Il s’appelait Lun et il était Amour depuis sa vingt-cinquième année. Un choix audacieux, surtout à l’époque où il vivait. La société, même si elle prônait le libre choix des aspirations de vie, encourageait en pratique la Gloire. Ce n’était pas un choix délibéré des dirigeants, qui avaient tout intérêt à maintenir la société équilibrée pour ne pas surcharger certains secteurs. Seulement, l’éducation que recevait chaque citoyen menait souvent à la réalisation que seule la Gloire était valable. Rendant les personnages comme Lun de plus en plus rares et respectés.
D’ailleurs, il ne poussait pas l’originalité jusqu’à prendre un ascendant atypique. Son ascendant était la Gloire, tout simplement. Un second choix autant pratique qu’idéologique : ne pas choisir du tout le succès lui aurait coupé trop d’opportunités et il aimait, comme tout homme, la joie que procure la réussite sociale. Seul l’amour lui procurait plus de plaisir.
A cinquante-sept ans, Lun était au carrefour de sa vie : il pouvait encore espérer en vivre autant, mais pensait avoir déjà croqué le morceau le plus savoureux de son existence. C’est dans cet état d’esprit qu’il se présentait à un nouvel entretien d’embauche, pour changer d’horizon tout en restant dans le cadre de ses compétences. Il avait choisi de postuler pour un travail d’administrateur forestier, qui lui avait été proposé parmi une liste d’emplois adaptés à ses goûts et qualifications. Assis dans un fauteuil rembourré, il attendait d’être appelé par la personne chargée du recrutement. Il s’agissait d’une simple formalité, car il était déjà quasiment accepté au vu de son dossier, mais le système du travail recommandait fortement les entretiens de visu pour favoriser les contacts humains entre collaborateurs.
La porte de la salle d’attente s’ouvrit pour laisser entrer une secrétaire souriante. « Monsieur Eddil, si vous voulez bien me suivre, le directeur va vous recevoir. »
Il se leva et suivit la silhouette avenante à travers le couloir feutré. Un robot, évidemment. Les progrès de l’humanité avaient permis de libérer tout individu des travaux ne contribuant pas à leur développement personnel. L’administration en particulier avait été presque entièrement automatisée, et chaque entreprise débutante se voyait offrir un panel de robots pour gérer les tâches les plus élémentaires, comme recevoir les clients ou préparer les repas.
Arrivé à destination, l’androïde ouvrit une porte et s’effaça, laissant entrer Lun dans le bureau du recruteur en chef. Celui-ci était assis derrière un large bureau en verre, et afficha un large sourire sitôt qu’il vit entrer sa future recrue. « Ah, monsieur Eddil ! Notre nouvel Amour. C’est un honneur de rencontrer quelqu’un comme vous. Des idéalistes de votre genre, on n’en trouve presque plus. Prenez donc un siège.
- Ravi de vous rencontrer. Monsieur … ?
- Ildon. Kalti Ildon. Vous savez, nous sommes vraiment satisfaits d’avoir déniché un authentique Amoureux comme vous, car c’est un métier qui demande énormément de compassion. Nous ne gérons pas nos forêts pour la récolte du bois de luxe, malgré les réserves importantes dont nous disposons. La société est intégralement consacrée à l’entretien de notre parcelle de forêt malgache, et au maintien de l’équilibre de son écosystème. De nombreuses espèces qui ont survécu difficilement à l’ère industrielle demandent des efforts constants pour éviter l’extinction. Connaissez-vous la faune des forêts de Madagascar, monsieur Eddil ?
- Eh bien, je dois vous avouer que je n’ai pas encore étudié la question. J’ai entendu parler de lémuriens, est-ce correct ?
- Tout à fait. Les lémuriens sont une famille d’espèces endémique de Madagascar. Leur diversité s’est énormément réduite durant les siècles passés, surtout à cause du braconnage. Heureusement, ils sont maintenant bien en sécurité entre nos mains, et nous avons déjà commencé à réintroduire des espèces disparues en utilisant la banque génétique dont nous disposons. Ceci doit se faire avec d’extrêmes précautions pour ne pas perturber l’écosystème, bien sûr. Mais ne vous inquiétez pas pour toutes ces choses, nous disposons d’un programme d’apprentissage très complet qui vous permettra d’être opérationnel dans les jours qui viennent. Vous n’êtes pas sans savoir que, de nos jours, seule la motivation compte, les connaissances peuvent s’acquérir sans le moindre effort. »
Devant ce flot de paroles, Lun se contentait de hocher la tête passivement. Les derniers mots de son interlocuteur lui firent comprendre que son souhait puéril d’échapper à l’apprentissage immédiat ne serait pas exaucé. Il avait en effet une lubie, probablement issue de son esprit trop romanesque d’Amoureux, celle d’apprendre les choses par lui-même, à son rythme. Cependant, s’il avait pu réaliser ce tour de force lors de son entrée dans le monde du travail au prix d’efforts démesurés, il en était tout autrement à présent, et son âge lui permettrait difficilement d’assimiler des années d’études en biologie et science animale en aussi peu de temps. Notre homme se résigna donc et acquiesça.