Bonsoir à tous,
Je poste ici le texte de la semaine 2. Un peu plus long que le précédent. Si je ne me décourage pas d'ici la semaine 4, je passerai à ce moment sur la table ronde et ne posterai plus que mes textes de façon anecdotique afin d'éviter de trop vous submerger.
SEMAINE 2
Le lendemain. 17h30, l'heure de fermeture de la bibliothèque. L'heure aussi pour René d'aller faire les courses à la supérette du village. Comme tous les mardi depuis sa naissance. Une tradition. Un rituel qu'il perpétue inconsciemment, assure-t-il à qui veut l'entendre. En réalité, René en est fier de sa petite manie. On parle de lui au village. Au bistrot, les clients accoudés au zinc le décrivent comme le bibliothécaire qui va faire ses courses le mardi. A cette pensée, René se sentit tout ravigoré et entreprit de siffloter. Une quinte de toux le plia aussitôt en deux.
-Fichtre, les médicaments que m'a prescrits le nouveau docteur me font plus rien. Je me demande s'il s'est pas trompé en écrivant l'ordonnance. M'étonnerait pas venant d'un Roumain comme lui.
René soupira:
-Ah, la France... Obligée d'importer des incompétents depuis les pays de l'Est. Vive l'Europe, hein...
Ce fut donc dans un état d'esprit plutôt maussade que René pénétra dans l'épicerie. Machinalement, il parcourut les rayons et son panier se retrouva rapidement garni de denrées issues de l'agriculture biologique. René ne comprenait pas trop l'intérêt de tous ces labels vantant les mérites d'une production écologique, plus respectueuse de la nature. Néanmoins, il n'achetait que ça. A cause d'une promesse faite à sa femme sur son lit de mort et qu'il tenait à respecter scrupuleusement. Sa tendre mégère s'était éteinte il y a deux ans, atteinte d'une simple grippe. Dans ses délires fiévreux, elle avait accusé les grands complexes agricoles de l'avoir empoisonnée des années durant. Pour l'apaiser, René avait promis.Et René était un homme de parole. Madame Matisson, la gérante de la supérette, pouvait en témoigner. Jamais elle ne l'avait vu déroger à la règle.
Au moment de payer, l'attention de René fut attirée par le petit écran de télévision surplombant la caisse enregistreuse. Les images étaient flous, eu égard à la vestusté de l'appareil, mais ce fut suffisant pour abasourdir le vieil homme.
Un présentateur chauve énonçait d'une voix monotone une liste de faits divers parmi lesquels on retrouvait le traditionnel bébé laissé à l'abandon par ses parents mais, surtout, en haut à droite de l'écran, une photo apparut. Celle de l'inconnu de la veille.
...Mort dans une explosion d'origine encore indéterminée survenue dans la zone industrielle de Clermont-Ferrand. Les services publics privilégient pour l'instant l'hypothèse d'une fuite de gaz et...
René interpella la gérante:
-Madame Matisson, ce monsieur, là, à la télé, je l'ai vu hier. Il est venu à la bibliothèque m'apporter un livre!
L'interpellée, concentrée dans le calcul de la monnaie, répondit en maugréant:
-Ah oui? Vous m'en direz tant Monsieur Jacques!
René se rengorgea devant l'intérêt évident que son histoire suscitait.
-Eh bien, figurez vous que je n'ai pas encore eu l'occasion...
-Vous avez tort. Il faut les saisir les occasions Monsieur Jacques! Et, pourriez vous décaler sur la droite? J'ai Madame Gerson qui souhaiterait peser ses légumes, l'interrompit la caissère en lui rendant quelques pièces.
Nullement échaudé, l'esprit en feu, René se dépêcha de retourner à la bibliothèque, prenant tout juste le temps de déposer ses courses chez lui. Il comptait bien exhumer de la corbeille le mystérieux ouvrage que lui avait déposé cet inconnu désormais célèbre.
Ses mains, parcourues de fines veinules bleues, tremblaient d'excitation. René dut s'y reprendre par trois fois avant de parvenir à ouvrir la porte de service de la bibliothèque. Le vieil homme appuya sur l'interrupteur. La lumière des néons inonda les rayonnages, se déversant en flots tumultueux, chassant les moindres recoins d'ombre. Apparut une pièce qui, malgré ses dimensions respectables, dégageait une atmosphère confinée. Le faux plafond, le mauvais crépi posé par un ouvrier fatigué et l'étroitesse des allées entre des étagères posées au hasard jouaient pour beaucoup.
Accrochées au plafond, pendaient des pancartes surlesquelles étaient peintes en grosses lettres noires des genres littéraires: "Revue", "bande dessinée", "Histoire"...
Quant au bureau du bibliothécaire en chef, il était en acajou. Oui, en acajou. Ses formes stylisées étaient elles aussi bien éloignées de l'habituel meuble en contreplaqué que l'on voit dans les bibliothèques municipales. C'était à l'occasion d'une brocante que René était tombé en grande admiration devant ce joyau de la Renaissance. Selon les dires de l'antiquaire, ce meuble avait constitué l'écritoire d'une noble de la cour royale sous Louis XIV. Comme l'homme était affable et n'avait de surcroît aucune raison de lui mentir, René s'empara immédiatement de ce trésor. A peine l'achat effectué, René avait demandé au maire la permission de s'en servir en tant que bureau. Le magnanime élu accéda à l'incongrue requête de son administré
D'ordinaire, René lui accordait un petit regard attendri chaque fois qu'il pénétrait dans la bibliothèque. Pas aujourd'hui. L'instant était trop crucial.
Vite, se ruer sur la corbeille. Vite, s'emparer de l'ouvrage. Vite, éteindre la lumière. Vite, rentrer chez soi.
Sitôt René parti, la bibliothèque s'apaisa rapidement. Les étagères se dissimulèrent dans la pénombre. Le silence régna en maître. L'accalmie. Enfin.