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 La pointe des Castillans [roman de voyage ou récit de voyage romancé]

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Vigo51
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La pointe des Castillans  [roman de voyage ou récit de voyage romancé] Empty
MessageSujet: La pointe des Castillans [roman de voyage ou récit de voyage romancé]   La pointe des Castillans  [roman de voyage ou récit de voyage romancé] Icon_minitimeMer 13 Fév 2019 - 18:10

Un récit de voyage qui commencerait comme ça, qu'est-ce que vous en pensez ? C'est un début trop lent, trop statique, trop intello, ennuyeux ? Ou ça pourrait aller, après tout, étant donné le style du texte ? Je suis vraiment curieux de savoir si cette entame est un pavé trop dense ou si ça peut passer. Merci pour vos avis et observations. (la suite, ça avance, ça bouge plus)

                                        ______

                         La pointe des Castillans


1 – Le Châtelar

Je t'écris sous la première neige devant le feu crépitant de la cheminée.
Ce matin, le temps était clair et sec, et je suis parti une dernière fois à la Louzière pour finir de rentrer ma provision de bois pour l’hiver. Jusqu'à midi, rien n’avait paru l'annoncer, ou alors c'est moi qui ne remarquais rien, le nez sous les frondaisons, presque toujours penché vers le sol à débiter le tronc de l'arbre que j'avais trouvé tombé près de la piste. Mais en terminant, en remontant pour un de mes derniers portages jusqu'à la charrette, j'ai levé les yeux et j'ai compris que le ciel s'était déjà bouché vers le nord ; il s'était couvert d'épais nuages et quand j'ai quitté ma clairière, une brume laiteuse s'est mise à m'envelopper comme un voile et les premiers flocons ont commencé à tomber, d’abord aussi légers que du pollen de bouleau ou de platane. Je suis immédiatement redescendu au pas régulier de l'âne et j'ai mis à l'abri mes deux stères de hêtre et de mélèze sous l'appentis. J'ai monté du bois sec pour au moins trois jours au cas où le mauvais temps persisterait, j'ai rallumé le feu dans le foyer entre les chenets de fonte et j'observe maintenant par la fenêtre le spectacle éblouissant de la première neige. Ça fait si longtemps que je ne suis pas revenu au Châtelar à cette saison que j'avais oublié la beauté de ce moment-là, lorsqu'elle se met à tomber dru, comme maintenant, et à tout effacer peu à peu sous son voile blanc.
J'ai pensé à toi en m’asseyant entre la neige et le feu – entre la porte-fenêtre du balcon, sur lequel elle s'accumule, et les flammes maintenant brûlantes de la cheminée ; et tu es venue en un seul instant occuper tout mon espace, mon abri sous la tourmente. Ton visage, étincelant, celui de ta jeunese éternelle, le seul que j'ai gardé de toi, vient de m'apparaître, et tandis que l'odeur du feu de bois a déjà envahi le chalet comme un encens, d'abord discrète, puis plus forte et plus persistante ensuite comme un parfum de benjoin ou de santal, je sais déjà que la nuit sera tienne, que tu ne me quitteras pas avec la venue du sommeil et que je te garderai dans tous mes rêves.


2 – Premier matin

J'ai dû m'endormir sous ma couverture comme dans un cocon tandis que le feu s'éteignait. Je me souviens seulement que je ne bougeais plus du tout dans ma somnolence et que la cheminée n'éclairait déjà plus que très faiblement – de la seule rougeur de ses braises – la pièce qui se noyait dans l'obscurité.
Le froid m'a réveillé à l'aube et j'ai pu voir qu'il ne neigeait plus. Il ne régnait, au-dehors comme au-dedans, que le grand silence, le calme absolu, sans un souffle, comme si la dernière respiration avait été étouffée sous le poids et l'épaisseur du manteau poudreux uniformément blanc qui avait recouvert le monde pendant la nuit. Le jour qui venait de naître paraissait neuf, vierge, immaculé, comme au premier matin d'un nouvel âge ou d'une époque nouvelle de la création.
J'ai chaussé les raquettes qui sont suspendues sur le mur à côté de l'entrée et je suis sorti quelques minutes à l'orée du bois pour respirer l'air vif qui annonce déjà l’hiver. Mais le froid m'a vite ramené à l'intérieur.

Je ne t'ai pas encore dit que je ne suis revenu que depuis trois semaines au Châtelar. C'était à ce moment de l'automne, à la mi-octobre, où les couleurs vives de la forêt commencent à resurgir de toutes parts dans tous les vallons et sur les versants de la montagne. Je venais de rentrer d'un long voyage sur une côte de l’Atlantique sud et voilà que le train de seize heures me laissait tout seul sur le quai de la gare de Montredon quinze jours avant la Toussaint. Comme à la fin de l'été quand le temps se met à se rafraîchir le soir, il y avait cette odeur persistante dans l'air d'herbe humide qui annonce la fin du jour. J’ai lentement remonté la vallée à pied jusqu’au village, j’ai pris le chemin des Clos et j'ai trouvé la grosse clef sous la pierre plate à l'angle du balcon, là même où tante Mathilde la cachait toujours. Plus personne n'y vient depuis sa mort et la maison n'a pas changé, tout est encore, ou presque, comme à l'époque où tu l'avais connue.
Il était déjà tard dans l'après-midi, et après avoir poussé la porte du chalet, j'ai vite traversé le couloir et la salle de séjour pour ouvrir les volets de la large porte-fenêtre du balcon avant la fin du jour. Je suis d'abord resté longtemps indécis contre la balustrade, tandis que le crépuscule se préparait. Je me souviens d'une ligne un court instant turquoise sur la frange de l'horizon, et lorsque le rideau de la nuit est tombé, j'ai regardé s'éclairer une à une les étoiles les plus brillantes dans le ciel. Puis la fraîcheur m'a saisi d'un seul coup et je suis rentré allumer les deux vieilles lampes à pétrole de tante Mathilde. L'horloge marquait étrangement quatre heures, arrêtée depuis des mois, et tout s'était figé à l'intérieur de la maison comme avec le dernier mouvement de son pendule. Devant mes yeux, le calme balancement des flammes de mes lampes, protégées sous leurs verres, faisait trembler légèrement les ombres sur les murs. C'est à ce moment-là, malgré ce silence écrasant, que j'ai décidé de passer l'hiver tout seul à la montagne.
Mon regard s'est tourné vers la cheminée éteinte et quand je suis allé voir dans la remise, j'ai trouvé la provision de bois presque épuisée – les quelques bûches sèches qui restaient ne survivraient pas aux premiers jours de froid – et ma première tâche, ces dernières semaines, fut donc de refaire du bois.
Tôt le matin, j’allais prendre l'âne et la petite charrette du vieil Étienne Mougeard, je chargeais la scie, ma cognée, la hachette, et j'ai vite aimé reprendre le rythme du pas de la bête sur le chemin et puis celui de la hache qui s'abat régulièrement de tout son poids dans un bruit sourd en faisant craquer les fibres sous l’écorce. Un long travail au rythme de la nature, exigeant mais sain, qui fortifie autant le corps qu’il sait apaiser les vibrantes ondulations de l’âme. Et voilà, ça y est, j’ai terminé hier. J'ai dorénavant assez de bois pour tenir jusqu'au printemps.
Comme ma tante n'a laissé personne et que le chalet était inoccupé, j’ai fait désormais du Châtelar, moi qui n'avais rien, mon port d'attache à plus de cent kilomètres de la mer. J'y passe régulièrement quelques semaines, tout au plus trois ou quatre mois d’affilée entre mon dernier retour et un nouveau départ. C’est ma longue escale obligée, celle où je reprends des forces, où je refais le plein de vivres et d’eau et où je régénère aussi tous mes songes ; le refuge où je mets en cale sèche pour radouber à l’abri des vagues et où je trace aussi de nouveaux pointillés à parcourir sur les espaces sans fin de mon imaginaire.

C'est le lendemain de mon retour que m'est revenu un flot de souvenirs. Chaque objet, chaque image retrouvée en appelait un autre qui s'éclairait dans ma mémoire. Je passai en revue, les unes après les autres, les traces encore palpables du passage irrévocable du temps dans nos existences. Je prenais, pour une des premières fois peut-être dans la mienne, une lente et détaillée leçon de l'éphémère, une sorte d'apprentissage imposé de l'impermanence de tout être aimé, de toute chose et de tout lien. Le soir, j'ai distribué les lampes dans plusieurs endroits du chalet et j'ai attendu qu'il se passe quelque chose, je ne sais quoi, un bruit de pas, de porte, une voix familière, l’odeur d’une nourriture qu’on aurait préparée dans la cuisine ; mais ne m'atteignait que le silence et le vide de l’absence, un creux profond à tout jamais rempli, désormais, de lacune éternelle. J'ai senti monter à mes narines une odeur de miel, mêlée, par intermittence, d'un vague parfum de lavande, mais aucune larme n'a perlé à mes paupières. Je me suis couché sans me déshabiller sur le lit de la chambre du premier étage et j'ai réussi à m'endormir sans me laisser envahir par l'inquiétude du passé et de la solitude.


3 – La parole des rivages

Nous ne nous trompions pas, quand nous courions ces découvertes. Car les palmeraies interdites, ou la poudre vierge des coquillages, nous ont livré leur part la plus précieuse : elles n'offraient qu'une heure de ferveur, et c'est nous qui l'avons vécue.(...)
Mais, tout de même, je l'ai respiré le vent de la mer.
Antoine de Saint-Exupéry,
Terre des Hommes

Je me suis réveillé dans la nuit, j'ai ouvert les yeux quelques instants, et j'ai senti que quelque chose se passait. Quand je les ai refermés, j'ai pensé à quelques pages griffonnées en cours de voyage qui devaient être encore glissées, pliées en deux, dans un volume des œuvres de Sénèque, en bas, sur l'étagère à côté de la cheminée, et j'ai souri. Je me suis vu transporté au sud de l'équateur quelques mois en arrière, et mû par une brusque impulsion, je me suis levé pour écrire.
Je viens de m'approcher de la cheminée et la vue d'un petit objet posé sur la poutre me fait sourire une seconde fois : un pendentif amérindien fait d'une petite plume de perroquet bleue et verte dont la pointe est enfoncée dans une graine rouge de bois-brésil. En m'asseyant devant l'âtre couvert de cendres, je crois sentir les vibrations de l'autocar qui traversait le cœur du sertão et je revois le visage de cette Amérindienne qui m'avait offert ce pendentif en échange d'un paquet de biscuits et de quelques fruits. Le souvenir de ce jour-là est encore tellement présent dans mon esprit qu'il me semble le revivre en le racontant.

(à suivre - avec une première scène de voyage, suivie de bien d'autres...)

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Vigo51
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MessageSujet: Re: La pointe des Castillans [roman de voyage ou récit de voyage romancé]   La pointe des Castillans  [roman de voyage ou récit de voyage romancé] Icon_minitimeMar 5 Mar 2019 - 17:23

Voici la suite du texte (fin chap 4 - chap 4 et Chap 5)

_______


Le souvenir de ce jour-là est encore tellement présent dans mon esprit qu'il me semble le revivre en le racontant.

*

Nous avons côtoyé, Lucilius, les rivages de la vie ; et de même qu'en mer, comme dit notre Virgile, on voit « terres et cités s'éloigner et disparaître », de même, emportés dans un élan irrésistible par le courant des années, nous avons vu disparaître notre enfance, puis notre jeunesse, puis cette période mal définie où l'homme fait devient un vieillard, à la limite de deux saisons...
Sénèque, Lettres à Lucilius, VIII, 70

Cette parole oubliée d'un traducteur de Sénèque m’est soudain revenue à la mémoire en plein voyage vers le nord, au petit matin, sur une route cahoteuse du Nordeste du Brésil, au beau milieu de la caatinga, quelques heures avant d'atteindre Picos.
L'autocar avait roulé toute la nuit, s'enfonçant toujours davantage dans le cœur d’un immense plateau quasi désert. Il n'y avait plus aucun village depuis des lieues et des lieues, mais seulement, çà et là, quelques rares lumières dans l'obscurité, quelques maisonnettes isolées au milieu de nulle part ou des enclos à bœufs perdus dans une broussaille ocre clair qui commençait à peine à reverdir avec les premières pluies d'avril. Le jour s'apprêtait à se lever, et le ciel encore sombre, chargé de nuages, prenait déjà cette teinte bleutée de l'aube du côté de l'est. Le vaste espace du sertão s'étendait presque à l'infini tout autour de nous.
J'avais été tiré de ma somnolence par les brusques secousses de la cabine. Un changement de revêtement de la route – un long passage en tôle ondulée de la piste – avait tout à coup fait vibrer l'autocar comme une vieille essoreuse gémissante. Le chauffeur avait vite réajusté sa vitesse pour retrouver plus de souplesse et ce ne fut plus bientôt qu'un doux ronronnement. Mais je m'étais donc réveillé à présent et me collai à la fenêtre pour guetter l'apparition du soleil, la minute essentielle où il surgit de la ligne d'horizon. J'étais intrigué par le décor de cette végétation étrange dans laquelle surgissaient parfois les candélabres géants de grands cactus, une maigre savane épineuse que je ne connaissais que par ouï-dire, c’est-à-dire par la seule sonorité de son nom : caatinga, la steppe blanche. Je naviguais au milieu d'un paysage tout à fait nouveau et inattendu, une vaste plaine seulement soulevée parfois de collines qui surgissaient comme de hautes vagues sur l'océan. Je glissais, dans ces instants si calmes de l'aurore, comme sur une mer inconnue, en direction du rivage inconnu d'un songe. Parti de Bahia, je traçais ma route depuis la veille vers la destination lointaine de São Luís du Maranhão, un vieux rêve à la lisière sud-est de l’Amazonie, encore sept ou huit cents kilomètres plus au nord. Des confins délaissés du Pernambuco et du Piauí que je venais de dépasser, il me fallait atteindre Picos, Teresina, puis remonter tout le Maranhão jusqu'à la côte. Une quinzaine d'heures de route encore.
Je goûtais ce plaisir simple de me sentir dans le mouvement du voyage – de même qu’en mer, quelquefois, quand on ne fait plus qu’un avec son voilier à la barre, qu’on s’est si bien calé sur le rythme de la houle qu’on semble ressentir dans tout son corps l’invisible pulsation qui l’anime, le moindre craquement de la coque, la plongée de l’étrave quand elle s’enfonce dans l'eau sur l’avant, et puis tout de suite après la lente remontée de la proue vers le ciel. Dans ce faux jour de ciel couvert, dans ce si joli moment de l'aube qui dure quand les derniers lambeaux de la nuit veulent résister longtemps au lever du soleil, je commençais à percevoir quelque chose de lumineux, comme lorsque la nature se fait généreuse, que la vie sait nous offrir une grande transparence intérieure et que toute inquiétude dépassée, on est capable de se réjouir pleinement de l'immédiate beauté de l'instant présent. Alors, soudain, pourtant si loin de la mer, j'ai entendu sonner, comme un rappel de la mémoire, cette parole admirable d'un début de lettre de Sénèque, souvenir de lecture d'un vieux volume relié de bibliothèque (Paris, Les Belles Lettres, 1957) : « Nous avons côtoyé, Lucilius, les rivages de la vie… Praenauigauimus, Lucili, uitam et quemadmodeum in mari... »
Mais dans le texte de la traduction, la suite n'aboutit pas ; elle perd ce bel envol et retombe dans je ne sais quelles considérations sur la fuite du temps, la valeur de l'existence et les conditions propices à une vie bonne. Le vocabulaire est stoïcien, c'est-à-dire assez grave. Sénèque, s'il a été un grand écrivain, n'a pas su se muer en poète à ce moment-là, et ce commencement magnifique, ce vers aérien, demeure isolé comme un brillant serti dans la prose élégante mais un peu lourde de commentaire philosophique. Une parole si vaste, si riche, ça m'a fait frémir de l'entendre résonner, de la retrouver comme ça, tout à coup, un matin de voyage. Des lignes d'écriture de cette dimension-là – une parole si brève, mais qui est presque complète déjà, qui se suffit quasiment à elle-même –, j'ai cherché, j'ai fouillé dans ma mémoire, et je me suis dit qu'il ne devait pas y en avoir beaucoup d'autres de cette ampleur. On ne crée pas tous les jours de telles épures qui contiennent à la fois le dessin de la côte, la ligne d'horizon et la lumière du ciel au-dessus de la mer. Cette parole, c'est comme un fond de tableau à continuer de peindre en fermant les yeux, à remplir du souvenir de ses rivages ou de ses propres mirages, avec leurs ondulations et leurs chatoiements.
Une fois arrivé à São Luís, le second jour, j'ai découvert une librairie dont une salle, au premier étage, était aménagée en café et dont les hautes fenêtres ouvertes à balcons et rambardes de fer forgé donnaient sur les façades défraîchies et les toits enchantés du quartier de Praia grande. Là-bas, des pousses d’arbres se trompent d'endroit et essaient de s'installer sur les tuiles ou dans les fissures de bâtisses hors d'âge pour donner une impression de jardins aériens. J'y ai retrouvé cette émotion étrange d’immobilité vivante – celle d’un mouvement figé – qui naît souvent de la juxtaposition de la pierre et du végétal, comme lorsqu'une racine gonflée de sève serpente sur un mur ou que la forêt avance imperceptiblement en reprenant ses droits pour venir recouvrir les ruines d'une ancienne civilisation. À São Luís, les lianes et les arbustes sauvages qui envahissent la vieille ville, c'est le charme absolu de la décrépitude tropicale.
Et voilà que dans ce café rempli de livres au nom évocateur de Poeme-se, devant l'ouverture d’une de ces fenêtres à mi-hauteur au-dessus des toits, j'ai regardé les jeunes arbustes suspendus dans le ciel et j'ai connu l’inspiration. J'ai emprunté à Sénèque son commencement magnifique, et me l'appropriant, j'y ai mis toute une part de moi-même. J’ai essayé de retrouver, sur la palette des mots, toutes les nuances de leurs couleurs, et j’ai laissé glisser ma main, hésitante d’abord, incertaine, pour commencer le geste d’écrire. Puis le trait de mon pinceau – ou plutôt de ma plume – s’est affermi, et j’ai imaginé une autre suite possible aux rivages de la vie. La voici.

*

Nous avons côtoyé, Lucilius, les rivages de la vie ; et de même qu'en mer un pilote cherche parfois longtemps sa route au gré des courants, longtemps nous l'avons cherchée la piste de ce lieu inconnu, lointain, qui devait être le paradis sur la terre. Nous avons découvert des oasis la veille encore invisibles et nous avons eu le privilège de boire l'eau rafraîchie de leurs fontaines, attirés par le chant de l'eau qui coule, ce chant qui rassure. Nous avons pu goûter, l'escale enfin rejointe, le calme du jardin au bord du fleuve, juste avant le grand estuaire. Nous croyions alors que le bonheur était un lieu unique au monde à découvrir, chargé dans sa réalité de tous nos rêves. Et s'il n'a cessé de se dérober, s'il a joué à disparaître parfois quand on croyait l'atteindre, il est toujours réapparu plus tard quand on ne l'attendait plus, et nous avons appris à vivre avec ses intermittences. Passager, certes, il l'a sans doute été souvent, mais qui peut être certain que tout ne le fut pas toujours sur la Terre ?
Souviens-toi de ces haltes du soir où tout s'apaise, au-dehors, dans le crépuscule, comme à l'intérieur de ton âme ; de ces fins d'étapes inouïes au sortir de la forêt avant le bivouac improvisé sous les étoiles. Souviens-toi de l'ombre bienfaisante des manguiers au grand soleil, de ces abris de fortune sous la pluie, de ce feu rallumé à la nuit sur la plage entre les pierres du foyer. Souviens-toi de ce bruissement renouvelé avec la clarté du jour au réveil de la nature, de ce chant de l'aube qui n'est presque qu'un murmure dans les premiers émois du matin devant la mer ; de ces regards échangés parfois quand la découverte d'un nouveau visage se fait rencontre plus précieuse que les précédentes, se fait bientôt force de l'attirance dans l'éclat des yeux brillants de la femme inconnue.
Souviens-toi de tout ça, Lucilius, et garde-le comme un trésor. Ne regrette rien, pas même nos fatigues, car nous avons vécu plus que ceux-là qui sont restés dans leur village. Le sédentaire ? Il n'a connu que la paix du foyer peut-être, le silence des étoiles la nuit dans son jardin, la tranquillité même de son silence. Il a dormi. Il a rêvé, sans doute, mais ses rêves, c'est nous qui les avons vécus dans notre chair, dans notre sang quand il s'est enflammé, dans notre cœur et dans nos yeux lorsqu'ils se sont émerveillés. Ce n'est pas lui, mais c'est bien nous qui avons enfin atteint la crête élevée de cette montagne, ce point haut d'où nous avons pu embrasser l'horizon des quatre directions cardinales, d'où nous avons pu inspirer à pleins poumons l'air de la liberté, d'où nous avons pu plisser les yeux vers le lointain pour choisir l'azimut de notre prochain voyage.
Nous l'aurons respiré le vent de la mer, celui du grand large qui pèse régulièrement sur les voiles pour lutter contre la houle. Nous l'aurons souvent ressentie l'émotion du sourire de la belle étrangère ; nous l'aurons quelquefois caressée sa peau si tiède et si douce, mûrie sous le soleil. Et plus, et mieux que tout cela n'existe point ici-bas pour la vie heureuse. Oui, Lucilius, sois-en sûr à présent, c'était bien lui si souvent, nous l'avons parcouru incessamment sans le reconnaître parfois, le chemin escarpé mais intense du bonheur sur la terre, celui, le seul véritable peut-être, qui puisse nous être offert irrégulièrement dans notre vie.


*

C’est cette enthousiaste dernière partie que j'avais griffonnée sur trois feuilles de papier en cours de voyage, et je viens de facilement les retrouver sur l'étagère de ma bibliothèque, glissées pliées en deux dans le huitième volume des Lettres à Lucilius. Un ami à qui je l'avais fait lire m'avait dit que ça lui avait fait penser aux Nourritures terrestres d'André Gide. Or je n'avais encore jamais lu les Nourritures à l'époque : c'est une simple convergence littéraire, fruit d'une inspiration presque identique, du même élan, de la même ferveur peut-être, de la même passion des grands espaces.

4 – Sur le Bacanga

Le beau temps a l’air de s’installer, mais le froid est déjà vif pour la mi-novembre. La neige tombée avant-hier est épaisse, 25 à 30 centimètres par endroit : elle va tenir assez longtemps malgré le retour du soleil. J’ai trouvé des grosses chaussures de cuir à ma taille, que j’ai graissées, et des vieux skis de randonnée à peau de phoque dans la remise. Ils sont un peu courts sur le plat mais parfaits à la descente. Je suis monté à ski sur les hauts de Brunissard par le chemin des Chevris et j’ai ramené trois belles tommes dans ma besace, achetées à un vieil homme que j’avais connu jadis et qui est le frère de Geneviève, la femme d'Étienne Mougeard. En redescendant, le poids du sac m’équilibrait un peu mieux, et même presque sans quarts, j'ai pu virer facilement dans cette poudreuse un peu durcie par le gel de la nuit. Arrivé au bas des Cognets je n’en avais plus que pour une vingtaine de minutes en rentrant par le chemin de l’Abeil et j'en ai profité pour passer fendre du bois chez Étienne et Geneviève qui vieillissent doucement. Il n’a plus guère le cœur à l’ouvrage depuis qu’elle est alitée et il passe son temps à la veiller en lui préparant des tisanes. Je suis rentré à midi, et depuis, assis devant le foyer, je me contente d'entretenir le feu le tisonnier à la main.
Tout à l’heure, à la seule lueur des flammes, je relirai peut-être quelques paroles de Kabir, le sage de Varanasi1, le tisserand de Dieu, mais soudain, la nouvelle bûche que je viens de poser sur les braises cesse de craquer pendant de longues secondes, et dans ce quasi-silence me reviennent sur les lèvres ces vers admirables de Tagore :

« Ô toi plein de beauté ! Ici dans le nid des couleurs, des sons et des parfums, c'est ton amour qui enclot l'âme.
(…) Mais là, là où s'éploie le ciel infiniment afin que l'âme s'y essore, là règne intacte et blanche la splendeur. Il n'est plus là ni nuit ni jour, ni formes ni couleurs, et ni paroles, ni paroles
. »

Et puis, en regardant par la fenêtre qui donne sur la vallée, je me sens transporté soudain à des milliers de kilomètres vers le sud-ouest du monde : je ne vois pas le blanc des montagnes, mais les voiles orangées, délavées, d'un vieux bateau qui remonte avec peine le fleuve Bacanga.

*

Les jours qui suivirent mon arrivée à São Luís, j'ai beaucoup marché, de jour comme de nuit, et cette cité chargée d'histoire m'a définitivement conquis par son charme.
Sur les eaux turbides de la baie de São Marcos, à Praia Grande, devant les quais de la vieille ville, passent encore aujourd’hui, descendant le fleuve Bacanga ou le remontant en silence, des caboteurs en bois et à voile sans le moindre moteur toujours largement utilisés dans la région. Les plus beaux sont les cúters et les bianas, mais il en existe de tailles et de formes diverses.
Sur l’eau chocolat au lait d’un lendemain de fortes pluies, je me souviens, un matin à l’aube, au pied des marches du palais des Lions, de la très lente remontée d’un voilier surchargé de fruits de cupuaçu2. Il avançait péniblement, comme arc-bouté sur l’eau, s’équilibrant dans l’air brumeux du lever du jour par une belle gîte sur bâbord, luttant obstinément contre le courant de marée descendante avec les maigres forces de ses vieilles voiles rapiécées, délavées, d'un bel orangé tirant sur le rouille. À son allure, on l’aurait dit hâlé comme une péniche par une paire de chevaux de labour le long d’un canal. Il dut mettre une bonne demi-heure à s’approcher, passer devant moi et puis franchir le dernier mille qui le séparait encore du débarcadère derrière le marché aux poissons où il irait décharger sa précieuse cargaison de fruits à pulpe blanche, délicieuse. Comme il avançait au rythme du pas d’un homme, je le suivis un moment le long de la rive. Il ne passait qu’à quelques mètres devant moi et je me souviens du regard impassible du barreur, du presque imperceptible mouvement de ses mains quand il commença à esquisser une légère courbe glissée sur tribord pour s’éloigner de la berge, comme s’il avait soudain lu puis corrigé la trajectoire invisible de son passage sur les eaux. Devant lui, un matelot était allongé paresseusement dans un hamac suspendu entre un hauban et le mât sous la baume. Un troisième homme assis à l’avant, jambes pendantes par-dessus bord, semblait rêver en regardant le ciel déjà bleuissant. Le soleil ne s’était pas encore hissé à l’est, à main droite, au-dessus de la mer, et je m’arrêtai un moment pour attendre de le voir surgir de la ligne d’horizon. Pendant ce temps-là, sur ma gauche, dans des instants qui me parurent d’une rare légèreté, le bateau s’éloignait lentement, traversant silencieusement sur les eaux le voile encore translucide de l’aube. J’étais seul ; les quais étaient déserts ; la ville dormait encore ; il me semblait que pas un souffle, pas le moindre murmure ne pourrait venir rompre cette harmonie. Seuls des oiseaux passèrent, sans un cri, avant de s'éloigner vers l'amont du fleuve. Dès que le soleil surgit – il sembla naître du fond même de l’océan – je sentis d’un seul coup tout le poids du sommeil et je rentrai rapidement me coucher : je n'ai jamais pu résister à l'appel envoûtant des nuits blanches de São Luís.

5 – Le jardin de l'Ouille

J'ai raconté avant-hier mon arrivée mémorable à São Luís, puis hier cette lente glissade du vieux voilier sur le fleuve Bacanga, mais d'une certaine manière, le long voyage qui me mena jusqu'au Maranhão commença à Collioure.
J'étais las, un peu triste, et j’avais décidé de quitter la montagne pour descendre en Andalousie. J'avais quitté le Châtelar début novembre, traversé la Provence et pris la route du sud, celle de l’Espagne, pensant dormir sur la Côte Vermeille la première nuit, mais sans rien savoir au juste ce que j'allais faire les jours suivants.
Je m’étais arrêté à Collioure, et cet après-midi-là, j'étais parti de la plage de l'Ouille où je campais depuis deux jours sur la terrasse d'une maison de vacances fermée hors saison. Je m'étais mis à marcher dans le lit à sec d'un oued – une rivière fantôme qui n'existait plus que par un mince filet d'eau – et très vite, je retrouvai des sensations anciennes et agréables de promeneur à pied dans la nature. Une des premières choses fut cette odeur des peupliers quand ils perdent leur feuillage et que le sol se couvre çà et là de leurs pertes jaunes qui a la forme d'un cœur. Mais le sentier continuait, serpentant dans les herbes, et après le passage d'un gué, m'approchant d'un grand chêne qui avait attiré mon regard, j'atteignis l'orée d'un jardin.
Avec le rythme tranquille de la marche, j'avais réussi à apaiser le flot d'une sourde inquiétude qui m'habitait. Il était autour de trois heures de l'après-midi, un soleil timide chauffait le vallon de l'Ouille, et cette heure-là de ce jour d'automne, par son équilibre, sa douceur, appelait au relâchement et je réussis à entrouvrir la porte de mon cœur pour qu'il puisse se laisser toucher par la grâce qui – je le sentais confusément – cherchait à m'apparaître.
C'est en contrebas du talus sur lequel poussait le grand chêne que j'aperçus le jardin : un jardin surprenant, improbable à cet endroit-là, isolé dans la nature. Sans clôture, bordé d'une haie de lilas, il s'étendait derrière une maisonnette abandonnée. C’était un jardin en friche dans lequel on devinait d'anciens parterres d'iris et de jonquilles, un jardin à moitié retourné à l'état sauvage où les mauvaises herbes commençaient à tout envahir, c'est vrai, mais c'était celui d'une maison où l'on avait vécu jadis et devant laquelle on avait dû s'asseoir ou se promener à l'heure du crépuscule en été et durant les courtes après-midi d'un automne comme celui-là. Sa beauté rare venait de ses proportions et de l'équilibre de ses éléments qui s'harmonisaient parfaitement : un petit bassin au centre, deux jolis bancs de fer forgé sous une tonnelle affaissée à côté d'un tilleul, sur un bord, deux amandiers, trois figuiers, des églantiers et toutes sortes d'arbrisseaux qui s'installaient un peu partout, et enfin un micocoulier près d'un puits, au fond, dans un coin. J'en fis lentement le tour, conquis par son charme, et après avoir regardé longtemps l’automne à travers les feuillages multicolores des arbres, je m'assis sur un banc, près du tilleul. Les images qui me venaient en fermant les yeux étaient celles d'une oasis, d'une clairière, d'un patio planté de lauriers rose, de jasmins et d'orangers. Ce jardin – Dieu sait pourquoi ? – m'avait transporté ailleurs, dans des songes mêlés de souvenirs d'Andalousie, de Grèce et d'Italie.
Une heure plus tard peut-être (j'avais perdu la notion du temps), c'est avec la sensation de quitter un petit paradis que je rentrai par le chemin de la rivière avant de rejoindre les peupliers odorants.
Le lendemain, j'étais déjà en Espagne.
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La pointe des Castillans [roman de voyage ou récit de voyage romancé]
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