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 [b]Quand j'étais petite.[/b]

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MessageSujet: [b]Quand j'étais petite.[/b]   [b]Quand j'étais petite.[/b] Icon_minitimeLun 23 Nov 2009 - 16:25

Quand j’étais petite.

Quand j’étais petite, je suis devenue la Fée Marjolaine.
Cela vous fait sourire. Ne vous moquez pas, c’est vrai.
Vous ne croyez pas aux Fées ? Vous avez tort.

Je viens d’une époque où il y avait encore des familles de Fées. On était Fée de mère en fille. Et de mère en fille. Et ainsi de suite. Mais on n’était pas obligée. On naissait d’abord et ensuite, quand on avait quatre ans, notre mère choisissait ce que l’on pouvait devenir : Fée ou quelqu’un d’autre.
En ce qui me concerne, ma mère a eu le choix entre Fée Marjolaine ou contrôleur des impôts. Quand j’ai su ce qu’elle avait pris, j’ai compris que, parfois, la vie c’est comme à l’armée. On veut quelque chose et on vous donne le contraire. Je suis donc devenue Fée Marjolaine.

Ne vous y trompez pas : être Fées Marjolaine, c’est comme le reste : des côtés sympathiques et d’autres qui le sont moins.
La première obligation liée à ce choix, c’est que l’on ne pouvait pas être élevée par ses parents. Ma mère, c’était la Fée Eléonore. Pas très connue mais très efficace pour soigner les animaux et pour le retour de l’être aimé. Nos lois disaient qu’en tant que Fée, elle n’avait pas le droit de me transmettre son savoir. Il fallait me confier à quelqu’un d’autre.
C’est comme cela que je suis arrivée chez Anna. Elle m’a trouvée un jour assise sur le pas de sa porte. Heureusement, il n’y avait pas encore les services sociaux pour se mêler de cela. Anna et son mari, Juan, ne pouvaient pas avoir d’enfants : alors ils m’ont gardée.

Ils venaient du Portugal. Ils avaient quitté leur masure sur les bords du Tage pour en habiter une autre dans un pays qu’ils avaient pensé plus hospitalier où Juan ne travaillait plus que treize heures par jours. Anna avait cet accent qui fait avaler les syllabes, conjuguer les verbes toujours à l’infinitif et considérer qu’il n’y a pas d’article féminin dans la langue française. Ce fut un vrai désastre pour mes premières années d’école.
J’ai aimé cette femme à la folie. Il m’en reste le goût velouté, doux et sucré qu’ont ces choses que l’on choisit et qui vous rendent heureux.

Douce, douce Anna, qui n’arrivait jamais à dire Marjolaine.
«Marji, mon bébé, il faut manger pour être grand. Anna il te le dit : mange mon chérie, mange ».
Et j’avalais des tartines chaudes, énormes, pantagruéliques qui remplissaient ma bouche, mon ventre et toute ma tête.
« Tu veux du beurre et du confiture mon chérie ? »
Elle couvrait son pain croustillant de couches épaisses de marmelade maison en gémissant :
« Mais tu manges rien mon cœur ! Aïe aïe aïe, tu vas rester tout petit ! Aucun garçon il voudra être ton mari ».

Anna. J’étais encore une petite fille, les genoux écorchés et le nez à hauteur de la table et elle s’inquiétait pour mon avenir. Assise à côté de moi, les mains toujours en mouvement car « avoir les mains vides, c’est un péché capital », elle me racontait sa vie d’avant moi.

Elle me disait ses parents, si pauvres qu’ils n’avaient jamais vu d’argent. Ses frères et sœurs dont la farandole de prénoms dansait dans ma tête. Litanie de gestes et de paroles d’autres, inconnus, qui tournait, tourbillonnait, me berçait comme une comptine enfantine. Elle disait le grand fleuve, le lent miroir du Tage où elle allait se regarder, les terres à l’herbe sèche et à la poussière avare, les étés torrides et les hivers où les rares gelées étaient comme un cadeau, le blanc de la lumière dans un pays où tout est ocre, terre et feu.
Elle m’apprenait la cuisine, la couture, la broderie. Elle me racontait les fruits qu’elle ne trouvait plus, les épices qu’elle ne goûtait plus, la langue qu’elle ne parlait plus. Et dans sa voix, j’entendais les rêves qu’elle ne faisait plus. Je grandissais et elle me transfusait de sa vie pour construire la mienne. Petites gouttes d’un sang qui n’étais pas le mien et qui m’en était d’autant plus précieux.

Anna. Quand on est déraciné, il est souvent cher payé de trop se rappeler.

J’étais une petite fille mais j’étais quand même la Fée Marjolaine. A ce titre, j’étais capable de faire des tas de choses pas ordinaires. Pas des miracles, bien évidemment, mais des tours de magie, des prédictions. Je pouvais exhausser des vœux, lire dans les pensées, guérir les animaux et faire fleurir les plantes qu’elle que soit la saison. Au fur et à mesure des mois, je découvrais les différentes possibilités de ce destin que l’on m’avait donné. C’était tout aussi mystérieux que de recevoir en cadeau un appareil électroménager sans le mode d’emploi. Cela générait un fonctionnement complètement anarchique et farfelu. J’avais l’impression d’appuyer sur des boutons, au hasard, sans jamais savoir quel serait le résultat.

Toutefois, une des premières choses que j’avais comprise, c’est qu’il fallait que je fasse mes expériences discrètement, en ayant bien soin d’éviter Anna.

Elle était croyante et extrêmement pratiquante. Sa bonté naturelle était renforcée par sa piété et elle portait son Dieu comme on porte une torche : pour éclairer son chemin. S’il lui arrivait de buter contre un obstacle, elle ne remettait pas en cause sa lumière mais le fait qu’elle ne l’avait pas portée assez haut. Pour le coup, elle priait avec encore plus de ferveur. Toute petite, j’avais l’impression qu’elle ensevelissait son Dieu sous ses prières comme elle m’ensevelissait sous ses baisers. Je me disais qu’il devait trouver lui aussi que c’était chaud, rassurant, mais parfois un peu étouffant.
En grandissant, j’ai compris que sa foi était avant tout un refuge, une protection. Elle aimait, comme un enfant, avec absolu, quelqu’un dont, sans l’avoir jamais vu, elle pensait qu’il lui rendait l’amour qu’elle lui donnait.

Mais dans cet amour qui n’avait pas grandi, il y avait aussi la crainte de l’inconnu. Elle se méfiait de ce qu’elle ne connaissait pas et elle redoutait ce qu’elle ne comprenait pas. Pour elle, tout ce qui n’était pas écrit, codé, codifié, était forcément l’œuvre de l’Autre. Du Mal. Du Malin. C’est à ce titre que, dans son esprit, les Fées étaient assimilées aux sorciers, démons, avares, libertins, blasphémateurs et autres impies du même ordre.

La première, et la seule fois, où j’ai fait fleurir devant elle les clématites en plein mois de janvier, avec quinze centimètres de neige, elle a eu un malaise. Il a fallu appeler les voisins pour la relever et l’installer au chaud dans la maison. Je ne pouvais pas faire grand-chose, j’avais cinq ans et demi et je n’avais pas encore compris que je pouvais faire léviter les objets et les personnes. Heureusement. Si elle s’était réveillée en flottant à un mètre du sol, le choc l’aurait tuée.
En revenant à elle, elle m’a regardé avec attention. Mais son esprit refusant d’admettre ce qu’elle avait cru voir, elle avait fermement conclu que je n’y étais pour rien. Elle avait donc pris l’éclosion des fleurs pourpres pour un signe évident de son Dieu qui aurait répondu à quelqu’une de ses mystérieuses prières. La clématite était devenue un objet de culte dans tout le voisinage et Anna lui avait désormais consacré le plus clair du temps qu’elle passait dans le jardin.

Quant à moi, jusqu’au bout, je suis restée partagée. Devais-je ou non la faire refleurir hors saison ? D’un côté, l’espoir irraisonné d’Anna qui, tous les hivers, guettait une fleur, comme un nouveau signe. De l’autre ma douleur de la savoir dans cette attente insensée de voir revenir, de pouvoir toucher ne serait-ce qu’une fois encore ce qu’elle pensait être la preuve d’un amour exceptionnel et réciproque.
J’ai choisi d’éteindre les fleurs et je ne sais toujours pas si j’ai bien fait. Anna est morte aujourd’hui ; il est un peu tard pour avoir des regrets. En souvenir d’elle, discrètement dans le placard de ma chambre, tous les hivers, je fais fleurir un petit pot de clématites.

Comme n’importe quelle enfant, j’ai continué à grandir, à apprendre, à comprendre. Les années passaient, au rythme immuable des sourires d’Anna.

Je vivais en double. La petite fille sage et enjouée, qui allait à l’école, apprenait un métier, avait ses meilleures copines, ses premiers amours et ses premières déceptions. Et l’autre côté du miroir. Une personne immatérielle et terriblement présente, deuxième habitante d’une même enveloppe. Pas un être différent, mais plutôt complémentaire. Juste un autre morceau de moi qu’il ne fallait pas montrer.
A l’abri derrière mon image apparente, je prenais le temps de développer mes dons. Je regardais autours de moi, j’observais. Je faisais ce qui me paraissait juste.
J’avais compris que j’avais intérêt à rester discrète. Les superstitions existaient encore, plus virulentes même qu’avant. Et les besoins des hommes avaient changé. Dans mon univers, il n’y avait plus guère de place pour la perception de ce qui vous entoure, les rêves, l’imaginaire. Moi qui savais, dans chaque fibre de ma peau, que je n’avais pas d’autre raison d’être que d’assumer ce qui m’avait été donné, je rentrais sur la pointe des pieds dans un monde qui ne m’allait pas. Comme dans un vêtement trop petit, trop étroit.
Née un siècle ou deux plus tôt, j’aurais été clairement soit brûlée, soit fêtée. Mais la vie dans laquelle je pénétrais à la fin de mon adolescence ne me promettait que le cirque ou l’asile psychiatrique. Montrer ce que je pouvais faire n’aurait pas suscité la haine ou la joie. Juste un peu d’étonnement, de commisération ou d’envie. Du tiède pour un monde fade.

Cela ne me réjouissait pas outre mesure d’autant que rien de ce que je connaissais ne pouvait me servir à titre personnel. C’est un autre des inconvénients du métier de Fée. On ne peut pas, malgré tous les efforts que l’on peut déployer, mettre en application pour soi les effets magiques que l’on active pour les autres. J’ai essayé mais cela ne marche pas du tout.
Autant vous dire que rien de ce que je savais faire ne m’aidait pour mes études ou pour ma vie amoureuse. Pas moyen de tricher aux examens, je n’arrivais pas à lire les réponses dans l’esprit de mes professeurs. Pas possible de charmer mes petits amis potentiels avec l’un ou l’autre de mes tours de magie. J’étais bien obligée de composer avec ce que j’avais, comme tout le monde. J’avais beau être une Fée, cela ne les empêchaient pas de me laisser tomber, comme n’importe quelle autre fille.

J’ai bien souvent protesté, tempêté, en me disant que cela n’étais pas normal, que je devrais être la première servie… Mais je dois reconnaître que cela n’aurait pas été très juste. Il est des choses que l’on ne choisit pas et dont on est que le dépositaire. Pouvoir les toucher du doigt et les utiliser, même pour les autres, c’est déjà une chance. Peu importe le prix à payer. Il y a toujours un prix, de toute façon.

A la fin de mon adolescence, il me fallait choisir un métier.

Si je n’avais pas craint de briser le cœur d’Anna, je me serais faite voyante ou astrologue. Lire les lignes de la main, les tarots ou écrire des horoscopes me paraissait un bon moyen de transmettre ce que je sentais, ce que je voyais. C’est d’ailleurs ce qui m’avait assuré mon argent de poche pendant des années.
Mais il y avait Anna. Anna et son Dieu. Anna et Dieu. Leur histoire d’amour augmentait d’intensité au fur et à mesure où Anna vieillissait. Elle portait sa foi sur son front et elle rayonnait, les yeux emplis de lumière. Eclairée de l’intérieur. Je ne me sentais pas le courage de faire quelque chose qu’elle aurait réprouvé. Elle m’avait trop donné et je l’avais trop aimée.

J’ai choisi ce qui me paraissait s’en rapprocher le plus. Je suis partie faire dix années d’études en psychologie et en psychiatrie. Je rentrais toutes les fins de semaine chez Anna. Vie d’étudiante sage et appliquée. Petite vie bien réglée.

Je croisais ma mère quelquefois. Echange de politesses, banalités, compte rendu d’activité. Je n’avais pas grand-chose à lui dire. Elle non plus. Après tout, nous ne nous connaissions pas.

J’avais une vie bien rangée mais à l’intérieur mon esprit bouillonnait. J’avais la tête emplie de questions, avec ou sans réponses. J’étudiais tout ce qui me tombait sous la main, dans l’ordre des cours ou dans le désordre de mes lectures. J’engloutissais des données comme un gigantesque ordinateur. Comme jadis les tartines d’Anna. Pour grandir. Et pour vivre.

Bien calée entre mes philosophes et mes psychanalystes, j’ai entamé allègrement ma vie de femme active, bien décidée à additionner la magie à mes prescriptions médicales. Et j’ai tenu parole autant que je le pouvais.
J’ai loué un local qu’Anna, toute rose d’émotion, m’a aidé à aménager. Après quelques mois, le bouche à oreille avait fonctionné et mon carnet de rendez vous ne désemplissait plus. Mon taux de guérisons à longtemps dérouté les vieux barbons de la Faculté. Tant pis pour eux et tant mieux pour mes clients.

Je me suis mariée. Et j’ai eu une fille.
C’était un bébé magnifique et une enfant adorable. Conformément à nos traditions, j’ai eu, moi aussi, le choix de son destin. Elle pouvait être Fée Mélusine ou huissier de justice.

Je n’avais pas oublié mon enfance. L’abandon. La solitude malgré Anna et Juan. Les doutes, les peurs et les questions.
J’ai choisi huissier de justice.
Nous sommes ainsi restés tous les trois, unis, en famille, jusqu’à ce que, adulte à son tour, elle parte vivre sa vie de son côté. Ignorante de la particularité de ses origines, elle avançait dans l’existence avec une sérénité que je lui enviais quelquefois. Elle paraissait matérialiste, imperméable à l’imaginaire, à l’inattendu ou au merveilleux et en même temps elle avait un tempérament gai, enjoué. Elle souriait tout le temps et elle riait aux éclats, les yeux levés vers le ciel comme un défit.
Au cours des années, je l’ai regardée construire sa propre descendance, première d’une lignée qui serait simple, « normale », selon les critères qui étaient les miens. J’avais osé interrompre le cycle et j’en étais très fière. Je pensais lui avoir donné la liberté. Je me sentais courageuse et je pensais avoir fais le meilleur choix pour elle. Pour nous.

Sans m’en rendre compte, comme on ferme les yeux pour ce que l’on croit être un instant, j’étais devenue une vieille Fée Marjolaine. Une gentille vieille dame, avec les cheveux gris-bleus, un chat persan et un tricot toujours entamé car « avoir les mains vides…. ». Mais quand même : une vieille dame.

Ma fille se faisait du souci pour moi. Au fil des mois, des semaines, elle devenait pressante : « Maman, tu ne peux plus rester toute seule. Et si tu tombais, et si, et si …. ». J’éludais, je biaisais, je trichais. Je parlais des bons diagnostics du médecin qui disait que je pourrais vivre jusqu’à cent ans. J’inventais une femme de ménage, des voisins complaisants pour la nuit. Je lui proposais de venir plus souvent, de m’appeler quand elle voulait. Toutes les ressources de mon imagination y passaient.
Un jour, je me suis retrouvée au pied du mur. Lassée de mes prétextes et de plus en plus inquiète, ma fille avait décidé inconsciemment de mettre fin à ses angoisses en me plaçant en maison de retraite. Une belle résidence, luxueuse, avec tout le confort. On pouvait apporter des affaires personnelles et un animal de compagnie si il était petit et propre. Juste à côté de chez elle. Vraiment très bien. Une prison vraiment très bien.

J’ai protesté, argumenté, expliqué à en perdre la voix. Et elle, que sa vie d’huissier de justice avait rendue tellement apte à prendre des décisions tranchées, douloureuses pour les autres, elle restait debout devant moi, immobile, droite comme un I. Les yeux pleins de larmes, malheureuse de me voir malheureuse et ne comprenant pas pourquoi j’étais si obstinée, pourquoi je faisais tant d’embarras. A des siècles de moi.

Je n’avais plus de recours alors, en désespoir de cause, j’ai commis l’irréparable. Je le lui ai dit.
« Je ne comprend pas pourquoi tu ne veux pas que je reste seule. Ce n’est pas grave à la fin. Je ne risque rien. Après tout, je suis la Fée Marjolaine ».

Les yeux de ma fille. Les cinq derniers mots m’assourdissaient de leur écho dans le silence de la pièce tandis que je prenais lentement la mesure de ce que je venais de faire. Assumer ce que j’avais dit et expliquer une vie que j’avais tenue cachée pendant plus d’un demi-siècle ? Ou bien renier en invoquant un moment d’égarement, premier pas vers la reconnaissance de la sénilité ? Il n’y avait plus rien à ajouter. J’ai laissé le silence me gagner aussi pendant que je lisais dans les yeux de ma fille le reflet de la folie qu’elle croyait voir dans les miens.

Le temps d’emballer quelques affaires et de vendre le reste, de signer les papiers et j’ai emménagé ici trois semaines plus tard. J’y suis depuis tant d’année déjà.

Chaque jour qui s’est écoulé m’a paru nécessaire pour m’accoutumer et rien ne m’est encore ni habituel, ni familier. Les rythmes, les bruits et les odeurs ne sont pas les miens. Les odeurs surtout. Plus encore que la vieillesse ou la mort, cet endroit sent le mesquin et les préjugés. L’ennui et la solitude. Le silence.

En prononçant devant ma fille le nom de la Fée Marjolaine, j’avais entrouvert une porte que je ne voulais plus refermer. Il me semblait que je devais le dire à tout le monde. J’en avais alors parlé au médecin et aux infirmières à la maison de retraite. Aux autres pensionnaires aussi. Je racontais Anna, mes malades, ma fille et mes petits enfants. J’aurais voulu prédire l’avenir. Mais à cet âge là, je ne voyais malheureusement que la fin. Je voulais faire de petits tours de magie. Mais mes forces s’étaient épuisées et je les réussissais de moins en moins.

Ils m’appellent « la folle » et les calmants que l’on m’a administrés ont bien failli me tuer.

Ma fille s’inquiétait de mes accès de délire et elle n’amenait plus ses enfants en visite car je leur faisais peur. Alors, tout doucement, j’ai laissé le silence se refermer sur moi. D’abord, je n’ai plus rien raconté. Les calmants ont disparu de mon plateau repas et j’ai retrouvé ma lucidité. Ensuite, petit à petit, j’ai de moins en moins parlé. De moins en moins. Et de moins en moins. Jusqu’au jour où je n’ai plus rien dit du tout. A quoi bon parler quand il n’y a personne pour vous écouter ? Le médecin a diagnostiqué une paralysie partielle du cerveau, liée à mon âge.

Et, lentement, ils m’ont oublié. Je suis devenue une ombre silencieuse dans leur quotidien, quelque chose sans réelle consistance. Jamais ils ne s’attardent avec moi plus que ne le nécessitent les soins. Jamais leurs yeux ne se posent réellement sur mon visage ou sur mon corps, ne s’y arrêtent même l’espace d’un instant. Parce qu’ils ne m’entendent plus, ils ne me voient plus. Je me suis laissé glisser dans cet oubli comme dans un premier linceul.

Quand vous êtes arrivée, vous ne m’avez pas remarqué. J’ai appris par les ragots du réfectoire votre nom et votre prénom et que vous étiez en remplacement pour un mois, à l’étage du dessus. Rien que de l’habituel. Je vous ai oublié, moi aussi.

J’étais assise dans le fauteuil à côté des bureaux quand vous êtes venue chercher vos papiers, le dernier jour. On ne pouvait pas vous recevoir tout de suite. Alors vous vous êtes tournée vers moi.
«Bonjour Madame, comment allez vous ?».
C’est ma voisine du réfectoire, la pie borgne qui me prend tous mes desserts parce que je ne peux pas protester, qui vous a répondu.
«Ne vous fatiguez pas, allez, Mademoiselle. Elle est muette depuis des années.»
«La pauvre ! Comment s’appelle-t-elle ?»
«C’est «la folle» comme on dit ici. Quand elle parlait, elle ne racontait que des sottises. Imaginez vous qu’elle disait qu’elle était la Fée Marjolaine ! C’est mieux que le Bon Dieu lui ait enlevé la parole.»
«La Fée Marjolaine ? Vraiment ? Il y a bien longtemps que je n’avais pas entendu parler d’elle. Elle était dans toutes mes histoires de petite fille. Je l’aimais beaucoup, vraiment beaucoup.»

Je vous revois, accroupie à ma hauteur, me souriant, me regardant. Me regardant vraiment. Dans vos yeux gris clairs, j’apercevais vos livres de contes, j’entendais vos rires d’enfant. Je voyais scintiller les bijoux des princesses et les pièces d’or des trésors. Les pirates voguaient sur les mers lointaines tandis que les chevaliers défaisaient le Prince Noir. Je voyais revivre les licornes et les dragons, les trolls et les magiciens. Vous me regardiez et j’étais la Fée Marjolaine.

Je n’ai pas dormi cette nuit là.
La suivante, je me suis glissée dans le bureau, pieds nus dans le couloir, comme une collégienne à son premier rendez-vous, pour trouver votre adresse dans le dossier. Mon vieux cœur battait si fort que j’ai pensé que mes tympans allaient exploser.
Et c’est ce soir, la troisième nuit, que je vous écris. En réalité, le jour va bientôt se lever et j’ai froid de n’avoir pas dormi. Mes yeux me brûlent et mes doigts se sont recroquevillés autour du stylo plume que je n’avais pas utilisé depuis longtemps. Je me sens misérable et exaltée.

J’aurais encore tant de choses à vous raconter. Car, très égoïstement, c’est pour cela que je vous envoie cette lettre. Je voulais vous raconter ma vie de Fée Marjolaine. Et pourtant, cette nuit, je me suis fait l’effet de mourir un peu. Au fur et à mesure des mots sur le papier, je retrouvais les images, les bruits, les parfums, les visages. Elles étaient dans ma chambre, autours de moi, toutes ces vies que j’ai croisées et comme un reflet, elles me montraient que je n’ai pas oublié.

« Marji, mon bébé, Anna il te le dit : on n’oublie pas. Rien. Jamais. »

Elle avait raison. Après toutes ces années d’immobilité, j’ai recherché ces souvenirs enfouis bien profond, pour vous les montrer. J’en ai retrouvé beaucoup. Ils sont les trophées de ma vie passée. Ils ont jaunis, les couleurs sont fatiguées et parfois, ils sont un peu déchirés mais ils sont tout ce qui me reste de ce que j’ai été.

Moi qui ai eu une vie longue, heureuse et bien remplie, qui ai rencontré tant de gens que j’ai juste croisé ou que j’ai aimé, tant d’individus différents et intéressants que j’ai eu la possibilité d’aider. Moi qui ai choisi un jour la raison au dépend du merveilleux, qui me suis un peu reniée en refusant le destin de ma fille. Moi qui suis aujourd’hui une vieille dame inutile et oubliée, murée dans son silence, je voulais retrouver l’autre côté du miroir.

J’ai voulu raconter qui j’avais été, ce que j’avais fait, mais je n’étais que passé et souvenirs. Je n’étais même presque plus rien déjà puisque personne ne m’écoutait. Mais vous m’avez regardé. Dans vos yeux, j’ai vu votre pureté, votre douceur d’enfant.

Alors je voulais vous la montrer. Elle est là, derrière le tain un peu tâché et fané. Toute frêle et un peu timide après tant d’années sans que l’on vienne la solliciter. Presque effacée d’avoir été oubliée. Mais c’est bien elle.
Je voulais le dire encore une fois : regardez bien, regardez-moi. Écoutez-moi s’il vous plait !

Quand j’étais petite, je suis devenue la Fée Marjolaine.
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MessageSujet: Re: [b]Quand j'étais petite.[/b]   [b]Quand j'étais petite.[/b] Icon_minitimeLun 23 Nov 2009 - 16:52

C'est triste (et beaucoup trop court ! Razz) mais on rentre très vite dans l'intrigue. Peut-être faudrait-il développer un peu plus le côté merveilleux du récit ? avec plus de magie, etc... (ça c'est mon côté "sort moi encore un lapin du chapeau !")

myrthe *mode encore ! encore !*
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MessageSujet: Re: [b]Quand j'étais petite.[/b]   [b]Quand j'étais petite.[/b] Icon_minitimeLun 23 Nov 2009 - 17:26

Ce texte est vraiment magnifique, il m'a beaucoup touchée. Merci!
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MessageSujet: Merci   [b]Quand j'étais petite.[/b] Icon_minitimeLun 23 Nov 2009 - 21:10

Merci beaucoup à vous deux. Embarassed

Un peu plus long ?
Oui, cela aurais sans doute été possible. Mais je pense que dans ce cas une autre "construction" que la lettre se serait imposée naturellement.
Peut être un journal intime.
Ca me fait penser que j'en ai un de texte comme ça : un journal intime un peu space. Il faudra que je me mette ici un de ces jours.

Tiens, petite question. Comment fait-on quand on a un texte un peu long à présenter. Tout sur le même message ou bien des messages différents ?
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MessageSujet: Re: [b]Quand j'étais petite.[/b]   [b]Quand j'étais petite.[/b] Icon_minitimeLun 23 Nov 2009 - 22:06

Tu peux poster en plusieurs fois, ça incite généralement nos compatriotes forumeurs à lire : c'est vrai qu'un texte trop long sur un écran c'est redhibitoire... (parole de migraineuse repentie)
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MessageSujet: Re: [b]Quand j'étais petite.[/b]   [b]Quand j'étais petite.[/b] Icon_minitimeMar 24 Nov 2009 - 7:27

Il ne me reste plus qu'a restructurer mon texte pour suivre tes conseils.



A suivre...... Wink
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MessageSujet: Re: [b]Quand j'étais petite.[/b]   [b]Quand j'étais petite.[/b] Icon_minitimeMer 25 Nov 2009 - 12:40

Ben en toute honnêteté moi j'ai trouvé que c'était pile la bonne taille.

Efficace émouvant et charmant.


J'ai repéré une micro faute de grammaire, mais à part ça rien à redire, c'est superbe.

Citation :
Ne vous y trompez pas : être Fées Marjolaine

être fée
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MessageSujet: Re: [b]Quand j'étais petite.[/b]   [b]Quand j'étais petite.[/b] Icon_minitimeMer 25 Nov 2009 - 16:17

Oups, faute de frappe ! Embarassed

Merci pour les compliments elgringo. ::love::
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MessageSujet: Re: [b]Quand j'étais petite.[/b]   [b]Quand j'étais petite.[/b] Icon_minitimeMer 25 Nov 2009 - 16:31

Je suis totalement dacord, la taille du texte est parfaite.

Cette histoire m'a beaucoup plus, la fée marjolaine est très attachante, sur tout par ce qu'enfant elle voulais en quelques sorte "protéger" Anna, et puis quant elle raconte ça vie j'ai eu l'impréssion que c'était la petite fée qui écrivait, non pas la vielle femme !

Donc, ça m'a beaucoup touchée!

Bravo
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MessageSujet: Re: [b]Quand j'étais petite.[/b]   [b]Quand j'étais petite.[/b] Icon_minitimeMer 25 Nov 2009 - 17:35

Merci beaucoup Embarassed Embarassed
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MessageSujet: Re: [b]Quand j'étais petite.[/b]   [b]Quand j'étais petite.[/b] Icon_minitimeJeu 26 Nov 2009 - 8:47

Superbe !

— Petites gouttes d’un sang qui n’étais pas le mien : était
— Toute petite, j’avais l’impression qu’elle ensevelissait son Dieu sous ses prières comme elle m’ensevelissait sous ses baisers. : répétition de ensevelir dans même phrase
— et je pensais avoir fais le meilleur choix : fait
— les cheveux gris-bleus : gris-bleu (deux adjectifs employés pour désigner une seule couleur sont invariables et si ce sont deux adjectifs de couleur, on met un trait d'union)
— un animal de compagnie si il était petit : s’il
— Ils m’appellent « la folle » : m’appelaient (pourquoi au présent)
— autours de moi, toutes ces vies : autour
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MessageSujet: Re: [b]Quand j'étais petite.[/b]   [b]Quand j'étais petite.[/b] Icon_minitimeJeu 26 Nov 2009 - 8:56

— Petites gouttes d’un sang qui n’étais pas le mien : était - Good
Toute petite, j’avais l’impression qu’elle ensevelissait son Dieu sous ses prières comme elle m’ensevelissait sous ses baisers. : répétition de ensevelir dans même phrase - fait exprès pour augmenter le "poids" du mot
et je pensais avoir fais le meilleur choix : fait - yes
les cheveux gris-bleus : gris-bleu (deux adjectifs employés pour désigner une seule couleur sont invariables et si ce sont deux adjectifs de couleur, on met un trait d'union) - oups !
un animal de compagnie si il était petit : s’il - ok
Ils m’appellent « la folle » : m’appelaient (pourquoi au présent) - pour revenir au moment présent -
autours de moi, toutes ces vies : autour - p...tain de correcteur d'orthographe de mierda ! Pardon. .... - Embarassed

Et merci pour le compliment ! ::love::

Smile Wink
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MessageSujet: Re: [b]Quand j'étais petite.[/b]   [b]Quand j'étais petite.[/b] Icon_minitimeJeu 26 Nov 2009 - 9:03

Le correcteur d'orthographe ne corrige pas tout ! lol! parfois le même mot a deux définitions distinctes et il ne sait pas faire la différence ! Rolling Eyes

autour : adverbe est invariable
autour : nom commun, une sorte d'oiseau, un rapace
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MessageSujet: Re: [b]Quand j'étais petite.[/b]   [b]Quand j'étais petite.[/b] Icon_minitime

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