elle se fondait dans la masse noire de monde qui peuplait les rues de sa ville. Quand elle se sentit suffisamment protégée dans son « cocon », elle fit claquer ses doigts ce qui eut pour effet d’enclencher la musique dans ses oreilles. Avec une simple impulsion de son cerveau, la voix se tue pour ne laisser qu’aux instruments. En faisant tourner son index, elle corrigea les imperfections et les rendit plus harmonieux.
Wendy quitta le quartier universitaire pour celui des lumières. Ici, à cause de l’éclairage et de la fumée quasi permanente, peu de monde osait s’y aventurer. Les couleurs rouges, orange et jaunes, vous agressaient en permanence les yeux. Chaque échoppe, chaque restaurant, chaque bar possédaient ses dizaines de lanternes aveuglantes, servant selon les légendes, à éloigner les mauvais esprits. Wendy ajusta ses yeux pour qu’ils puissent supporter la lumière. Elle jeta un simple coup d’œil autour d’elle pour voir dans quelle échoppe, elle pourrait se poser. Elle décida de poser bagage dans le OldCyber, petit restaurant pouvant accueillir jusqu’à 5 personnes. L’étudiante salua d’un simple coup de tête le gérant avant de prendre place contre le mur. Le tenancier lâcha un simple bonjour pour réponse. Wendy sortit un vieux cahier à dessin, dont la couverture usée par le temps tenait par le saint miracle, de son sac. Aussi détruit que son esprit. Elle tenta de gribouiller deux/trois choses lorsque le menu tomba sur un cahier faisant malheureusement déraper son stylo. Elle grogna quelque peu. Sous l’énervement, elle se mordit la lèvre. Elle décida alors de commander. Son choix porta alors sur une soupe de tomate accompagnée de fromage fondu, des croquettes de pomme de terre ainsi que du jus de pastèque comme boisson.
Pour patienter lors de la préparation, Wendy se décida d’observer son environnement. Des branches d’arbres fleuris s’entrelaçaient au plafond. Des carnets suspendus, nous, invitaient à les consulter. L’étudiante en attrapa piquée par sa curiosité. Elle y découvrit des écritures qu’elles ne pouvaient déchiffrer. Elle porta son attention sur les aquarelles qui illustraient les pages. Chacune d’elles était une représentation du restaurant avec à chaque fois des personnes différentes. Sur une page, nous avions un couple se partageant une assiette de pâtes tandis que sur une autre, c’était une petite fille devant une montagne de bols. Wendy supposa que ses carnets devaient appartenir à un habitué passionné de tirer le portrait des clients de cet endroit isolé du monde par sa seule porte.
Les plats arrivèrent peu de temps après. Wendy remercia le gérant et commença la dégustation. Elle laissa son esprit vaguer dans le peu de coin encore illuminé de son cerveau. Aucun sujet ne devait venir perturber ce doux moment qu’elle était entrain de passer malgré le fait que ses papillons devenaient de plus en plus pesants jour après jour. Wendy s’imagina alors un endroit calme avec ses carnets de dessins, son chat blanc ainsi que les vieilles chaises qu’il lui arrivait de retaper pour raconter des histoires. Elle pourrait même apporter de la broderie mais … là encore, elle n’était guère satisfaite de ce qu’elle faisait. En ayant peu de confiance en elle et en se sous-estimant beaucoup, elle n’arrivait pas à être heureuse de ses productions. Les papillons noirs commencèrent alors à envahir l’espace pure qu’elle venait de se créer. Alors qu’ils allaient devenir les maitres de ce nouveau lieu, un bruit se fit entendre.
Le tintement d’une clochette fit sortir Wendy de ses songes obscurs. Un client venait d’entrer dans le restaurant. Peut-être l’artiste des cahiers ? En augmentant la précision de ses yeux d’un simple mouvement d’index, elle put voir l’apparence du nouvel arrivant dans la théière en face d’elle. C’était un homme dont l’âge devait être proche du sien. Ses habits étaient très différents de ceux Wendy. Il avait un t-shirt qui n’avait de blanc que le lointain passé, un grand gilet noir troué et un pantalon taché par la poussière et la boue. Chose étonnante, il était pieds nus. Ses cheveux d’un noir corbeau couvraient un peu ses yeux d’un bleu si clair. Wendy les trouva … magnifiques. L’homme s’approcha et tapa du poing sur la table pour signaler sa présence au gérant qui l’avait dans le collimateur au moment même où il avait posé le pied dans son établissement
« C’est la dixième fois que tu viens aujourd’hui, t’as intérêt à avoir du fric sur toi sinon que je te vire pour toujours, gamin ! s’énerva le patron.
_ ouep et assez pour te commander toute ta fichue carte.
_ Fais voir la monnaie, alors »
Le client sortit de sa veste une bourse pour la jeter sur le comptoir. L’argent fut compté deux fois par le gérant avant qu’il ne daigne sourire à son nouveau client.
« Que désiriez-vous ?
_ Toute ta carte, vieux crouton, je te l’ai dit !
_ Très bien »
L’homme s’installa à l’opposé de Wendy ce qu’elle apprécia grandement. Elle n’aimait guère adresser la parole à des inconnus pour la simple et bonne raison qu’elle évitait tout contact pour protéger sa carapace. Difficile de se sociabiliser, pourtant cela n’empêcha pas son voisin de lui parler.
« Hey, je ne t’avais pas vue. Excuse pour le cirque que je viens de commettre.
_ …
_ Tu viens souvent ici ? Moi, c’est la première fois. Je suis tombée là par hasard après avoir décidé de prendre une pause pendant mon travail.
_ …
_ T’es pas bavarde, toi.
_ …
Wendy n’arrivait pas à sortir les mots de sa bouche. C’était trop dur voir impossible pour elle. Une montagne dont on ne voyait pas le sommet et dont il fallait obligatoirement escaler pour atteindre l’autre côté. Malgré son silence, l’inconnu s’approcha d’elle pour s’asseoir sur le tabouret voisin.
« Si ça se trouve tu parles bas et mes oreilles sont trop bouchées pour t’entendre. Je te propose qu’on recommence tout depuis le début. Bonjour.
_ …
_ …
_ B..Bonjour
_ Enfin, j’entends ta voix. Faible mais je l’entends. »
Wendy tentait de cacher sa gêne mais comme elle avait baissé son écharpe pour manger, cela relevait de la mission impossible pour elle. Pour se sauver, elle se décida de parler à voix basse.
« Tu viens souvent ici ?
_ Non, c’est ma première fois.
_ Tu comptes revenir ?
_ Je ne sais pas … »
Wendy trouvait cette conversation sans intérêt voire ennuyante mais ! il avait la délicatesse de ne pas s’approcher davantage pour mieux l’entendre ce qu’elle trouvait fort sympathique de sa part.
Elle mangea une de ses croquettes pour profiter de son modeste repas malgré son envahissant voisin. Pourtant, elle ne put s’empêcher de l’observer un peu. Elle le vit gratter des brulures, présentes sur ses mains, jusqu’au sang. Elle monta alors son regard jusqu’au visage. Il en avait au cou, sur tout le bas du visage et même sous ses yeux. A cause de cette surprise, Wendy en avala de travers. L’homme s’arrêta dans ses gestes pour se concentrer sur sa voisine.
« Ne t’étouffe pas ! ça serait dommage de crever dans un restaurant aussi miteux dit-il
_ Excuse-moi, j’étais concentrée sur autre chose.
_ Ah ? Quoi sans être indiscret ?
_ Tes mains ! Elles sont déjà si abimées pourquoi les aggraver davantage ?
_ Rien de plus normal, je ne ressens pas la douleur. Je suis atteint d’insensibilité congénitale à la douleur autrement dit je ne ressens rien. Tu vois l’intérieur de mes mains ?
Wendy jeta un coup d’œil. Toute la surface était brulée au troisième degré. Elle eut un haut-le-cœur face à ses abominations. Il devait forcément souffrir de martyre.
Le gérant profita de ce moment pour emmener la commande de l’inconnu. Il disposa sur le comptoir de son restaurant un grand plateau recouvert de plusieurs bols.
_ J’ai posé mes mains sur une surface très chaude, selon mes collègues, sans rien ressentir. J’aurais pu les laisser là éternellement mais ils en ont décidé autrement, reprit l’inconnu.
_ Mais c’est affreux !
_ Oui et non, ricana-t-il
_ …
_ Je peux faire plein de choses sans ressentir de peur. Il m’arrive d’être dénué de ce sentiment. Je n’ai jamais été apeuré de toute ma vie néanmoins cette maladie emmène la détérioration progressive de mon corps. Comme je suis inconscient concernant la douleur, je me blesse facilement et souvent m’emmenant à cet état. Vu mon sale caractère, je me donne encore pas plus de 5 ans à vivre. Je ne suis qu’une bombe à retardement qui un jour finira par exploser pour de bon
_ Que fais-tu de ta famille, s’indigna Wendy. Des personnes qui t’aiment !
_ Je n’ai rien de tout ça. Je vis seul. Pas de famille ni d’ami et encore moins d’animaux. Personne dans ma vie. La solitude complète. Malgré tout, je profite de la vie.
_ …
_ Et toi ?
_ Oh, et bien je suis fille unique. J’ai des amis mais je me sens de moins en moins bien avec eux. Je les évite. Je m’éloigne le plus possible de mon entourage. J’ai l’impression d’être jugée en permanence par mes actes et surtout par mes nombreux échecs. Je n’ai aucune confiance en moi et j’enchaine les malheurs encore et encore sans avoir la possibilité de m’en sortir. C’est comme un tourbillon sans fin.
_ Vie amoureuse ?
_ Aussi vide que le lit du pape. »
Ils rigolèrent tous les deux.
« Comment tu t’appelles ? demanda t-il
_ Wendy
_ C’est un très joli prénom. Moi, c’est Nobody
_ Personne ? s’étonna-t-elle
_ Yep, je ne suis rien pour qui que se soit
_ C’est triste
_ C’est comme ça, c’est ma vie."
Leur discussion s’acheva sur une note triste. Chacun préférant se concentrer sur son repas. Wendy réfléchit au propos du jeune homme. Sa vie à lui était encore plus triste que la sienne. Elle se sentait mal. Elle s’était plainte de choses qui devaient être bien futiles à ses yeux. Elle baissa du nez sur son bol. La nourriture s’y trouvant lui parut bien fade tout d’un coup. Voulant briser ce voile noir qui alourdissait de plus en plus l’ambiance, Wendy se décida à prendre la parole.
« Excuse-moi de te demander ça Nobody mais que fais-tu comme travail ? questionna l’étudiante
_ Pour l’instant, je suis verrier mais j’ai aussi travaillé dans la ferronnerie. Je jongle entre les deux. C’est de ces deux métiers que proviennent mes très nombreuses brûlures. Tout ce que tu vois c’est la face visible de l’iceberg.
_ C’est donc bien pire …
_ Oui. Et toi, que fais-tu dans la vie
_ Je suis étudiante en métier du livre. J’apprends comment est créer un livre et comment il arrive ensuite en magasin.
_ Tu es jeune alors si tu es toujours à l’école.
_ J’ai 19 ans. J’ai choisi de continuer mes études car je n’ai pas le choix. Je ne suis pas douée de mes dix doigts donc je ne peux pas me lancer en tant qu’artiste sur internet et mes textes que j’écris sont bien trop mauvais pour finir dans des magazines littéraires.
_ C’est toi qui le dis mais as-tu seulement pris le temps de montrer ce que tu savais faire.
_ Non car je sais déjà la réaction de la personne. Elle ne prendra pas le temps de lire ou n’aimera pas.
_ Des conneries. Si tu ne tentes rien, comment voudras-tu savoir la réaction des gens ? C’est en recevant des critiques qu’on s’améliore.
_ Puis dis-toi une chose ! Tu enchaines les échecs mais sache que tu en tiras une grande force et les portes de la chance pourront de nouveau s’ouvrir pour toi. Il ne faut jamais perdre espoir. Si tu baisses les bras, tu partiras défaitistes et tu n’auras nullement envie de te battre te plongeant encore un peu plus dans un tourbillon de désespoir. Puis dis-toi que les emmerdes s’arrêteront forcément un jour.
_ Plus facile à dire qu’à faire.
_ Je te conseillerais de faire la sophrologie. Avec des exercices de respiration, ça va te permettre de travailler sur toi.
_ Tu en as fait ? Tu as l’air de bien t’y connaitre.
_ Certains de mes patrons nous obligeaient à en faire pour qu’on soit moins stressé au travail et plus productif. Je dois dire que c’était agréable. On ou du moins moi, j’avais l’impression que mon esprit dérivait, que mon corps devenait plus léger comme s’il était délivré de toutes les souffrances que je lui faisais subir contre sa volonté jour après jour.
Wendy l’écoutait attentivement d’un silence quasi religieux. Il était vrai qu’elle en avait déjà pratiqué lors de son lycée cependant le résultat n’avait pas été celui qu’elle espérait.
Alors qu’il continuait son discours, Wendy posa sa tête dans ses mains pour avoir un appui pendant qu’il parlait pourtant elle se décida d’examiner plus attentivement Nobody pour en savoir plus sur lui. Ses cheveux ébène lui rappelaient le pelage des corbeaux. Ils paraissaient tout doux rien qu’en les voyants. Les brûlures présentes sur ses yeux lui donnaient l’air d’un zombie malgré le sourire qu’il arborait. Encore une fois, elle trouvait ses yeux bleus magnifiques. Ils étaient tel le bleu azur du ciel, leur donnant ainsi une infime grandeur. Ils dégageaient à la fois de l’espièglerie et une forte joie de vivre.
Voyant que sa voisine avait lâché la conversation pour l’observer, il se mit à la regarder. Elle avait de longs cheveux lui tombant vers la moitié du dos. Ces derniers n’avaient beau être qu’un simple dégradé de mauve, c’était nouveau pour lui. Voir toutes ses couleurs différentes était agréables. Ses yeux étaient vairons, surement dû à des puces cybernétiques. Curieusement, elle portait des lunettes aux fines branches mais aux verres plutôt grands. N’ayant toujours aucune réaction, Nobody se décida de briser le silence avec une phrase qui marcherait à tous les coups ou tout du moins selon lui.
_ Je sais que je suis beau mais pas à ce point ! rigola de bon coeur Nobody
Se rendant compte de ce qu’il venait de dire, Wendy secoua la tête et tenta de se concentrer sur son repas. Manque de bol pour elle, elle avait terminé. D’un geste assez hésitant, elle le regarda. Il faisait de même mais avec un grand sourire, fier de ses mots. Ils se mirent tous les deux à rigoler sans raison.
Le repas prit fin dans la bonne humeur. Ils avaient fini par parler de sujets diverses et variés sur la vie de tous les jours. Parfois ils se posaient des questions sur leurs goûts personnels. Wendy évitait à tout prix le regard de Nobody suffisamment gênée qu’il l’ait surprise pendant qu’elle l’observait. Ce dernier avait arrêté de le faire pour éviter de la rendre mal à l’aise.
Ce n’est qu’à la fermeture du restaurant qu’ils prirent la décision de se séparer. Tous les deux avaient passé un bon moment sans le dire à l’autre. Ils se saluèrent d’un simple geste de la main avant de reprendre chacun leur chemin comme s’ils ne s’étaient jamais croisés. Comme si, ils avaient été éphémères … Pourtant Wendy ne put s’empêcher de se retourner pour le voir une dernière fois, pour l’immortaliser à jamais dans sa mémoire. Elle crut apercevoir une petite lumière ressemblant fortement à ses papillons blancs. Était-ce dû à son imagination ? Lui avait-il apporté un peu de bonheur dans son monde obscur ou … était-il un de ses papillons à elle ?
Si elle avait fermé les yeux pour voir au fond d’elle-même, elle aurait vu que plusieurs de ses papillons noirs s’étaient peu à peu changés en papillons de lumière …