La Pierre de Shankti

L'ère de la Magie a mis fin à l'âge d'or des Héros et entraîna sa propre fin. La Magie s'estompant, les créatures liées à son pouvoir s'affaiblirent pour finalement disparaître. C'est ainsi que des créatures aussi puissantes que les dragons, s'effacèrent de ce monde. Certains racontent que ces titans se sont simplement endormis au plus profond des montagnes les plus hautes.

L'exode des elfes pour une terre inconnue fut bientôt suivi par d'autres peuples. Les nains s'enfermèrent dans leur mine et plus personne n'entendit parler d'eux.

Les plus farouches ennemis des orcs et des gobelins avaient déserté, ces créatures se sont donc enhardis et se jetèrent comme des charognards sur les territoires désormais vides. Une Grande guerre éclata alors entre ces bêtes et les humains. Aux prix de lourdes pertes, les Hommes finirent par s'imposer.

Le monde appartenait désormais aux Hommes. Les humains ont toujours eu le même problème. Quoi qu'ils puissent posséder, ils en veulent toujours davantage. Posséder des richesses n'était pas suffisant. Il restait un blanc à combler, celui du Pouvoir.

L'absence de la Magie était un puissant mal pour tous les magiciens. Ils lancèrent des expéditions pour trouver d'anciennes cités elfiques et, par la même occasion, trouver certaines richesses exploitables. Qui sait, peut-être leurs secrets les mieux gardés?

Malheureusement, les orcs avaient tout pillé ou détruit. Ils cherchèrent longtemps, jusqu'au jour où ils dénichèrent ce qu'ils avaient tout d'abord pris pour un vieux grimoire. Jugé inutile, il faillit être jeté au feu. Même s'il s'agissait de puissants sorts, sans Magie, il ne demeurait guère moins qu'un simple livre. Ce grimoire avait été codé pour rendre sa lecture impossible. Seul, celui qui possédait la clé, arriverait à le déchiffrer. C'est alors qu'un symbole gravé sur la couverture leur donna un indice. Cette rune n'appartenait pas au langage elfique, mais à celui des gnomes.

Comment deux peuples ne pouvant se supporter, avaient-ils pu travailler ensemble? Et surtout sur quel projet?

Dans le but de comprendre ce mystère, les anciens magiciens durent se tourner vers ceux dont ils avaient volontairement oublié l'existence: les gnomes.

Considérés comme une véritable plaie, les humains n'aimaient pas se mêler à ce peuple d'ingénieurs. Le problème avec les gnomes, c'étaient leurs inventions et les catastrophes qu'elles entraînaient.

Contre toute attente, les gnomes acceptèrent de commercer avec les humains. En échange de leur savoir, les Hommes devaient accepter d'utiliser leurs « nouveautés ». C'est ainsi que de nombreuses inventions farfelues parcourent le monde. Elles sont d'abord testées, puis commercialisées.

La vérité sur le grimoire fut donc révélée. Il s'agissait d'un cahier de recherche où étaient consignées des applications scientifiques destinées à remplacer la Magie. Pour les gnomes, cela représentait un échec, c'était une science trop instable et exigeant trop de recherches. La quête du savoir est une longue route, mais bien ennuyeuse si les mains ne sont pas enduites de cambouis.

Ils cédèrent leurs recherches quasi vierges sur l'Alchimie. Ils n'y virent aucun mal. Les hommes pénétrèrent alors dans ce monde nouveau qui se profilait à l'horizon. L'époque du fer était révolue. À présent, venait l'ère de la science où dominaient la mécanique-vapeur et l'Alchimie. Malgré quelques guerres fratricides, le monde connut une longue période de paix. Les épées longues et lourdes cédèrent la place aux sabres et aux rapières élégantes. La poudre noire fit accidentellement son apparition et l'armement militaire brilla sous la naissance de canons puissants et destructeurs.

L'avidité des Hommes les poussa vers une nouvelle quête, celle du Progrès. Cependant, certains se sont penchés vers le passé. Ils reprirent les recherches gnomes et elfiques. Seulement, les données avaient été arrachées. Il ne restait guère plus que des fractions d'équations incompréhensibles. Une chose les motivait, l'expérience passée avait donné un résultat incroyable d'une puissance sans précédent. Une annotation elfique parlait du secret de la vie... Le secret de la pierre de Shankti!

Virmilla est la dernière Cité gnome. Comme les elfes, la Magie circule dans le corps de ces êtres de petite taille. Depuis sa disparition, ce peuple s'éteint lentement. Brillants ingénieurs ou inventeurs fous, les gnomes ne se laissent pas abattre et poursuivent leurs travaux, se perfectionnant sans cesse. Jamais, la cité n'a été si prospère. Contrairement aux villes humaines, la structure est un vrai fouillis. Il semble n'y avoir aucun ordre. Les habitations, les entrepôts, la forge, le marché, tout est mélangé.

Non loin du marché, situé sur la Grande place, se trouve l'entrepôt des innovations. Toutes nouvelles créations prennent le jour ici. Il abrite les derniers prototypes. De nombreuses machines éventrées gisent un peu partout, vomissant un mélange d'huile et de diverses pièces mécaniques. Sur le sol, des centaines d'outils de tailles différentes attendent d'être utilisés. Cela correspond à un système de rangement avant-gardiste. Les gnomes en avaient eu assez de chercher ce maudit marteau ou tournevis qu'un de leurs congénères, avait posé dans un atelier parallèle ou déposé, pour ne pas dire abandonné près d'une quelconque machine.

Dans cet antre, nulle vie ne semble présente, pourtant, une invention prend lentement naissance sous l'aide bienveillante d'un vieux gnome.

Piilp aime créer. Inventeur de génie, ses œuvres avant-gardistes sont trop loufoques, même pour ses congénères. Son travail est toute sa vie. Il aime récupérer dans son atelier des inventions dangereuses ou inutiles pour leur insuffler une deuxième vie.

Ses fines moustaches blanches sont tâchées d'huile et son visage rond est partiellement recouvert de cambouis. Cela ne le gêne aucunement et pourtant, rien n'est plus précieux pour un gnome que sa moustache. La plupart des habitants de Virmilla en portent une, à part les enfants et les femmes, bien entendu. La moustache symbolise la fin des études d'ingénierie. Les jeunes adultes n'en portant pas, sont donc encore en formation.

Piilp lutte en ce moment pour fixer ce maudit boulon.

˗ Maudit assistant! Grogne-t-il. Jamais là, quand il le faut! Jopper!!!

Seul le silence lui répond.

˗ Jopper! Nom d'une bille à roulement! Jopper, ramène ta vieille carcasse! Passe-moi l'écrou numéro 3056874! Vite, avant que la chaudière ne se détache!

Piilp tend sa petite main, attendant que son assistant lui donne la pièce manquante. Trente secondes s'écoulent et toujours rien.

˗ Jopper!!! s'époumone-t-il.

Comme rien ne se passe, le gnome sort le visage des entrailles de sa création.

˗ S'il s'est encore endormi, je le colle au ménage de tout l'entrepôt!

Furibond, Piilp s'enfonce dans un couloir, manquant de trébucher sur un outil, abandonné sur le sol. En tant qu'assistant, Jopper passait une grande partie de son temps dans la salle des pièces détachées. C'était également son endroit favori pour échapper aux ordres de ce bourreau de Piilp. Tant qu'il n'avait pas achevé son ouvrage ou tant qu'il ne tombait pas de fatigue, le vieux gnome ne s'arrêtait presque jamais.

Fouillant les moindres recoins, Piilp ne trouve personne. Cela est bien étonnant. L'endroit grouille habituellement de collègues, mais là, pas l'ombre d'un gnome. Que se passe-t-il?
Un à un, il visite les nombreux ateliers, mais en vain.

˗ Mais où sont-ils donc tous passé? Venant de ce fainéant de Jopper, je veux bien, mais les autres!

Soudain, son visage s'illumine. En courant, Piilp se rend dans un petit bureau, appelé Salle du Cristonnateur. Il s'agit de la salle la plus avancée technologiquement parlant. Les progrès de la mécanographie et les découvertes des capacités des différents cristaux, avaient permis aux gnomes de créer une formidable invention. Le cristonnateur permettait de mettre de l'ordre dans leur projet insensé et effectuait des calculs qui leur simplifiaient la tâche. En poussant leur recherche, ils parvinrent à condenser dans un cristal, une source étonnante de connaissance. Petit à petit, les livres poussiéreux furent remplacés par des cristaux. Selon le domaine de recherche, la couleur variait. Rouge concernait les recherches sur la mécanique-vapeur, bleu pour l'électricité hydraulique, violet pour l'alchimie, jaune pour la science des cristaux et le rose pour les projets abandonnés.

Piilp se dirigea vers un autre appareil: le transducteur électroacoustique. Cela lui permettait de se faire entendre dans tout l'entrepôt. L'appareil utilisait des doubles cristaux. Le système changeait le son en impulsion électrique recueilli par un cristal et son jumeau recevait le signal pour le convertir ensuite en ondes sonores sur des extrémités évasées d'un instrument à vent. Le son était ainsi diffusé avec facilité.

Le gnome pianote sur le clavier devant lui pour mettre en marche le système. Un jet de pression derrière le panneau de commande annonce la mise en route. Il abaisse une poignée et le transducteur émet un sifflement.

˗ Jopper!!! Où te caches-tu encore? Si quelqu'un voit Jopper, dîtes lui de rappliquer aussitôt!!

Alors qu'il termine sa phrase, il remarque une note de service déposé là. Sans s'en rendre compte, il la lit sur le transducteur. Sa voix résonne dans tout l'entrepôt.

˗ PIILP, NOUS RENTRONS NOUS REPOSER. TU DEVRAIS FAIRE DE MEME. VOICI DEUX SEMAINES QUE NOUS TRAVAILLONS SANS DORMIR. NOUS SOMMES TES COLLEGUES ET NON TES ESCLAVES!
˗ QUE SIGNIFIE CECI? LES LACHES, ILS ONT DESERTES!!!

Lentement, il relâche la poignée et se laisse tomber dans le fauteuil. Piilp sent la fatigue lui tomber dessus. Son projet a bien avancé, mais son corps en subit à présent les conséquences. Trente secondes plus tard, le gnome dort...

Habituellement, Piilp souffre d'insomnie. Il lui arrive fréquemment d'avoir des micro-sommeils pendant son travail et il s'étonne toujours de découvrir à chaque fois les prémices d'une nouvelle création. Cela permettait à son esprit de se reposer. Deux semaines de travail étaient beaucoup trop, même parsemées par de très courtes interruptions.

Alors que son visage affiche un léger sourire de bien-être, un jet de vapeur libéré par une soupape vient frapper une cloche, provoquant un sifflement strident. L'alarme émanant du sifflet à vapeur, réveille en sursaut le vieux gnome.

˗ Qu'est-ce que c'est??? Un incendie?

Piilp s'approche du cristonnateur. L'étrange machine ressemble à une grande orgue. Composée d'une console, munie de claviers et de manettes, surmontée par une soufflerie regroupant des réservoirs alimentant des tuyaux en vents, le tout dirigé vers de fines lamelles qui frappaient un cristal, produisant des ondes musicales différentes. À chaque son, le cristal irradiait de plus belle.

Le gnome parcourt les touches, tire deux ou trois leviers. Le cristal émet un faisceau de lumière. Actionnant un deuxième clavier, un dôme protecteur s'ouvre, libérant un autre cristal de couleur verte qui tourne sur lui-même. La vitesse de rotation devient folle et la lumière libérée du cristal s'affine pour donner naissance à un laser. Lentement le laser danse, semblant graver des symboles sur l'autre faisceau. Piilp survole les données inscrites. Aucun danger imminent ne semble toucher l'atelier. Pourquoi l'alarme s'est-elle déclencher dans ce cas?

S'interrogeant sur ce mystère, il lui semble entendre des cris provenant de la rue. Le vieux gnome décide d'aller voir.