Je resterai toujours avec toi. Toujours.
D’un coup de chiffon, Noah effaça la poussière du vase en porcelaine, en même temps que les souvenirs qu’il voyait se refléter sur la surface lisse et nacrée.
Il avait le regard errant, l’esprit vagabond. Ses mains travaillaient toutes seules, faisant jouer le chiffon sur les rebords du vase, astiquant les recoins, estompant les traces de doigts. Il n’avait pas besoin de se concentrer sur ce qu’il faisait ; l’habitude avait installé les automatismes dans ses doigts et dans ses bras. Nettoyer ce vase, c’était comme marcher dans la rue. Inutile de penser à mettre un pied devant l’autre, cela s’effectuait naturellement.
- Tu fais partie d’un autre monde, maintenant.
Une fois le vase propre, Noah le reposa sur l’étagère. Puis il s’empara d’une assiette richement décorée, juste à côté.
Nouveaux mouvements de mains. Frotter, tourner, insister sur les bords. Faire pivoter l’assiette, et recommencer.
- Noah, je te présente Madame Simon. C’est une femme très gentille. Dis-lui bonjour.
- Bonjour.
- Viens, Madame Simon voudrait te parler.
Les verres, maintenant. Mettre le chiffon à l’intérieur, tourner, encore, encore. Bien frotter le pied. Passer au verre suivant. Surtout, ne pas se précipiter. Ne rien casser.
- C’est un enfant sage. Il est un peu réservé et ne parle pas beaucoup, mais il n’a pas de problèmes particuliers.
- Et ses parents ?
- Nous ne les connaissons pas. Un homme l’a retrouvé dans un carton, en ville, et nous l’a amené. Le pauvre était âgé d’à peine un an.
C’était presque terminé. Il ne restait plus que les couverts en argent.
« Surtout, fais-les bien briller. Que la lumière se reflète dessus ! »
Noah commençait à avoir mal aux poignets et aux doigts, mais il essuya chaque couteau, chaque fourchette, chaque cuillère avec la même ardeur. Il fallait que tout soit parfait. Tout. Sinon…
Noah préféra ne pas penser plus loin. Il remit l’argenterie à sa place, referma délicatement l’armoire où reposait la précieuse vaisselle de Madame. Il s’écarta un peu, et d’un œil critique, observa son travail à travers la vitrine.
- Très bien. Je le prends.
- Entendu. Veuillez signer ici, ici, et là, s’il vous plaît.
- Je pourrai venir le chercher quand ? Je suis quelqu’un d’occupé, vous savez, je ne dispose pas de beaucoup de temps.
- Je comprends, Madame. D’ici deux semaines environ, vous devriez recevoir un courrier.
Quel étourdi ! Il avait oublié le chat en cristal. Le favori de Madame. Le clou du spectacle, le devant de la vitrine.
« Manipule-le avec prudence, il est très fragile. N’appuie pas trop dessus avec tes doigts, tu risquerais de le casser. Ce bijou vaut une fortune, ne l’oublie pas ! J’y tiens beaucoup. »
Il connaissait la fierté de Madame pour ce chat en cristal. Elle ne manquait jamais une occasion d’en faire l’éloge quand elle recevait à la maison.
« Un véritable chef-d’œuvre artisanal ! Je ne me lasse pas d’admirer le souci du détail qui a été apporté. Cette finesse, cette élégance, cette harmonie. Ne trouvez-vous pas, très chers ? »
Et les invités d’approuver par des hochements de tête positifs et des commentaires mielleux.
- A bientôt, alors.
- C’est cela. Merci encore de vous être déplacée, Madame. Ce fut un plaisir. Noah, dis au revoir à Madame Simon. Tu vas la revoir très bientôt !
- Au revoir, Madame.
Noah prit une inspiration. D’habitude, il commençait toujours par le chat, car c’était l’objet le plus difficile à nettoyer, celui où il ne pouvait pas laisser ses mains agir toutes seules, où il devait apporter encore une part de conscience. Après avoir essuyé toute la belle vaisselle, il se sentait vidé. Ses muscles engourdis par les efforts, les va-et-vient répétés, faisaient trembler ses bras.
Mais s’il ne le nettoyait pas, Madame s’en apercevrait. Elle avait l’œil pour ça. Un véritable détecteur de malpropreté ! La moindre trace de doigt, la plus petite tache, la plus fine couche de poussière, rien n’échappait à son regard d’horloger lorsqu’elle contrôlait le travail de Noah.
Ce soir encore, elle recevait. Si par malheur elle remarquait qu’il ne s’était pas occupé de son chat, elle l’accuserait de lui avoir jeté la honte devant son invité, et elle le punirait.
Et cela, c’était la dernière chose au monde que Noah souhaitait. Les punitions de Madame étaient terribles…
Il n’avait pas le choix. Avec un soupir – de lassitude, ou bien d’angoisse ? –, il rouvrit la vitrine.
- Matthew, tu es au courant, pour Linda ?
- Non. Qu’est-ce qu’il y a ?
- Une famille l’a adoptée.
- C’est vrai ? Je ne savais pas.
- Elle est partie hier soir. Je l’ai vue quitter l’orphelinat par la porte de derrière, avec une valise. Un monsieur la tenait par la main.
- On dirait que ça t’inquiète..
- Oui. J’ai peur qu’on m’adopte, moi aussi. Je n’ai pas envie de partir.
- Moi non plus, je ne veux pas que tu t’en ailles. Mais Linda est partie parce qu’elle était trop gentille. Elle a dû trop sourire aux gens à qui elle a été présentée. En plus, elle était jolie. C’est pour ça qu’elle a été prise !
- Je sais, il ne faut pas sourire, il ne faut pas faire croire qu’on est heureux. Mais si quelqu’un voulait quand même de moi ?
- Tu n’as qu’à crier, dire des gros mots. Les adultes n’aiment pas les enfants agités ou grossiers. Ils ne prennent que les enfants sages, polis.
- Tu sais très bien que je n’aime pas dire des gros mots. Et je n’aime pas crier non plus. Je suis quelqu’un de calme.
- Ben t’as pas intérêt à être calme si on vient te chercher !
- J’essaierai.
- Eh, Noah ! T’as pas le droit de partir. Souviens-toi, on a dit qu’on était les meilleurs amis, et qu’on resterait toujours ensemble, quoi qu’il arrive. On a juré sur nos vies ! - - T’as pas oublié, hein ?
- Non, j’ai pas oublié, Matthew. On a juré. Ne t’inquiète pas. Je resterai toujours avec toi. Toujours.
Noah grimaça. Pourquoi ces souvenirs refaisaient-ils surface ? Pourquoi voyait-il le visage de Matthew dans les reflets lumineux du chat de Madame ? Et dans les assiettes ? Et dans le vase ? Ne pouvait-il pas le laisser tranquille, arrêter d’apparaître partout dans la vaisselle, derrière chaque coup de chiffon, au détour de la moindre de ses pensées ?
Dans son irritation, il frotta plus vite le dos du chat, qui glissait peu à peu entre les pans du chiffon.
- Quoi ? Tu dis qu’une femme t’a adoptée ?
- Je crois… Elle a dit « Je le prends ». Je suppose qu’elle parlait de moi. Et elle a signé des papiers.
- purée, mais qu’est-ce que t’as fait, Noah ? Tu as été gentil avec elle ou quoi ?
- Non ! Elle ne m’a même pas parlé. Elle m’a juste regardé, de la tête aux pieds, puis elle a discuté avec Madame Roberts, et elle a signé des papiers. Elle s’appelait Madame Simon.
- J’en reviens pas… Elle était comment ?
- Je sais pas. Assez vieille. L’air très sévère. Elle me faisait peur.
Noah sursauta. En une fraction de seconde, il se rendit compte qu’il ne frottait plus rien. Le chat n’était plus dans ses mains.
- Matthew, parle-moi !
- Va-t-en, traître ! T’es plus mon ami !
- C’est pas ma faute ! C’est elle qui m’a choisi ! J’ai rien fait !
- T’aurais du faire comme je t’avais dit ! T’aurais du gueuler des gros mots ! C’est pourtant pas difficile ! m***e, purée, fais chier ! Tu vois ?
- Matthew…
- T’avais promis ! T’avais dit qu’on resterait ensemble ! Pour toujours !
- Matthew, reviens !
- Laisse-moi ! Tu… Tu fais partie d’un autre monde, maintenant.
Dans un réflexe désespéré, ses mains s’agitèrent, pour tenter de le rattraper, pour ne pas le laisser tomber.
Trop tard. Le chat chutait déjà.
- Voilà, c’est ici que ta nouvelle vie commence. Bon courage à toi.
- Merci. Madame Roberts…
- Oui ?
- Dites au revoir à Matthew de ma part, s’il vous plaît.
- Matthew ? Pourquoi ne lui as-tu pas dit toi-même ?
- On s’est fâchés.
- Oh, je vois. Très bien, je le lui dirai.
- Hé, toi, il faut y aller ! Je suis pressée !
- Oui, Madame Simon, j’arrive ! Au revoir, Madame Roberts.
- Au revoir, Noah. Prends soin de toi !
- N’oubliez pas Matthew, surtout.
La tête du chat se disloqua. Son crâne se fissura, se fendit, s’ouvrit littéralement en deux. Le corps se morcela, dans un crépitement cinglant de verre brisé, s’éparpilla en une dizaine de morceaux, explosa. Les débris retombèrent dans un clapotement sur le carrelage blanc, et avec eux le moral de Noah.
Il n’avait pas pu le rattraper.