Atelier d'écriture Communauté d'écrivains en herbe |
| | Belzébuth (titre non définitif) | |
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Auteur | Message |
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Invité Invité
| Sujet: Re: Belzébuth (titre non définitif) Mer 7 Avr 2010 - 17:29 | |
| Ouais les supers vacances qui s'annoncent L'enthousiasme de frédéric est très contagieux. c'est très agréable à lire. Par contre du coup je me demande bien pourquoi il ne fait pas partie d'une troupe de reconstitutions médiévales vu à quel point ça a l'air de l'amuser. Beaucoup de petites remarques sur ce passage là, que j'ai bien apprécié ^^ Le petit paragraphe sur la cabine téléphonique n'apportait pas grand chose à l'histoire et ralentissait même un peu le rythme sans rien apporter. Même si tu veux introduire le fait que les téléphones tombent en panne de batterie plus tard dans le roman, je ne pense pas que tu ais besoin d'insister autant dessus. - Citation :
- La montagne et magnifique en été.
la montagne EST magnifique - Citation :
- répétitives finissaient-elles par les ennuyer eux aussi
Là je pense qu'il y a une erreur de concordance des temps ( mais je ne suis pas un expert ) j'aurais plutôt mis "avaient elles finies par les ennuyer eux aussi." - Citation :
- Léa avait pris une moue grincheuse comme son âge le voulait, à chaque proposition de ses parents.
là je crois que la virgule est mal placée, j'ai eu du mal à comprendre le sens global de la phrase à cause d'elle. - Citation :
- ou des traits d'humour à l'intention des plus jeunes
Les plus jeunes ne sont pas les seuls à pouvoir apprécier les traits d'humours lors d'une visite (mais bon j'ai un côté gamin ) La suite. |
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| Sujet: Re: Belzébuth (titre non définitif) Mer 7 Avr 2010 - 17:55 | |
| Petit oubli de dernière minute - Citation :
Au fait, dans Belzébuth, je fais parler un homme à la première personne, est-ce crédible? Ou y a-t-il des points qui trahissent une vision féminine? Quand j'écoute le chevalier parler, j'ai bien l'impression d'entendre un homme.... en même temps qu'est ce qui caractérise une vision féminine ? Je dois avouer que je ne sais pas vraiment ^^ |
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| Sujet: Re: Belzébuth (titre non définitif) Mer 7 Avr 2010 - 18:02 | |
| En fait je ne sais pas non plus ^^, c'est plus une impression que des observations objectives. Mais d'après mon frère, je ne suis" pas un fille" (il me dit ça depuis qu'on est petits), alors j'ai peut-être des impressions faussées ^^
En tout cas, encore une fois, merci beaucoup pour tes commentaires. Il faut que je prenne le temps de revoir mon texte pour corriger ce qui doit l'être. |
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| Sujet: Re: Belzébuth (titre non définitif) Mer 7 Avr 2010 - 18:17 | |
| Les frères et soeurs sont de très mauvais observateurs de ce genre de choses ^^ (J'en sais quelque chose.)
Moi je pense qu'il n'y a pas tant de différences qu'on voudrait le faire croire entre un point de vue masculin et un féminin, il faut juste que le ton soit naturel , c'est ça le plus important ( et je trouve que tu l'as tout à fait ^^) D'ailleurs la voix de frédéric est très bien aussi |
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| Sujet: Re: Belzébuth (titre non définitif) Jeu 8 Avr 2010 - 17:19 | |
| J'ai pris le train en route ! J'ai adoré le premier chapitre, quoique vu l'époque j'aurais pour ma part un peu forcé sur le subjonctif et les phrase un peu ampoulée pour bien marquer la différence d'époque, mais c'est vrai que pour un lecteur contemporain ce serait lourd à lire. J'ai fait quelques petites corrections - Spoiler:
CHAPITRE 1
J’ai hésité longtemps avant de prendre la plume, reportant sans cesse l’exercice au lendemain. Sans doute n’avais-je nulle envie de me remémorer ce lointain passé. Aujourd’hui, il est temps. Il est peu probable que je vive jusqu’à la saison prochaine. C’est normal, j’ai fait mon temps. J’accueillerai la mort sereinement. Que le Seigneur Tout Puissant me rappelle à Lui ne me fait pas peur. Je ne crains pas Son jugement, car j’ai toujours été fidèle à l’enseignement qui me fut donné jadis. J’ai bien vécu, plus qu’il n’a été donné à Ses autres créatures. Je suis si vieux que l’on me nomme ici le Patriarche. Si mes calculs sont exacts - mais comment en être sûr, ici où les jours sont tous si semblables - j’ai passé un siècle de vie sur cette terre voilà deux ans. Cela paraît impossible, pourtant je ne crois pas m’être trompé. Je me prends à espérer être de la race d’Abraham et de Noé, un guide choisi par Dieu pour Son peuple. Ce n’est pas par hasard que Son doigt m’a désigné. Je me demande parfois si l’Événement a frappé le monde entier comme le fit le Déluge ou si, ailleurs, des hommes continuent à vivre comme autrefois dans le péché quotidien. Nous qui sommes réunis ici, avons été sauvés par la volonté du Seigneur, libérés du péché originel ; nous sommes Ses enfants, le Peuple Elu. Peut-être ne subsiste-t-il plus de la race humaine que notre petite communauté. C’est pour cela que je dois écrire, pour que reste dans les mémoires une trace de l’Événement qui forgea ce monde nouveau. Tous l’ont déjà oublié ici, comme un incident dépourvu de sens, comme si ce qu’il y avait avant n’avait jamais existé. Ils négligent avec une insouciance coupable la crainte que chaque homme doit avoir de la colère de Dieu. Combien restent-ils de ceux qui vécurent l’Événement ? Je suis le dernier à savoir, à avoir vu le monde purifié par les flammes divines et le souffle brûlant du Tout-Puissant. J’ai depuis longtemps perdu mes compagnons et mon épouse bien-aimée. J’ai vu périr mes fils, leurs enfants et même les enfants de leurs enfants. J’aspire au repos, à les rejoindre enfin. Ils me manquent. Lorsque toute mon histoire sera écrite, j’aurai rempli ma tâche en ce monde. Alors, je trempe ma plume dans l’encre pour éclairer le passé avant qu’il ne se perde dans l’obscurité du temps. Y aura-t-il seulement quelqu’un pour lire ces lignes ? Rares en ces lieux sont ceux qui savent lire. J’ai enseigné de mon mieux ce savoir aux miens en priant qu’il ne se perde pas, alors que j’ai moi-même quelques peines à le maîtriser. J’ai toujours préféré la guerre à l’étude. Il m’est arrivé bien des fois de le regretter. Aussi vais-je tenter de mettre mes souvenirs en forme du mieux que je le puis, dans l’espoir d’être compris de ceux qui me liront. Si quelqu’un me lit, jamais. Si mes contemporains n'en font rien - ce qui n'est pas souhaitable, ils ont tant à reconstruire - dans un avenir lointain, les hommes pourraient avoir envie de savoir, de comprendre leur présence ici, de connaître l'Événement qui nous a conduits en ce lieu. Je déroulerai sur ce parchemin le fil du passé non seulement dans l’ordre où je le vécus, mais également de la façon dont je l’interprétais alors. Je ne puis être certain du nombre d'années écoulées depuis. Par contre, je me souviens parfaitement comment tout cela commença.
Ce fut en l'An de Grâce 1371 exactement qu'eut lieu l'Événement et que ma vie fut si parfaitement bouleversée. Cette année-là, le Courroux divin frappa le monde pour ses fautes. Temps étrange, fort troublé. J'étais jeune alors. J'avais vingt-trois ans. J'étais né en l'an 1348, l'année de la Grande Pestilence, de cette peste terrible qui, venue des sables d'Orient, avait un jour quitté la terre des Infidèles et était arrivée en notre beau royaume de France par le port de Marseille avant de s'étendre à tout le monde chrétien. Une peste qui, tels les fléaux bibliques, raya en quelques mois un tiers de la population, frappant sans distinction enfants, femmes ou vieillards. Cette maladie, cette bête malfaisante, avertissement de Dieu que peu comprirent hélas frappait le peuple corrompu et dévoré par l'hérésie que nous étions devenus. Il fallait payer, expier nos fautes. La maladie nous avait été envoyée en ce but. Année de mort et de désespoir donc, et pourtant celle où je naquis. Étrange coïncidence... Était-ce un signe ? Je me souviens d'un vieux sabotier qui, lorsque j'étais petit enfant, prétendait que pour venir au monde telle année, il fallait que je sois l'Antéchrist, annonçant le règne de mille ans de chaos. J'en riais alors. Cela me paraissait stupide, un conte pour effrayer l'enfant que j'étais. Je n'étais pas le seul bébé né en cette fatale époque. Que je sois un enfant du péché ne changeait rien à mes yeux. J'étais si sûr de moi alors. Si sûr que rien ne pouvait changer la marche du monde. La peste n'était qu'une maladie parmi d'autres. Les hommes naissaient pour souffrir et expier la faute originelle et tous rencontraient la mort au bout du chemin, quelque visage qu'elle prît. Cette menace supplémentaire ne changeait rien : le paysan travaillait dur à gagner son pain, le moine priait, le chevalier versait son sang pour le Christ, on faisait la chasse aux hérétiques. Chacun restait à sa place. Cela me semblait immuable et je me riais bien de l'Antéchrist alors. Aujourd'hui, je me demande... Notre exil durera-t-il mille ans ? Ne suis-je pas devenu un autre homme que celui que j'étais destiné à être à ma naissance ? J'y pense parfois et me torture de questions. Non, je ne dois pas. Il ne faut pas. Nul ne connaît le dessein de Dieu. Je m'aperçois que dans mon emportement, j'ai omis de me présenter. Sans doute aurais-je dû commencer par là. Vous excuserez, lecteurs inconnus, les égarements de l'âge. Je ne suis guère doué pour conter les histoires. Je m'appelle Richard de Cassière, du nom du bourg où je naquis, un bourg avec un château se résumant à un grossier donjon et quelques maisons éparses. La forteresse où j'ai grandi formait un unique bâtiment massif datant d'à peine après l'an mil, de trente coudées de long, autant de large et cinquante de haut divisées en quatre étages. Les pièces étaient sombres et fraîches, mais l'on n'y manquait de rien : vastes cheminées, latrines, chapelle, des escaliers courant dans l'épaisseur des murs et permettant de se rendre très vite d'un point à l'autre du château. Ce château, lors de sa construction, appartenait à un puissant seigneur. Il n'était plus bon, du temps de mon enfance, qu'à une famille de moindre importance, mais restait un impressionnant et efficace objet de prestige. Il aurait tenu un siège face aux armes les plus nouvelles. Les environs étaient agréables, verdoyants, légèrement vallonnés. Nous avions de belles forêts toutes proches, giboyeuses comme il convient. Les loups se faisaient rares après plusieurs années de chasse assidue pour les faire disparaître et jamais l’un d’eux n’avait été vu aux proches alentours de Cassière. C’était là, dans ces plaines riches, dans ce fier château, que vivaient mes parents. Mon père, ou plutôt l’époux de ma mère y était châtelain. J’avais peu de respect pour cet homme bien qu’il se prétendît descendant en droite ligne du grand Charlemagne. Si c’était vrai, les qualités de l’empereur s’étaient perdues avec les générations. Le seigneur de Cassière était un ivrogne, aussi grossier qu’un vilain et de peu de culture. On disait pourtant de lui qu’il avait été un grand soldat avant de perdre une jambe au service de son suzerain et qu’alors ne savoir ni lire ni compter n’empêchait pas qu’il soit un redoutable guerrier. Si je le méprisais, ce n’était pas pour cette simplicité. Combien d’hommes, même parmi les plus puissants, pouvaient se vanter d’être savants dans nos campagnes ? En réalité, mon mépris venait de ce que je le considérais manquant singulièrement d’honneur, une qualité essentielle pour moi qui n’avais depuis l’enfance d’autre modèle que celui de la chevalerie. Un homme honorable aurait-il comme lui, pour plaire à son seigneur, épousé une fille engrossée par ce dernier ? Une chambrière, qui plus est, sans la moindre noblesse ? J’aimais ma mère pourtant - car c’était moi qu’elle portait en son sein le jour de ses noces - mais éprouvais toujours quelque rancœur en pensant à ses parents, mes aïeux, simples laboureurs dans un bourg voisin. Ils l’avaient placée à huit ans comme servante au château comtal. À quinze ans, sa beauté l’avait fait remarquer du comte qui était assez puissant seigneur pour lui trouver un époux après l’avoir déshonorée. Quoiqu’à y bien penser, le seigneur de Cassière n’y perdait point. Il était veuf et retrouvait une femme jeune et jolie que le comte avait lui-même bien dotée. Il avait déjà trois fils, m’élever comme son benjamin ne lui coûtait donc rien. Je ne pouvais prétendre à aucun héritage. Puis, quel vassal du comte aurait osé refuser de lui plaire en élevant son bâtard ? Le comte était généreux et fort riche. On disait qu’il était proche du Roy de France et que les Anglais avaient plus d’une fois tenté de l’attacher à leur cause, en vain. Ce comte donc, ce fidèle vassal du Roy de France, s'était bien gardé de me reconnaître comme son fils. Il aimait se faire passer pour pieux et chaste, faisait grand cas de l'Église et avait contribué à l'édification de deux monastères sur ses terres. Il aurait été malvenu qu'il admît l'existence de bâtards bien que personne ne se soit jamais fait d'illusion quant à mes origines. Il s'agissait avant tout d'image. Sauver les apparences. J'ai constaté depuis que c'est là l'un des grands soucis des hommes, surtout des pécheurs. Comme si leurs fautes les plus viles n'existaient pas tant qu'elles n'étaient pas exposées au grand jour. Pour en revenir à mon père, je préfère taire son nom. Qui sait ce qui s'est passé là-bas. Peut-être le monde entier n'a-t-il pas été châtié en même temps que nous, peut-être le Royaume de France existe-t-il encore, épargné par le courroux divin. En ce cas, il est probable qu'il vive encore de ses descendants. C'était un grand seigneur et honnête homme. Ses domaines étaient si vastes que ses richesses donnaient le vertige. On ne souille pas l'honneur d'un tel homme en révélant des secrets qu'il a choisi de taire. Je me souviens parfaitement de la première fois où l'on me présenta à lui. L'image me frappa tant qu'elle reste dans ma mémoire aussi nette que si elle datait d'hier. Je n'avais pourtant pas plus de quatre années de vie, mais cette rencontre m'impressionna au-delà de tout. Jamais en cet âge si tendre, je n'avais imaginé si grand personnage. Tout en lui criait son importance, de son chapeau de paon à son surcot tout fourré de menu vair. Durant tout le temps où je fus devant lui, je détaillai ses riches vêtements, sa longue houppelande de zibeline ou sa large ceinture de passementerie. Parfois, j'osais risquer un regard sur son sévère visage rasé de près. Sitôt que mes yeux croisaient les siens, je baissais vivement la tête et fixais avec obstination les poulaines les plus longues qu'il ne me fût jamais donné de voir, recourbées comme les ergots du diable. C'était bien sûr il y a fort longtemps, avant l'ordonnance royale qui, en l'an 1368, interdit telle coquetterie. Le comte ne portait alors que fourrures, tissus et ornements très à la mode et ces couleurs vives et éclatantes, ce rouge superbe, inaccessible au commun, qu'il arborait fréquemment, étaient bien propres à laisser trace durable dans l'esprit malléable d'un petit enfant. Quoique, à y bien repenser, il fut plus impressionnant encore durant les dernières années de sa vie où il ne porta plus que chaperon et long mantel de drap de soie noire à col d'hermine. La mode venait alors dans l'aristocratie à cette soie d'orient et à cette teinte noire si difficile à obtenir. La tenue seyait particulièrement au vieillard sec et sombre que mon père était devenu. Mais je le connaissais mieux alors et le craignais moins, aussi le souvenir de lui gravé dans mon esprit restera à jamais cette première vision d'enfant. Elle influença toujours les relations que j'eus avec lui. S'il cessa assez vite de me faire peur, il continua à m'impressionner et jamais je ne fus autre devant lui qu'un petit garçon timide. Ce père, pourtant, ne fut pas ingrat pour ses bâtards. Après avoir bien marié la jeune fille qu'il avait aimée, il se soucia fort de moi et de ma sœur née deux ans plus tard. Bien sûr, les grands seigneurs ne peuvent se permettre de disperser leurs possessions à tous les vents en les distribuant à leurs enfants sinon les plus grands domaines seraient démantelés et le Royaume de France ne serait plus qu'un assemblage de petits fiefs miséreux. Le comte avait de son épouse quatre fils et plusieurs filles. L'aîné lui succéderait et il était encore assez riche pour bien marier le second. Ses deux premières filles, richement dotées, avaient déjà trouvé bon parti et avaient quitté la maison de leur père l'une à onze ans, l'autre à neuf, pour devenir femmes de grands seigneurs. Tous les autres enfants entreraient comme il se doit en religion. Ma sœur, destinée à devenir moniale, entrait au couvent à six ans. Moi-même, je faillis être donné comme oblat bien que cette habitude fût passée de mode, les moines se plaignant fréquemment de la présence bruyante de jeunes enfants dérangeant la prière. Je montrais cependant une grande vigueur, beaucoup de goût aux exercices du corps, peu à l'étude. J'aimais me battre et piéger les petits animaux des champs. Souvent, je partageais les jeux de petits paysans de mon âge, des gamins robustes ne craignant pas les coups. Un jour, je donnais une rossée à un enfant de deux ans mon aîné, mesurant une tête de plus que moi, lorsque le comte vint à passer. Il chassait le cerf en compagnie et avait quitté les bois pour poursuivre le gibier à travers champs. Il saisissait toujours l'occasion d'approcher le château de Cassière où il ne désespérait pas d'apercevoir ma mère, sa vue lui étant encore des plus agréables. Il fit halte non loin de moi dès qu'il m'eut reconnu. Il rit de la bastonnade que j'administrais à mon malheureux compagnon de jeu et, soudain fier de cette descendance hardie, se tourna vers ses gens : - Regardez ce gaillard ! On prétend en faire un clerc ? C'est folie. Je dis, moi, qu'il sera chevalier. Personne ne se serait permis de le contredire et ainsi fut-il décidé. J'allais apprendre les armes. À sept ans, j'entrais comme page chez un seigneur des environs, vassal du comte, connu pour ses prouesses guerrières et redouté dans les tournois. J'y appris, durant les neuf ans que j'y passai, tout ce qu'un futur chevalier doit savoir. Je m'occupais des chevaux, les montais, me perfectionnais en dressant des poulains que mon poids, plus léger que celui d'un adulte, gênait moins. J'appris également à chasser, à me sortir hardiment des joutes équestres. Je maîtrisais les jeux les plus rudes et, si rien ne m'amusait tant que la quintaine, j'étais tout aussi à l'aise à la soule ou aux quilles. Je connaissais, comme pas un l'esperverie - mon maître avait eu la très grande générosité de m'offrir mon propre épervier - et la vénerie. Je suivais mon maître dans les tournois où je me pâmais devant ses faits d'armes. Je rêvais à mes futurs exploits en fourbissant hache ou épée et, lorsque le héraut d'armes annonçait le vainqueur, je remplaçais à voix basse son nom par le mien.
Mes plus anciens vrais souvenirs datent des premières années que je passai là-bas. Je me rappelle qu'alors, dans les veillées au coin du feu, lors des fraîches soirées auprès de mon maître et de son épouse qui brodait, nous parlions librement sur tout ce qui nous venait en tête, passé et présent, vérité et mythe, avec un égal plaisir. Nous évoquions les grands rois et les faits d'arme de jadis, la persécution des hérétiques dont chacun se félicitait, la grandeur de Notre Saint-Père le Pape et de l'Église. Nous n'oubliions pas les points les plus sombres, les Anglais dont les possessions en terre de France ne cessaient hélas de s'étendre depuis le début du siècle, le terrible Prince Noir dont on disait qu'il avait dévasté le Languedoc et dont la vue seule de sa sombre armure faisait trembler les plus courageux. Nous parlions des défaites d'antan et de naguère, du manque d'honneur des archers anglais qui avaient, vile piétaille, osé défaire nos braves chevaliers de la plus honteuse façon. Les années suivantes, alors que le froid et l'humidité détruisaient les récoltes et faisaient augmenter le nombre des disettes, ce fut la captivité de notre bon Roy Jean, prisonnier de cet inquiétant Prince Noir - fils aîné du Roy d'Angleterre - après la défaite de Poitiers, qui occupa toutes nos conversations. Puis les jacqueries et la révolte, heureusement échouée, d'Etienne Marcel contre le Dauphin. Les mauvaises nouvelles semblaient ne jamais devoir finir. En 1360, nous apprîmes avec inquiétude et consternation que pour libérer le Roy Jean, Édouard III d'Angleterre avait obtenu tout le sud-ouest de la France par l'infamant traité de Brétigny. Tout cela au milieu des réminiscences interminables de la peste qui venait régulièrement prélever son tribut. Cela paraîtra à mes lecteurs une époque bien sombre. Mais je n'étais qu'un enfant et ces mauvaises nouvelles me semblaient bien loin et bien peu conséquentes. Qu'importaient les Anglais dans notre région encore paisible, qu'importait la peste dans l'abri illusoire d'une riche demeure ? J'ignorais alors tous les dangers que je côtoyais malgré moi, j'ignorais la menace réelle que les Anglais faisaient peser sur la couronne de France, la force des gueux lorsqu'ils étaient mécontents, l'impartialité aveugle de la peste qui touchait les riches comme les pauvres, les rois comme les bûcherons. Je ne me passionnais que pour les chiens et les chevaux, je ne retenais que les légendes du Roy Arthur et de ses fiers et fidèles chevaliers, toutes ces légendes que contaient avec art les trouvères. Je rêvais de quête du Graal, de fées et de belles dames enamourées.
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| Sujet: Re: Belzébuth (titre non définitif) Jeu 8 Avr 2010 - 18:24 | |
| Merci pour ton arrivée et tes corrections. je me pencherai dessus dès que possible.
Je suis bien contente d'avoir un nouveau lecteur ^^
Pour le style, après avoir lu pas mal d'ouvrages médiévaux, même parfois en ancien français, j'ai trouvé que le style de l'époque était plutôt simple (quoique différent du nôtre). Impossible bien sûr à retranscrire tel quel. j'ai essayé d'en conserver l'effet et d'éviter le vocabulaire résolument moderne (même si je sias avoir utilisé des termes inconnnus alors).
En fait, le subjonctif et les phrases ampoulées, c'est plutôt à partir du XViè et surtout au XVIIè / XVIIIè (j'ai lu aussi beaucoup sur le XVIIè, j'adore cette époque).
N'hésite pas à faire plein de remarques, même négatives, c'est toujours constructif et ça me fera plaisir ^^ |
| | | Invité Invité
| Sujet: Re: Belzébuth (titre non définitif) Ven 9 Avr 2010 - 10:39 | |
| Hé oui c'est pas évident de se passer de certains de nos mots. J'ai aussi lu quelques écrits du 16ème dont une biographie d'un de mes illustres ancêtres bourguignons qui a participé à de nombreux sièges de villes lorraines, au début c'est assez surprenant mais on s'y fait très vite. Voici le deuxième chapitre, j'ai remarqué que tu oubliais souvent les virgules devant "mais, car or, donc". Sinon j'aime toujours autant ton style même si parfois certaines phrases sont un peu longues, mais ce n'est pas gênant. - Spoiler:
CHAPITRE 2
J'avais seize ans et m'apprêtais à quitter un peu précocement mon maître pour retrouver Cassière lorsque nous apprîmes la victoire à Cocherel de Bertrand du Guesclin contre le Roy de Navarre, Charles le Mauvais. Cette même année, le Dauphin devenait Roy sous le nom de Charles V et tous les espoirs étaient à nouveau permis. Personne ne doutait plus qu'avec eux, le grand du Guesclin et le sage Roy Charles, les Anglais ne resteraient plus longtemps les maîtres. On peut aisément imaginer quelle émotion cette nouvelle fut pour un jeune homme comme moi. J'étais dévoré d'impatience de ceindre l'épée sacrée des chevaliers. Quelle époque merveilleuse, pensais-je alors, pour un homme qui ne craint pas la mort et qui veut prouver sa fidélité au Roy ! Il allait se présenter bien des occasions de montrer sa bravoure, de s'illustrer par de glorieux faits d'armes. Crécy était du passé, me disais-je. Les chevaliers français, les meilleurs du monde connu, avaient une revanche à prendre sur ces maudits Anglais. Sans doute fut-ce justement parce que je paraissais si pressé d'en découdre que mon père refusa fermement que l'on m'adoubât si jeune. Je n'étais pas prêt, affirmait-il. Ce qui me vexa alors beaucoup, mais qu'aujourd'hui je comprends et tiens pour sage. Est-il raisonnable d'être fait chevalier avant vingt ans ? Tout se perdait, prétendait le comte. Jadis, on voulait des hommes faits pour tenir les armes. Pour lui - et c'était vrai - j'étais à cet âge innocent et rebelle où l'on doit être tenu en laisse comme un jeune chien fou. Il me faudrait encore m'entraîner dur, prier beaucoup et prendre quelque maturité pour être digne de l'honneur d'entrer dans la chevalerie. Comme je prétendis n'avoir besoin ni de sa bénédiction ni d'être adoubé chevalier pour m’aller mettre aux ordres de du Guesclin et chasser les Anglais hors de notre beau royaume, le comte me l'interdit si formellement qu'il menaça, si je touchais à une épée, de m'enfermer au monastère comme on enferme une femme indisciplinée au couvent. Je fus bien contraint de me tenir tranquille. Avais-je d'autres choix que de céder ? Je n'avais pas un sou. Pas de quoi m'acheter un bon cheval et une épée. Avec quoi aurais-je combattu ? Je ne fus armé chevalier que deux ans plus tard. Entre-temps, ma mère était devenue veuve. Je ne pleurai pas le seigneur de Cassière que je n'avais jamais aimé et dont le seul mérite à mes yeux avait été de donner une situation honorable à ma mère. Le comte était alors très malade, hâtant pour cette raison une cérémonie qu'il n'aurait pas souhaité m'accorder avant mes vingt ans. Il craignait encore que mes emportements juvéniles ne me mènent à quelque malheur. Il ne vivrait plus guère et voulait me voir chevalier avant d'être rappelé à Dieu. Cependant, par prudence, il me fit jurer de ne point m'aller battre contre les Anglais, mais de rester auprès de ma mère que la mort de son époux, et de lui-même bientôt, laisserait seule et démunie. - Dieu, me sermonna-t-il, a fait les femmes charmantes et douces, mais incapables de prendre soin d'elles-mêmes. Tu ne souhaites pas plus que moi la voir remariée avec quelque rustre hobereau qui la malmènera, ce qui est, hélas, sans moi, le seul parti auquel elle puisse prétendre. Aussi dois-tu veiller sur elle dans ses vieux jours. Ma mère avait alors plus de trente-cinq ans et avait perdu cette fraîche beauté qui, chez les femmes, n'est l'apanage que des très jeunes. Pourtant, elle n'était pas déplaisante à voir, ayant le cheveu très blond, la taille joliment ronde et les bras encore très minces. Elle était pieuse et humble, une vraie créature de Dieu, allant toujours le regard baissé et modestement vêtue comme il convient aux personnes de son sexe. Par choix, elle aurait été sainte, non épouse. Elle avait accepté, toujours aussi humblement, d'être l'objet de l'amour du comte. Elle n'avait pas été pour lui qu'un plaisir passager. Il l'aimait encore et avait pour elle respect et considération. Elle ne méritait pas d'être abandonnée. Surtout, c'était ma mère. Quoi que les clercs puissent dire sur les femmes, tout me paraissait faux quand je la regardais. Elle était différente de toutes les autres, les pécheresses. Elle était parfaite. Elle avait eu pour moi toute cette douceur, cette tendre tolérance que seul peut donner un cœur maternel. Elle m'avait choyé dans mon enfance, avait veillé sur mes maladies de petit garçon, s'était assurée que mes maîtres ne seraient pas trop durs et n'usent pas trop du bâton en m'enseignant les psaumes et le latin. Elle avait pleuré lorsque j'étais parti comme page. C'était également avec des larmes, mais des larmes pleines de joie et de fierté qu'elle avait accueilli le retour de l'écuyer que j'étais devenu.
La cérémonie qui me fit entrer dans cette prestigieuse chevalerie à laquelle j'aspirais fut à la hauteur de mes rêves d'enfant. Seule gâcha ma joie la maladie du comte, maladie qui, inévitablement, l'emporterait prochainement. Étrange que mon cœur alors se soit serré à la pensée de sa mort. Il m'avait toujours semblé n'avoir pour lui aucune amitié, seulement le grand respect et la fidélité dus à mon seigneur. Je l'avais vu agir envers moi plus comme un généreux parrain que comme un père. De plus, je conservais à son égard une certaine rancœur. Il m'avait fait naître bâtard, privé de bien des droits. Tous les bâtards n'avaient pas la destinée du Conquérant. Les temps avaient changé. Chacun devait rester à la place que lui assignait sa naissance. Je me savais fort et capable de diriger ; or jamais je ne deviendrais un seigneur, maître de domaines dignes de moi, possesseur de grands biens, d'une femme de haute lignée, père de beaux fils qui feraient ma fierté. Non, tout cela, à moins de miracle, je ne pourrais l'obtenir. Si j'y aspirais, je pouvais juste tenter le conquérir par un improbable exploit qui me ferait remarquer d'un puissant voire du Roy. Eux seuls pourraient m'offrir fief et épouse. Mais même dans ce cas, je resterais toujours un vassal de moindre importance. Sinon, pour échapper à la vie de clerc qui aurait dû être mon destin, j'étais condamné à cette demi-vie des cadets et des bâtards, sans bien ni terre, éternel célibataire, vivant de la générosité, presque de l'aumône d'un aîné. Je ne voulais pas de cette existence-là. Malheureusement, qu'espérer d'autre qu'une vie au service d'autrui, avec la seule ambition d'être logé et nourri, n'ayant pas même de quoi entretenir une famille ? Cette colère rentrée qui me rongeait les sangs, j'en accusais aisément le comte. C'était plus facile que d'en tenir compte au Ciel ou plus encore à moi-même. Aussi, fus-je le premier surpris de sentir, à la vue de cet homme vieilli et fatigué, une tristesse soudaine qui gâtait ma joie. Le voir ainsi pâle, fort amaigri, tenant à peine sur ses jambes, me faisait mal. Quoi que j'en aie pensé, il était mon père. J'étais jeune et mon cœur, pas assez endurci encore, s'émouvait aussi facilement que celui d'une femme. J'en concevais de la honte et cachais soigneusement mes sentiments. C'était une fête, la seule peut-être qui serait jamais organisée en mon honneur. Je devais la savourer au mieux. De plus, après la cérémonie, je ferais partie de la race d'hommes la plus courageuse qui soit. J'avais passé le temps de me comporter en enfant. Je sais que là n'est pas le but de mon récit, cependant, il risque de se passer longtemps avant que se produise fête si somptueuse. S'il me reste un agréable souvenir de mes jeunes années, c'est bien celui-ci. Je tenais en fort haute estime tout ce qui touchait à l'adoubement et aux magnifiques principes chrétiens qui animaient la noble chevalerie. J'avais gardé de mon enfance une passion intacte pour les légendes de la Table Ronde aux preux chevaliers si pleins de grandeur, de fougue, de courtoisie et de fidélité envers leur suzerain. J'étais assez naïf alors pour croire qu'un combat puisse être beau. Les tournois de mon maître dont j'avais été le fier écuyer, fourbissant ses armes avec assiduité et zèle, menant les chevaux, m'avaient enchanté. Je ne rêvais qu'à prendre sa place, pointant la lance sur un adversaire à ma hauteur, lançant mon destrier au galop pour désarçonner l'audacieux chevalier ayant osé m'affronter, sous les yeux admiratifs des dames. Puis, me prenant pour quelque descendant d'Arthur, je m'imaginais découvrant le Graal, salué comme héros et, ayant ainsi prouvé, non seulement ma valeur, mais surtout la supériorité chevaleresque du Royaume de France sur tout le monde chrétien et la faveur que lui accordait le Christ, chassant à moi seul ces Anglais félons. Que la jeunesse est folle ! J'y croyais pourtant, incapable d'assez d'humilité pour accepter une destinée différente. Un manque d'imagination qui me laissait croire que rien n'était au-dessus de mon rêve. Alors que le Seigneur Tout Puissant m'avait réservé un rôle autrement plus grand. À cette époque, j'étais si loin de la gloire que je n'aurais pu être armé chevalier sans l'importante aide financière du comte. Comment aurais-je payé les chevaux, l'armure, l'épée ? L'or et l'argent n'ont plus grand sens où je vis aujourd'hui, mais ces chiffres sont restés dans ma tête tant ils me semblaient alors formidables. Je ne sais si ceux qui me liront sauront encore ce que ces sommes signifient, mais je veux en donner ici une idée. Tout l'ensemble coûtait au bas mot deux mille deniers tournois d'argent. L'épée à elle seule en valait bien cinquante. Il n'était plus guère possible d'être chevalier si l'on n'était pas issu d'une grande famille. Il me déplaisait de dépendre à ce point de la générosité du comte. Qu'il soit mon père n'y changeait rien. Que je me sente malgré moi une certaine affection pour lui non plus. Il avait refusé de me donner son nom et à présent, fier de moi et de la bravoure qu'il me devinait, il m'autorisait à porter l'écu de sa famille, brisé bien sûr pour signifier que j'en étais une branche bâtarde. La vieillesse, pensais-je, le portait à la sensiblerie. J'avais trop de fierté pour accepter. J'aurais mes propres armoiries, inspirées de celles de Cassière dont je continuais à porter le nom malgré mon mépris pour l'époux de ma mère. Je n'en avais pas vraiment le droit, mais qu'importait ? Qui se soucierait que j'utilise les armes de si modeste maison ? Le comte, amusé de mon orgueil, trop près de la mort pour refuser cette coquetterie à un fils qui lui plaisait, fermerait les yeux. Mes frères aînés, si je puis nommer ainsi des hommes auxquels ne m'attache aucun lien du sang et que je n'avais connus que parce que ma mère avait épousé leur père, tolèreraient mes prétentions. L'espoir d'être récompensé par leur suzerain pour leur générosité à mon égard suffisait à les faire taire. Mon blason serait donc tout simple, de sable au taureau d'argent. Cela n'avait ni le prestige du lion ou de l'aigle, ni la beauté supérieure de gueules, d'azur ou d'or, cela, en résumé, manquait de grandeur. Pourtant, le taureau n'était pas animal ridicule et je comptais bien le faire rapidement chanter dans tout le pays par le récit de mes prouesses.
La veille de la cérémonie, après un bain purificateur du corps, je passai la nuit en ferventes prières, agenouillé sur le sol dur de la chapelle du palais comtal. Malgré le froid dont ma chemise légère me protégeait mal, j’étais étourdi de fierté à l’idée que, n’étant rien par la naissance, j’allais appartenir dès le lendemain à cette caste que je jugeais la plus noble de toutes. Le soir tombait - il était fort tard, nous étions à la fin du mois de juin -, les rayons obliques du soleil frappaient directement les vitraux colorés. Des puits de lumière, rouges, bleus ou d’un improbable arc-en-ciel, perçaient l’air sombre de la chapelle et dessinaient des taches mouvantes et fantastiques sur le dallage froid. Cela ajoutait à l’ambiance mystique du lieu. J’avais la troublante sensation d’être séparé du monde des vivants, seul face à Dieu avec le merveilleux pouvoir de m’adresser directement à Lui. En ce moment de grâce, je ne doutais pas qu’Il m’ait écouté. Je m’efforçais, lorsque par moments mon enivrement passait, de faire taire cet orgueil que je sentais exploser en moi et qui, c’était une certitude, déplaisait à Notre Sainte Mère l’Église. Je contraignais alors mon regard à quitter les étranges taches colorées sur le sol et les murs, et contemplais mon livre d’heures. Cependant, mes yeux ne parvenaient pas à fixer les mots latins qui dansaient devant eux, dépourvus de sens. J’étais irrésistiblement attiré par les riches enluminures dont les teintes vives s’harmonisaient davantage avec mon humeur du moment que les prières que, pour la plupart, je connaissais par cœur depuis ma plus tendre enfance. Puis l’obscurité tomba, devint totale et je demeurai seul avec Dieu et moi-même. Le lendemain, après une nuit de veille qui me parut tantôt une éternité, tantôt aussi prompte qu’une étincelle, on vint me chercher. J’adressai une prière à Notre Seigneur Jésus Christ : - Aide-moi, Seigneur, à ce que l’épée consacrée qui sera aujourd’hui remise entre mes mains ne serve qu’à défendre Ton Nom et servir la justice. Guide-moi pour me soustraire à la tentation. Que je ne sois jamais parjure, que jamais mon bras ne tremble devant l’ennemi, que mon nom soit celui que l’on associe à la défense de la veuve et de l’orphelin et non à l’abus de violence. En Ton Nom, je me battrai avec bravoure pour mon suzerain, je chasserai les infidèles et ferai guerre aux Anglais. Jamais je ne faillirai. Veuilles-tu, Seigneur, me prêter vie pour accomplir ce noble dessein. Pour ce jour unique de mon existence, je fus tout vêtu de soie et des plus belles étoffes venant de lointaines contrées puis vint l’heure où, purifié, parfumé, apprêté comme il se doit, je dus prêter l’hommage à genou, le cœur battant. Je me sentais les joues brûlantes alors que l’évêque, que le comte avait fait déplacer pour l’occasion, faisait beau sermon sur les devoirs des chevaliers, surtout envers l’Église. Je reçus en tremblant l’épée puis les éperons que mon père me remit lui-même. Sorti dans la cour du palais comtal où m’attendait le plus bel étalon qui soit, je peinais à croire que je portais enfin la tenue guerrière à laquelle j’aspirais tant. On m’en avait revêtu dès ma sortie de la chapelle et l’exercice m’avait paru fort long. Le bacinet gênait ma vue, je me sentais raide sous le rigide plastron à braconnière et les jambes d’arme bien que celles-ci disposent de charnières. L’équipement était lourd, je peinais à me mouvoir sans réfléchir à chacun de mes gestes, mais j’étais fier. Plus fier que je ne l’eusse jamais été. J’admirais mes gantelets décorés, le solide écu de bois recouvert de cuir où trônait mon fameux taureau d’argent. Je sautai en selle - ou plutôt m’y hissai - sans autre aide que celle des étriers malgré la gêne que me causait mon armure. Le destrier, caparaçonné comme un cheval de guerre, était digne des plus grands seigneurs. C’était beau don que me faisait là le comte. On devinait le cheval aussi rapide et souple qu’il était puissant, capable de charger avec force et courage ou d’exécuter de vifs demi-tours pour soustraire son cavalier à l’ennemi. Lorsque je le touchai de l’éperon, il encensa, faisant voler ses longs crins en renâclant, comme s’il entendait par là me conférer plus de prestige encore. J’avais juste le temps de m’habituer à lui avant que ne débutent les joutes. J’allais user immédiatement de mon tout récent statut de chevalier en me mesurant à plus aguerri que moi. On m’applaudissait, on scandait mon nom, et ces cris, ces encouragements me transportaient. Rien ni personne ne pourrait plus m’impressionner, me disais-je avec assurance. Puis, je me savais bon combattant, j’aimais ces pas d’arme qui se terminaient en mêlée entre deux équipes, chevaliers et écuyers combattant côte à côte. Écuyers et chevaliers de moindre rang tentaient alors de se faire remarquer en s’attaquant à plus importants qu’eux. Pour ma part, je ne doutais pas d’être capable de faire des prisonniers sans être pris ou blessé. J’en étais d’autant plus sûr que j’avais pour ce jour à mes côtés des hommes de grand mérite dont certains, disait-on, n’avaient jamais connu la défaite. J’étais de plus entouré de mes trois meilleurs amis. Le premier, Lancelot de Mendel, n’était autre que le fils puîné du comte. Il était destiné à la prêtrise, mais avait si bien supplié son père que ce dernier avait cédé et l’avait tiré du monastère alors que Lancelot avait quinze ans. Il avait commencé tardivement la formation au métier des armes, lui qui jusqu’alors avait été éduqué comme un clerc. Mais comme il le disait lui-même, avec le nom de baptême qu’il portait, il ne pouvait se satisfaire de la bure. Le comte l’avait prévenu qu’il n’avait à attendre de lui aucune aide, encore moins une part d’héritage et que sa décision de ne pas rester dans les ordres était un poids pour sa famille. Aussi, devrait-il se contenter, comme moi, de son équipement de chevalier et aller tenter sa chance ailleurs. La vie d’errant ne lui faisait pas peur, car c’était, avait-il décrété devant moi, la liberté, et rien n’est plus cher à l’homme que cette liberté avec le seul regard de Dieu comme juge. Il est vrai que Lancelot goûtait à faire le trouvère et rimait à l’occasion. Sans doute voyait-il dans la vie de chevalier errant une poésie que je ne savais comprendre, moi qui rêvais de fonder une famille dans un beau fief. Il était mon aîné de cinq ans, mais venait seulement d’être adoubé, un mois auparavant. Il se battait bien, avec une certaine violence, étant d’un caractère assez impétueux. C’était aussi le seul des fils du comte à se montrer amical envers moi. Je devinais en lui un compagnon sur lequel on pouvait compter et un homme d’honneur, fidèle en amitié. J’étais content et fier de l’avoir à mes côtés pour mes premières joutes en tant que chevalier. Etaient présents également auprès de moi Loup de Vorste et Sagremor de Lase. Ils avaient mon âge et avaient servi comme écuyers chez le même seigneur que moi. De moindre naissance, ils n’auraient jamais l’honneur d’être adoubés quoique ne déméritant pas, une épée ou une masse d’armes à la main. Destinés à n’être jamais que des écuyers, ils faisaient cependant de leur mieux et, menés d’une main experte, leurs mauvais roncins auraient presque pu passer pour de vaillants destriers. Sagremor était issu d’une vieille famille de la région, noble certes, mais qui se contentait pour vivre dans sa ferme fortifiée d’une demi-douzaine de têtes de bétail, deux chevaux, deux porcs, une dizaine de poules, le tout sur à peine cinq ou six arpents de terre. Il était d’un naturel prudent, observateur et avait parfois des idées un peu différentes des nôtres. Loup, fils d’un gros laboureur, avait eu une enfance plus aisée et la chance d’être mis deux années entières à l’école du bourg où il avait appris à lire et à compter mieux que beaucoup. Il était, de nous quatre, le plus savant, car il cherchait sans cesse à enrichir son savoir. Alors que Lancelot, qui avait eu le meilleur enseignement, s’en détournait souvent avec dégoût, trop emporté pour apprécier cet avantage. Pour ma part, il m’a toujours fallu énormément d’application pour donner du sens à l’étude et souvent en vain. Je ne sais si c’est à eux que je dus ma victoire au tournoi, mais je le remportai avec une aisance telle qu’elle sema le doute dans mon esprit. Non seulement j’avais eu les meilleurs avec moi, mais nos adversaires n’avaient, me semble-t-il, pas usé de toutes leurs capacités. Je supposai que certains d’entre eux, vassaux de mon père, avaient retenu leur bras pour lui plaire. On le voyait vieillissant et, le croyant peut-être stupide comme le deviennent souvent les vieilles gens, on pensait qu’il préférerait voir son fils l’emporter que d’admirer la bravoure et l’audace d’autrui. J’en fus un peu blessé. Pourtant, il est possible qu’ils aient vu juste. À l’issue des joutes, malgré son teint blafard qui faisait craindre le pire, le comte rayonnait de joie. Il se savait mourant, mais en cette heure, seule lui importait sa propre gloire. Peut-être voyait-il en moi l’héroïque chevalier qu’il n’avait pu être, ayant le devoir de gérer ses terres et ses domaines. Était-il un rêveur comme moi qui se délectait de chansons de geste ? Il savait quelle vie hasardeuse, d’errance et de combat m’attendait. En avait-il la nostalgie dans son magnifique château ? Aurait-il préféré que son fils - son fils légitime, son héritier - ait plus d’audace ? Je n’ai jamais su. Il n’était pas homme à se livrer. L’aurait-il fait, je ne l’aurais pas écouté, je pense. Je ne voulais pas m’attacher. Je n’avais ni fief ni maison et il me faudrait partir même si, pour l’instant, le nouveau seigneur de Cassière acceptait de nous garder, ma mère et moi, sous son toit. Ce n’était pas, heureusement, un mauvais homme et ma mère avait été pour lui une bonne marâtre. Il savait s’en montrer reconnaissant. Mais je ne pourrais vivre toujours de sa générosité. Il n’était guère riche et avait une fille qu’il lui faudrait doter d’ici quelques années. Il n’avait nul besoin de chevalier à son service et ne pourrait m’entretenir très longtemps. Le repas suivit immédiatement les joutes. Les tables furent dressées dehors, sous tente. Le temps chaud et clair le permettait aisément. On avait même installé dans ces tentes, pour leur conférer plus de magnificence, les superbes tapisseries d'Hercule qui trônaient habituellement dans la grande salle du palais comtal. Jamais je ne vis si prodigieux festin. Le comte ne m'avait jusqu'alors jamais invité à sa table. Il s'était toujours gardé de se comporter trop en père, se contentant de payer pour que je reçoive une bonne éducation. Il lui fallait l'approche de la mort pour qu'il me fasse officiellement honneur et montre la fierté qu'il tirait de moi. Le décor me rappela combien il était riche, à un point même que j'étais incapable d'imaginer vraiment et je me demandais naïvement à quoi il pouvait user telle fortune. Il me semblait qu'il y en avait trop pour un seul homme et que cela n'aurait pas trop dépossédé son aîné que de me donner quelques biens. Les plats qui portaient abondance de mets étaient tous d'étain et chaque convive disposait de son propre tranchoir de pain bien blanc pour l'occasion. Les pauvres allaient eux aussi profiter de la fête lorsque les restes leur seraient distribués. On mit devant moi - je profitai d'une place que l'on n'attribuait pas à mon rang de coutume, aux côtés du comte - les meilleurs plats. Faisans, grives, cailles, oies régalaient les yeux avant même d'être portés en bouche. Des cygnes, des paons, au plumage parfaitement reconstitué, décorés de perles et le bec soigneusement doré à l'or, paraissaient prêts à se mouvoir, bien mis en scène dans la vaisselle la plus finement ouvragée qu'il soit possible de concevoir. J'en avais l'eau à la bouche, surtout après les jeux qui m'avaient affamé. L'hydromel et le vin coulaient d'abondance, ce dernier très épicé, ce qui n'était pas surprenant. Il avait presque un an d'âge et la saison chaude menaçait de le faire perdre. Il avait déjà tourné et seuls la cannelle et le gingembre à foison le gardaient encore buvable. Cela ne me gênait pas, au contraire. Je le préférais ainsi bien épicé. Je le jugeais plus goûteux. De telles saveurs me manquent depuis des années que je n'y ai plus touché. Mais comment prétendre ici à trouver poivre et épices d'orient ? La fête dura ainsi cinq jours. Cinq jours magnifiques de joutes et de repas toujours plus étonnants. Les entremets furent d'une richesse et d'une imagination surprenantes, dignes de ce qui se faisait aux tables des rois. Le premier jour, des nains grimés vinrent mimer un grotesque et distrayant combat de chevalerie. Il était plaisant de les voir, avec leurs armes minuscules, montés sur des poneys de trois pieds de haut. Le lendemain, on nous présenta un château tout entier de bois peint et orné de véritables pierres précieuses. Il était juste à la taille d'un homme et soudain, devant nos yeux émerveillés, en sortit un homme élégant qui se mit à jouer de la musique et à conter des histoires fabuleuses. Les trouvères, les ménestrels et les jongleurs se succédaient, qui pour nous régaler de la Chanson de Roland, qui pour montrer les tours d'un ours savant dressé mieux qu'un chien. Les cinq jours furent ainsi de jeux et de ris, de musique également, chacun plus formidable que le précédent. Lorsque ce temps fut écoulé et que les convives partirent, le comte me prit à part : - Tu m'as promis, n'est-ce pas, de rester tant que ta mère aurait besoin de toi ? J'acquiesçai. Il reprit aussitôt : - Tu n'auras plus rien d'autre de moi que ce que tu possèdes désormais et le souvenir de cette fête. Le reste, tu devras le trouver seul. Je t'en sais capable. J'acquiesçai à nouveau. Qu'aurais-je pu faire d'autre ? Protester ? Non, puisqu'en vérité, mon père m'avait donné plus que ce à quoi je pouvais prétendre.
Le comte mourut peu après. Je me retins de le pleurer autrement que j'aurais pleuré un seigneur généreux envers moi, mais sans lien du sang. Ma mère, elle, en tomba malade. Aimée de lui, il ne m'était pas venu à l'esprit qu'elle pouvait l'aimer également. Elle était toujours si discrète et silencieuse que je n'avais eu aucune idée de ses sentiments. Elle était femme, faite pour être objet d'amour. Il était malvenu qu'elle montre elle-même de la passion. À l'époque, je croyais ce que j'avais lu durant mes études et je ne compris que plus tard que les femmes partageaient des sentiments identiques à ceux des hommes. Mais alors, je ne le savais pas et me consolais de ma peine à la voir si malheureuse en me disant que femme elle était et qu'en cela, c'était une créature faible, changeante dans ses humeurs et ses amitiés, fausse malgré elle puisqu'elle était une fille d'Eve. Les clercs le disaient. Pourquoi auraient-ils menti ? Ils connaissaient les hommes et les femmes tels que le Seigneur les avait conçus. Je le croyais si bien que j'étais persuadé que ma mère oublierait vite. Aussi, quand sa santé continua à décliner, je m'inquiétai. Elle dépérissait, maigrissait et ne m'accueillait plus que d'un sourire las et fatigué, sans joie, qui me serait le cœur. Elle mourut en 1370 et je compris que les clercs s'étaient trompés. Ma mère avait aimé le comte plus qu'un homme aurait su aimer et elle n'avait aspiré, depuis son départ, qu'à le rejoindre. C'était une sainte femme et je ne doutais pas qu'elle soit désormais à ses côtés, à la droite de Dieu. Cela me rendit moins douloureuse cette perte cruelle. Aussitôt, je décidai de quitter Cassière et cette région qui m'avait vu naître. Il était temps que je me lance à l'aventure et que mon épée me fasse gagner ma vie. J'irais de tournoi en tournoi par tout le Royaume de France et peut-être même jusqu'à ces terres que tenaient les Anglais et qui, un jour, je voulais y croire, seraient reprises par les nôtres. Plus que jamais, l'espoir reposait en du Guesclin. Il venait de recevoir l'épée de connétable des mains du Roy et parlait de la reconquête des terres du sud-ouest qui nous avaient échappées.
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| | | Invité Invité
| Sujet: Re: Belzébuth (titre non définitif) Ven 9 Avr 2010 - 10:51 | |
| Oui, je sais pour les virgules. Mais quand j'ai écrit ce roman, j'ignorais qu'il fallait en mettre devant ces mots. Je ne l'ai jamais appris. J'étais même persuadée qu'il ne fallait pas en mettre devant une conjonction de coordination Il faut que je reprenne tout mon texte pour vérifier ça En tout cas, merci de prendre le temps de commenter et corriger mes écrits. édit: aurais-tu des liens familiaux avec Charles le Téméraire? |
| | | Invité Invité
| Sujet: Re: Belzébuth (titre non définitif) Ven 9 Avr 2010 - 11:27 | |
| En général c'est après une conjonction de coordination qu'il ne faut pas en mettre, sauf dans certains cas.
Charles le téméraire ? Faudra que je vérifie, mais je ne crois pas ! Mon ancêtre est le maréchal Gaspard de Saulx-Tavannes qui a une ascendances assez illustre aussi ! |
| | | Invité Invité
| Sujet: Re: Belzébuth (titre non définitif) Ven 9 Avr 2010 - 11:31 | |
| ) - Citation :
- Gaspard de Saulx-Tavannes
. ça alors, je ne le connais pas! Il faudra que je me renseigne. Alors, comme ça, on se réfère à des ancêtres attaquants les belles villes lorraines? Quelle honte (ai-je précisé que j'étais lorraine ou alsacienne depuis aussi loin que je connaisse mes ancêtres |
| | | Invité Invité
| Sujet: Re: Belzébuth (titre non définitif) Ven 9 Avr 2010 - 11:48 | |
| Je suis lorraine aussi (54) et j'ai également des ancêtres alsaciens ! |
| | | Invité Invité
| Sujet: Re: Belzébuth (titre non définitif) Ven 9 Avr 2010 - 11:59 | |
| - Citation :
- Je suis lorraine aussi (54) et j'ai également des ancêtres alsaciens !
félicitations |
| | | Invité Invité
| Sujet: Re: Belzébuth (titre non définitif) Ven 9 Avr 2010 - 12:02 | |
| Allez, une petite suite:
CHAPITRE 8
Enfin nous touchions au but. L'âpre décor montagneux n'était plus qu'à un jet de pierre. Nous avions décidé de parcourir le pays du Nord au Sud et nous pûmes ainsi faire la différence entre les riches villes du Nord et les rudes cités montagnardes. Nous commençâmes notre périple par Clermont, prospère ville de marchands et d'artisans, très peuplée jusqu'au-delà de ses vastes murailles. On la disait en rivalité avec Montferrand, ville comtale, et Riom, siège de l'administration ducale depuis que, quelques années plus tôt, le comté d'Auvergne avait été érigé en duché-pairie pour le duc de Berry en compensation de ses terres occupées par les Anglais. Mes compagnons auraient volontiers visité ces deux autres cités mais pour ma part, j'étais las de ces maisons pressées les unes contre les autres, de cette foule nombreuse et bruyante. Nous repartîmes donc vers le sud, un peu au hasard, suivant les sentiers au gré de nos envies si bien que nous dérivâmes plus que prévu vers l'Est. Après quelques hésitations, nous traversâmes l'Allier pour arriver à Billom. La petite cité se trouvait à proximité d'une vieille voie romaine et d'un grand chemin. Nous fûmes surpris de sa richesse, nous qui nous attendions à une région pauvre dans son ensemble. Les maisons étaient superbes, presque toutes à pan de bois ou de pierre blonde, ce qui donnait une grande clarté aux ruelles les plus étroites. Les commerces y étaient nombreux. Dans les murs des échoppes, des grands arcs d'ouverture de plus de douze pieds de long sur six de haut laissaient voir les marchandises. Nous avions cru que notre vêture, trop riche pour un pays reculé, risquait d'attirer l'attention et la convoitise par la même occasion. C'était bien le contraire. Les marchands nous regardaient avec ce mélange de crainte, de haine et de mépris qu'ils réservaient à tous les soldats. Il est vrai que la majorité des gens en armes qui traversaient la région étaient des routiers, des pillards ou des Anglais. Aussi nous quittâmes rapidement Billom après avoir fait réserve de vivres et avoir pris un peu de repos dans une auberge. Je voulais trouver un village de montagne tel que j'avais pensé en voir en ce pays, une obscure petite seigneurie qui me ferait voir que j'avais été privilégié à Cassière. A ce moment de notre périple, j'avais plutôt l'impression inverse et j'avais le désagréable sentiment d'être un miséreux. Nous prîmes donc droit vers l'Ouest, vers les plus hauts monts d'Auvergne, dans la région la plus abrupte que nous puissions trouver. C'est ainsi, en suivant un cours d'eau, que nous rencontrâmes Besse. Cité montagnarde par excellence, ayant charte de franchise, elle était à la fois opulente, sévère et sombre. Les murs de basalte gris offraient un aspect rude et âpre. Sinon, les boutiques étaient aussi nombreuses, aussi bien pourvues qu'à Billom et je désespérais de rencontrer enfin autre chose que de l’opulence en ce pays pourtant si décrié.
Pour trouver ce que je cherchais, il allait falloir quitter les voies commerciales et les cités connues pour nous enfoncer au plus profond de la montagne. C'est ce que nous fîmes. Il ne fallut pas longtemps pour que le chemin devienne charrière puis simple sentier. Cette fois, nous étions bien au cœur d'un pays sauvage. Sur le sentier de plus en plus escarpé où nos chevaux trébuchaient, nous ne croisions plus guère que des chèvres et des moutons. Les jeunes bergers, peu habitués à voir des étrangers à cheval, nous évitaient avec méfiance ou, au contraire, nous saluaient de grands signes de la main auxquels Sagremor répondait avec plaisir. Tout de suite, j'appréciai ce pays doux et dur à la fois, alternant la rudesse de la pierre et le vert tendre des vallées. Nous cheminions depuis l'aube sans presque rencontrer âme qui vive si ce n'est les pâtres et leurs bêtes, lorsque nous vîmes un petit bourg accroché à flanc de montagne. Il fallut plus d'une heure encore pour l'atteindre et la nuit tombait lorsque nous y entrâmes. Le soleil s'était caché depuis longtemps déjà derrière les sommets et l'ombre avait envahi toute la vallée. Dans les rues étroites et pentues, nous trouvâmes aisément une auberge nommée le Blanc Mengier. Dès que je poussai la porte, une bonne odeur de potage et de viande rôtie nous accueillit. Bien que les mets soient de moindre qualité, ils étaient en abondance et, après notre long périple, nous ne faisions pas les difficiles. Les choux cuits au bouillon de mouton et l'omelette nous parurent un régal. Nous eûmes ensuite l'agréable surprise de trouver des draps rêches et usés mais propres, un sol bien balayé, des volets clos maintenant une douce fraîcheur alors que le soleil avait frappé rudement toute la journée. Le lendemain, les rayons solaires m'éveillèrent avant que sonnent matines. Malgré les protestations de Loup encore ensommeillé, j'ouvris grand les volets pour profiter de la lumière de l'aube et du chant des oiseaux. La vue était magnifique. La montagne sauvage aux teintes violentes et ténébreuses malgré la douceur de la lumière, se couvrait par places de plages rocailleuses aux arrêtes aiguës. La veille, avant de dormir, j'avais vu le même paysage sous un clair de lune blafard. Son aspect fantomatique et mystérieux m'avait donné envie de mieux le connaître. Ce que je voyais de jour, brillant de rosée, me plaisait tout autant. Suivi de mon épouse et de mes inséparables compagnons, j'entrai dans la pièce principale de l'auberge pour questionner le tenancier. Ce dernier, un gros homme au teint fleuri et aux yeux fuyants ne se donna pas la peine de m'accueillir aimablement. Il me vint à l'esprit qu'il avait une bonne femme car ce n'était certes pas lui qui tenait aussi bien son auberge. - Aubergiste, l'interpellai-je, mes compagnons et moi-même désirons poursuivre notre chemin à travers les montages, au-delà de ces escarpements rocheux que l'on voit d'ici. Y a-t-il en ces lieux quelque bourg, quelque auberge pour accueillir le voyageur fatigué ? Il grommela des mots inintelligibles, l'air bougon, sans détourner les yeux de sa tâche. Me sentir ainsi ignoré me déplaisait toujours grandement, aussi insistai-je sur un ton supérieur destiné à montrer à ce rustre qui j'étais : - Je suis le chevalier Richard de Cassière et j'exige une réponse, aubergiste. Fais vite ! L'autre me lança, maussade : - Vous irez en Enfer ! J'hésitais sur la conduite à tenir, ne sachant s'il s'agissait ou non d'une menace, si ce manant méritait d'être châtié pour son insolence, lorsqu'une voix derrière moi me fit retourner. Un homme maigre, d'âge indéfinissable, le menton mal rasé, se tenait accoudé à une table bien garnie. Silencieux jusqu'alors, il n'avait rien perdu de la courte conversation. Il avait l'air d'un aventurier, peut-être un Anglais ou un brigand. Je le considérai avec un certain mépris. Qui était cet homme pour dire - sans que quiconque lui demande son avis - que l'aubergiste avait raison ? Un mauvais chrétien qui mangeait déjà de si bon matin quand l'heure était à la prière. Je faillis lui en faire la remarque mais l'homme avait un visage à la fois las et assuré. Sans doute, il connaissait la route et son avis pouvait être précieux. - Parle étranger, lui dis-je fermement en utilisant sa langue qui était celle des troubadours. Il rit et ses yeux s'adoucirent tandis qu'il me considérait à la façon dont on regarde un enfant : - Jeunes gens, commença-t-il pour s'interrompre aussitôt avant de reprendre avec un sourire : - Nobles seigneurs, je commencerai par rappeler qu'en ce pays, c'est vous qui êtes étrangers et non moi. Ensuite, sachez ce que l'on conte à propos du chemin que vous pensez suivre. Il peut y avoir des dangers même pour des hommes valeureux, d'autant plus lorsqu'une dame les accompagne. A trois jours de marche environ vers le Sud, là où il n'est nulle autre trace humaine, vous trouverez Sollagnac. C'est un singulier village qui ne ressemble à aucun autre. Le château, surtout. Il se raconte que le châtelain serait issu d'une famille d'hérétiques ayant échappé à l'Inquisition. Ce qui est sûr, c'est que Sollagnac a la réputation d'avoir été édifié par Satan lui-même. C'est une terre maudite. Il ajouta avec un haussement d'épaule comme pour démentir ce que ses paroles avaient de trop définitif : - Enfin, c'est ce qu'on dit. Je n'y suis jamais allé voir. Ce n'est qu'un pauvre village de bergers et de bûcherons, rien qui vaille la peine de faire tant de route pour s'y rendre. D'ailleurs, personne n'y va jamais. - Parce que vous avez peur ! Mais nous qui sommes chevaliers, nous ignorons ce qu'est la peur, s'emporta Lancelot toujours sourcilleux lorsque son honneur lui semblait en jeu. Dans quelques jours, nous serons de retour et nous vous dirons de vive voix ce qu'il en est de ce Sollagnac. - Comme vous voudrez Messeigneurs. Ce n'est pas à moi de vous donner des conseils. L'inconnu avait parlé du ton indifférent de celui pour qui la discussion est close. Déjà, il s'était replongé dans son écuelle de bouillon. Aussi surprenant que cela puisse paraître, sa réponse m’avait plu. J'étais si jeune, imprudent, téméraire au-delà du raisonnable. J'appelais cela être preux et c'était une qualité indispensable pour tout chevalier. Ce qui était dangereux, inexpliqué, me semblait seul digne d'intérêt. Mes compagnons et moi-même avions pris la route pour montrer notre valeur, nous n'allions pas renoncer au premier obstacle ! Comme Gauvain, le Chevalier au lion ou Lancelot, le Chevalier à la charrette, il nous fallait surmonter des épreuves pour être dignes de notre titre de chevalier. Ces épreuves, elles étaient bien difficiles à trouver. Depuis longtemps, il n'y avait plus dragon ni Dame prisonnière d'un chevalier noir dans une forteresse mystérieuse. Le temps des exploits de la Table Ronde était révolu. Et voilà que le Destin nous offrait un village bâti par le Diable. Seul Sagremor, toujours prudent à l'excès, tenta de mesurer notre enthousiasme. - Quel intérêt ? Nous dit-il. Si ce n'est qu'un village de bergers, nous gaspillerons notre temps. Par contre, si les rumeurs sont fondées et qu'il s'agit d'un lieu maudit où règne quelque diablerie, nous nous perdrons. L’âme est un bien précieux et fragile. Nul ne peut lutter contre le Malin. Ceux qui croient le contraire sont bien prétentieux et sont les premiers à lui livrer leur âme malgré eux. Nous nous gaussâmes de lui pour le vexer et le décider à se joindre à nous. Il était assez fier pour se laisser persuader lorsque nous lui parlions d'honneur. |
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| Sujet: Re: Belzébuth (titre non définitif) Ven 9 Avr 2010 - 23:48 | |
| Le village construit par le diable, miam miam Les têtes brulées aurait bien intérêt à écouter Sagremor je crois ^^ Rien de particulier à faire remarquer, le ton est toujours plaisant, le rythme de l'histoire correct, et la personnalité des personnages bien affirmée. petite notes de lecture : - Citation :
- des grands arcs d'ouverture
je mettrais plutôt "De grands arcs" - Citation :
- les rayons solaires
Je trouve l'expression un poil ampoulé... mais c'est peut être une expression d'époque. - Citation :
- Qui était cet homme pour dire - sans que quiconque lui demande son avis - que l'aubergiste avait raison ?
on ne sait pas exactement ce qu'à dit cet étranger avant cette phrase, c'est volontaire ou un oubli ? ( là ça fait un peu bizarre.) |
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| Sujet: Re: Belzébuth (titre non définitif) Sam 10 Avr 2010 - 7:52 | |
| Bien le petit saut au vingtième siècle ! J'aime beaucoup le décalage ! correction du chapitre 3 - Spoiler:
CHAPITRE 3
La famille Mariey était tout sauf organisée. C'était pourtant une famille sympathique bien connue et appréciée de tout le quartier. En cours d'année, ses quatre membres menaient une petite vie bien tranquille, sans vrai souci, une vie de Français moyens - comme on l'entendait dire à la télévision - avec une petite maison, deux enfants, un chat et un vieux monospace pour lequel il fallait croiser les doigts à chaque contrôle technique. Oh, il y avait bien de temps à autre les petites frictions que l'on trouve dans chaque famille, mais rien de bien grave. Et la présence parfois de ce qu'il faut bien appeler une petite dose d'excentricité n'empêchait pas les Mariey de mener une existence des plus banales. Julie, la mère, trente-sept ans dynamiques, bien dans sa peau et toujours débordante d'énergie, participait à un nombre impressionnant d'associations diverses et variées, depuis la protection des chats errants jusqu'à la récolte de dons pour envoyer des enfants défavorisés en vacances. Elle s'investissait beaucoup dans le bénévolat, les bonnes œuvres, les projets municipaux et les fêtes de quartier, y consacrant presque tout son temps. Bien qu'autrefois passionnée par son métier d'infirmière qui lui permettait d'aller à la rencontre des gens et de satisfaire son besoin naturel de venir en aide à son prochain, elle l'avait abandonné huit ans auparavant. C'est à cette date qu'il lui avait fallu toute son énergie pour s'occuper de son petit Théo, né prématurément et dont les fragiles premiers mois de vie avaient inquiété toute la famille et monopolisé toute l'attention. À présent, Théo était un enfant débordant de santé, tenant une forme digne de celle de sa mère. Ce qui n'était pas sans agacer sa sœur, Léa, de trois ans son aînée, qui rêvait de tranquillité et d'indépendance. Julie n'avait jamais repris son activité professionnelle dont les horaires difficiles auraient compliqué une vie de famille qu'elle trouvait agréable. Elle n'en était pas moins active et résolument féministe. Lorsque ses journées ne lui semblaient pas encore suffisamment remplies, elle sortait son chevalet et ses tubes et envahissait la maison d'odeurs de solvant. Elle s'essayait alors à la peinture avec autant de conviction qu'elle mettait dans ses autres activités, cela dans une forme d'art toute personnelle que Frédéric, son mari depuis treize ans, avait la délicatesse de ne commenter que d'un ton appréciateur. Quand l'interprétation de l'enchevêtrement étrange aux teintes violentes lui semblait trop ardue, il se gardait alors d'émettre le moindre jugement, prenant soin de ne pas ouvrir la bouche de peur de commettre un impair. C'était lors de ces moments où Julie émergeait de son atelier, sa salopette de velours vert sapin auréolée de taches bariolées, ses courts cheveux teints en prune tout ébouriffés, les poings sur les hanches en protestant avec véhémence qu'on ne pouvait produire de l'art dans de telles conditions, que se mesurait tout son caractère fantasque et bien trempé. Il est vrai que créer un atelier digne de ce nom dans un trois-pièces-cuisine, au garage et au grenier encombrés, avec deux enfants, tenait de la gageure. Mais elle arrivait toujours à ses fins et sans doute fallait-il tout le calme nonchalant de Frédéric pour la supporter au quotidien durant tant d'années. Nonchalance mise à mal pour ce presque quarantenaire en cette mémorable journée de départ en vacances. En effet, il faut préciser que ce calme apparent de père de famille cachait parfois une obstination opiniâtre dont rien ne pouvait venir à bout et des accès de colère très rares, mais brusques que seule Julie savait calmer avec une patience toute féminine. Or, cette période de l’année était plus qu’une autre propice à toutes les tensions et tous les agacements.
Car s'agissant de départ en vacances, c'était tous les ans la même chose. Les années se succédaient et les incidents se répétaient inlassablement. Frédéric en venait à appréhender ce moment. Il y avait déjà la location - trop chère pour s'intégrer sans dommage dans le budget du ménage - au bord de la mer, dans le sud, histoire de trouver un peu de soleil. Toujours ce même appartement étriqué dans un ensemble qui se voulait moderne, en réalité désespérément symétrique et quelconque, autour d'une piscine trop petite pour le nombre de vacanciers. La plage à proximité était obstinément bondée, quelle que soit l'heure de la journée, l'eau était sale, et le tout représentait un tel coût qu'il nécessitait de faire attention aux dépenses tout le reste de l'année. Et cette année, ce serait pire. Le prix des locations avait flambé et l'essence n'en finissait pas d'augmenter. Diesel ou pas, la facture était salée et rouler plus tranquillement comme le préconisaient inlassablement les médias n'y changeait pas grand-chose. À chaque journal télévisé faisant état du prix du baril de pétrole, Frédéric maugréait à voix basse indifféremment contre les spéculateurs, les Américains, les Chinois, tous ceux qui lui venaient en tête et qu'il tenait pour responsables de cette infernale inflation de l'énergie. La Côte d'Azur était loin, hors de prix et pourtant, depuis plus d'une demi-douzaine d'années, c'était le même rituel à chaque mois de juillet. Pourquoi un tel sacrifice financier alors que les Mariey n'aimaient ni le farniente ni l'entassement des touristes sur les plages brûlées par le soleil ? Sans doute parce qu'une bonne âme, un jour, se mêlant de ce qui ne la regardait pas, avait prétendu avec insistance que c'était bon pour le petit. Ensuite, c'était devenu une habitude, la relative facilité d'une aventure sans surprise - si ce n'est une crevaison sur l'autoroute -, d'un dépaysement qui n'en était plus vraiment un. Avec des enfants, c'était plus simple. Frédéric se souvenait avec nostalgie qu'ils prévoyaient jadis - avant les enfants, dans ce qui semblait une autre vie - de tout plaquer pour faire un tour de France à la recherche de ruines médiévales peu connues. Surtout un endroit non restauré, loin des chemins touristiques. Quelque chose de vrai, d'encore authentique. Il se satisfaisait d'une vieille pierre érodée, d'un pan de mur moussu menaçant effondrement, d'un reste de tour dévoré par le lierre. Il se ressourçait ainsi autrefois, avant son mariage. Il allait à la rencontre des ruines castrales qu'il aimait tant, il s'asseyait sur des pierres sans âge, chauffées par le soleil. Dans ces vestiges médiévaux, il laissait son esprit vagabonder et rêver à ces temps disparus. Il appréciait le romantisme un peu suranné des ruines perdues dans la végétation, les souvenirs inaccessibles que contenaient ces restes de murs. Quelles histoires, quels drames, quelles amours avaient jadis connus ces lieux oubliés ? Et là, bercé par le chant paisible des oiseaux, il oubliait le rythme fou et bruyant de la vie moderne. Oh, il ne se leurrait pas. Il savait que ce que l'on appelait le Moyen âge - période trop étendue en vérité pour avoir une réelle unité - n'était pas un conte de fées. Le bas Moyen âge qu'il appréciait particulièrement, surtout au niveau architectural, avait eu plus que son lot de périodes sombres et d'événements sanglants. Entre peste et Guerre de Cent Ans, il aurait été difficile d'en avoir la nostalgie. Mais le passé, justement parce qu'il était définitivement révolu et garderait à jamais une part de mystère, autorisait tous les rêves. D'origine vosgienne, Frédéric n'avait que peu de chemin à parcourir pour atteindre l'un des nombreux sites castraux qui jonchaient le versant alsacien. Ils présentaient un grand choix, même s'il ne subsistait guère de la plupart des ruines plus qu'une trace d'enceinte perdue dans les arbres, un fragment de mur menaçant de disparaître entièrement dans l’envahissante nature, une tour fatiguée dont il risquait de ne plus rien subsister d'ici quelques années. Elles étaient des dizaines, ces ruines et il était impossible pour les instances officielles de les entretenir toutes. D'autant que l'histoire lointaine ne semblait pas être la priorité politique actuelle. Heureusement, quelques passionnés essayaient de faire au mieux, en veillant, patients gardiens, sur les châteaux moribonds, en arrachant à la force du poignet les herbes folles affaiblissant les restes malades. En fait, certains de ces lieux n'étaient déjà presque plus des ruines, mais seulement des fantômes, comme un vague souvenir de la mémoire collective qui aurait laissé une trouée de plus en plus discrète dans la forêt. C'était sans importance pour Frédéric. Il reconstruisait en imagination, voyait s'élever le donjon, flotter les étendards. Il entendait claquer le pas des chevaux, résonner des cris à l'accent d'autrefois. Il sentait l'odeur des bêtes et des épices ou s'étourdissait des bruits et des couleurs. Pour lui, les hérauts présentaient de fiers chevaliers, les troubadours chantaient des légendes et des faits d'armes oubliés, les dames élégamment vêtues baissaient modestement leurs doux yeux noirs. Ces rêves, bercés par la nostalgie romantique que les poètes, écrivains et graveurs du XIXe siècle avaient prêtée à cette époque alors redécouverte, lui manquaient. Il avait cru pouvoir continuer à assouvir sa passion les week-ends. C'était ignorer tout de la vie de famille et des enfants. Depuis la naissance de Léa, il pouvait compter ce genre de visite sur les doigts d'une seule main. Pourtant, même l'éloignement, même son métier de professeur d'histoire dans un collège face à des élèves désintéressés et déjà désabusés, n'avaient pu le dégoûter de sa passion pour le Moyen âge. Il gardait de ses années de fac des rudiments d'ancien français qu'il avait étudié en option (il s'était alors lancé dans de passionnantes recherches comparatives sur la langue d'oc et la langue d'oïl, recherches qui n'avaient hélas débouché sur rien), le goût des chansons de geste et l'admiration des chevaux que, par crainte ou méconnaissance, il préférait voir de loin.
Il soupira, passa sa main dans ses cheveux châtains légèrement dégarnis, excédé de ce débordement d'activité lié à des vacances qu'il redoutait déjà. Julie courait en tous sens, lui semblait-il, pour n’obtenir que de bien piètres résultats. Heureusement, pensa-t-il, que leur maison, légèrement surélevée au-dessus du garage, n’avait pas d’étage et que peu de pièces. Julie allait d’un bout à l’autre du logement, rassemblant des affaires qui auraient dû être empaquetées depuis la veille, reposant là ce qu’elle prenait ici sans que son mari comprenne l’utilité de cette débauche de mouvements. - Ça y est ! Je me souviens, s’exclama-t-elle soudain en se rappelant que les clés de leur appartement de location, envoyées par l’agence - toujours la même bien qu’il y ait eu plusieurs fois motif à s’en plaindre - ne se trouvaient absolument pas dans le tiroir qu’elle retournait depuis plusieurs minutes. Le trousseau était plus probablement sur le canapé fraîchement recouvert de tissu fleuri vert et fuchsia. Encore une expression de la vision esthétique très personnelle de Julie, pensait Frédéric à chaque fois que son regard se posait sur le meuble criard qu’il avait, dix ans plus tôt, choisi en velours anthracite. D’accord, le velours était usé jusqu'à la corde, mais Frédéric aurait mille fois préféré cette allure élimée à ces abominables fleurs. Il fallait donner de la vie à leur maison, disait Julie lorsqu’elle achetait une reproduction de quelque mystérieux et inconnu peintre abstrait ou qu’elle ornait l’honnête plancher de pin orangé d’un tapis péruvien multicolore. Frédéric la vit soulever un tas de vêtements posés plus ou moins en vrac sur le canapé et brandir victorieusement les clés. Pendant ce temps, Léa et Théo entassaient sur la table déjà surchargée de la salle à manger un monceau de jouets et d’affaires divers absolument indispensables avec la visible intention de tout faire entrer dans un énorme sac bondé. Intention vaine s’il est besoin de le préciser. Au milieu de la table de la cuisine trônait une valise ouverte, vide, autour de laquelle des piles instables d’habits, d’affaires de toilette, de livres, menaçaient de s’effondrer sur le caméscope et les appareils-photos. Comme les choses étaient en cet état depuis la veille, les Mariey avaient campé dans leur propre maison pour le dîner et le petit-déjeuner. Comme par hasard, le lave-vaisselle était en panne depuis deux jours. Les assiettes, couverts et bols étaient restés dans l’évier et risquaient fort d’y demeurer pendant toutes les vacances, car Julie, débordée, les avait complètement oubliés. Cette année pourtant, les Mariey avaient pris de bonnes résolutions. Ils étaient censés avoir quitté leur domicile à dix heures, un record, s’ils y étaient parvenus. À présent, quatorze heures sonnaient et rien n’était prêt. Ils avaient mangé sur le pouce les sandwiches qu’ils auraient dû avaler en route. La voiture n’était même pas chargée. De toute façon, il paraissait évident que le malheureux véhicule, aussi spacieux soit-il, ne pourrait jamais contenir les sacs et valises entassées dans le couloir. D’autant que Théo avait pris la résolution inébranlable d’emporter sa dernière console vidéo ainsi que tout son stock de jeux. Et pourquoi pas la télé au cas où, exceptionnellement, il n’y en aurait pas dans l’appartement de location. Finalement, Frédéric prit les choses en main. Il ne supportait plus de voir Julie courir en tous sens, d’entendre Théo et Léa se chamailler, de constater que, après le canapé, le fauteuil et la table basse allaient aussi être accaparés. Il fallait faire un tri. Lui-même montra l’exemple en diminuant le volume de ses affaires, faisant passer son assortiment d’une dizaine de livres à seulement un essai, un roman et une revue. Il fit si bien qu’une heure plus tard, le moteur de la voiture ronflait devant la porte. Oh, tout n’avait pas été miraculeusement résolu et bien des trésors, inutilement sortis des placards resteraient dans la maison, exactement à la place où on les avait posés au sortir de l’armoire. Comme tous les ans, il y aurait un énorme travail de rangement à faire en rentrant. Comme tous les ans, ce qui avait trouvé place dans la voiture n‘aurait certainement nul besoin d’être sorti du coffre alors que d’autres choses, autrement utiles, manqueraient. Il faudrait alors les acheter sur place, gonflant les dépenses et l’on se retrouverait, une fois rentré, avec des affaires en double. L’année passée, c’était les maillots de bain. Et surtout, surtout… le chat ne s’était pas montré de la journée. Frédéric savait ce que cela signifiait : ils n’étaient pas encore partis ! D’agacement, il faillit shooter dans le pneu de sa voiture, mais se retint à temps. Il se prétendait d’un naturel calme, pourtant le matou caractériel qui risquait de les retarder encore un peu plus, avait le don de le mettre hors de lui. Puis, son malheureux véhicule était si chargé, si pitoyable ainsi, qu’il semblait qu’un coup de pied suffirait à son effondrement. Le monospace, acheté d’occasion plusieurs années plus tôt, atteignait un âge canonique. Le compteur affichait témérairement deux cent dix mille kilomètres et la rouille qui s’étendait sur le châssis gagnait depuis peu les bas de caisse. Frédéric soupirait, résigné, lorsqu’il pensait à la date du contrôle technique qui expirerait en septembre. Une validité qui tenait déjà du miracle et serait sans doute la dernière. Il fallait se préparer à une nouvelle dépense conséquente. La voiture était indispensable. Dans sa petite ville vosgienne, il n’était pas question de compter sur d’hypothétiques transports en commun pour se rendre à son travail. Les politiques et les écologistes pouvaient dire ce qu’ils voulaient ou ajouter des taxes iniques et des lois répressives sur l’automobile, dans la région où vivaient les Mariey, la voiture n’était pas prêt de passer de mode. Frédéric tourna la clé de contact pour éteindre le moteur. Tant que le chat n’était pas dans le véhicule, soigneusement bouclé dans sa cage de transport, inutile de se croire parti. Julie appela son mari, penchée par l’étroite fenêtre de la cuisine : - J’ai retrouvé Belzébuth. Frédéric soupira plus fort, se préparant à l’affrontement. Il fallait du courage pour prétendre faire entrer ce petit diable dans sa caisse de voyage. Car Belzébuth méritait bien son nom. Son pelage d'un noir d'encre, ses yeux vert clair - si pâles qu'ils en paraissaient jaunes - lançant des éclairs à la moindre contrariété, faisaient de lui le cauchemar des superstitieux. Avec sa manie de hérisser le poil en crachant face à « l'ennemi », il avait de quoi faire trembler ceux qui, trop imprudents, avaient goûté à ses griffes aiguës pour avoir voulu le caresser. Belzébuth avait des opinions bien arrêtées sur l'espèce humaine. D'une façon générale, il la détestait. Il n'en tolérait que quelques représentants, dont Julie et les enfants. Frédéric, hélas, ne faisait pas partie de sa liste d'humains supportables dans sa maison. C'était un chat intelligent, mais un début de vie difficile lui avait forgé un caractère épineux et indépendant. Il semblait souvent prendre un malin plaisir à désobéir en tout, surtout au moment où ses maîtres étaient pressés. Il agissait toujours comme s'il cherchait la meilleure bêtise à faire. Quelques années plus tôt, Julie avait ramené à la maison une petite boule de poils noirs, tremblante, ouvrant de grands yeux apeurés sur le monde. Frédéric n'appréciait guère les animaux et en avoir un chez lui ne l'avait jamais tenté. Il aimait trop sa tranquillité qui, déjà, lui échappait depuis qu'il était père. Alors un chat ! Mais comment aurait-il pu protester lorsque Julie lui raconta la triste histoire du chaton ? Quelqu'un de bon cœur avait amené la petite bête à l'association dont Julie faisait partie. Il avait été trouvé dans une poubelle, dans une boîte à chaussures avec deux autres chatons qui n'avaient pas survécu. Belzébuth avait miaulé de sa petite voix plaintive et avait ainsi été découvert par un passant. Juste à temps. Dix minutes plus tard, le camion des éboueurs passait. Depuis, le chat avait pris de la voix et était tout sauf timoré. Plus d'une fois, Frédéric avait regretté que Julie et ait eu pitié du petit orphelin au point de s'en charger elle-même. Lui n'avait pas de sympathie particulière pour le chat et l'ombrageux petit félin le savait. Mais Belzébuth, avec son lumineux regard tantôt ange tantôt démon, savait à volonté conquérir les cœurs et le reste de la famille avait fondu devant lui. Pour les enfants, il n'était plus question d'être séparés de leur chat. Lorsque la situation tournait au conflit, cependant, Frédéric était toujours celui qui devait s'en occuper. Or s'il y avait bien une chose que Belzébuth détestait, c'était les départs en vacances. - Il faut le comprendre, l'excusait invariablement Julie. Enfermée dans cette boîte pendant des heures, la pauvre petite bête doit être bien malheureuse. Frédéric préférait ne rien répondre. Pour l'heure, le paisible père de famille qu'il était devait se muer en chasseur de démons. Dans la cuisine, il aperçut le chat qui semblait somnoler, roulé en boule sur une pile de magazines que Théo avait renoncé à emporter. Trônant ainsi sur le buffet de bois laqué blanc - décoré par une frise de légumes peints par les soins de Julie - le chat paraissait facile à attraper. Quand Frédéric s'approcha pour le saisir par la peau du cou, Belzébuth bondit soudain, arquant le dos et crachant comme un beau diable. L'homme eut le malheur de tendre la main. Ses doigts ne rencontrèrent qu’une patte griffue lestement jetée en avant. Frédéric retira la main en étouffant un juron. Maudit chat qui n'en faisait qu'à sa tête ! Puis l'animal sauta à terre et se mit à courir dans toute la pièce, en zigzaguant entre les meubles, sautant d'une chaise à un rideau, si vite qu'il paraissait rebondir avant de toucher le sol. Ce fut une belle course poursuite. Lorsque, enfin, Frédéric sortit sur le seuil de la porte, tenant à la main une cage de transport d'où émanaient des cris furieux, il était en nage.
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| | | Invité Invité
| Sujet: Re: Belzébuth (titre non définitif) Lun 12 Avr 2010 - 10:38 | |
| Un joli passage de réflexions et de descriptions ! J'ai bien aimé la petite scène à la fin. chapitre 4 - Spoiler:
CHAPITRE 4
Je me levai très tôt ce jour-là, avant matines, et frissonnai en quittant les douces fourrures qui couvraient mon lit. L'idée me traversa qu'il y aurait longtemps avant que je profite d'aussi bonne couche. Dans les auberges où je passerai, j'aurais de la chance si je trouvais seulement un matelas de crin. Les matinées, surtout avant le point de l'aube, étaient très fraîches et je me hâtai de passer ma chape par-dessus ma chemise. J'étais persuadé que l'aventure ne me faisait pas peur. Je découvrais en moi une excitation mêlée d'appréhension, peut-être d'un peu de crainte. Je m'apercevais seulement que, bâtard ou pas, j'avais eu une enfance privilégiée et facile, que j'abandonnais de mon plein gré une vie de dépendance au service d'autrui, certes, mais où je n'avais pas à me poser de question. Que ne restais-je au service du nouveau comte ? Il avait besoin d'hommes de main pour ses affaires, de soldats pour protéger ses biens et sa personne, de chevaliers à envoyer en son nom au combat pour le Roy de France. Moi, j'allais errer au hasard de par le pays, sans fortune, sans assurance aucune du lendemain. Il me faudrait compter sur la dextérité de mon épée et l'efficacité de mon destrier pour me construire un avenir qui ne soit pas que de pauvreté et de faim. Heureusement, je ne serais pas seul. La veille, alors que je préparais mon baluchon, j'avais eu la surprise de voir Lancelot de Mendel venir à moi. - Je ne veux pas rester ici, aux ordres de mon frère, m'avait-il expliqué. Puisque, comme toi, je n'ai d'autre bien que mon cheval et mes armes, allons ensemble. Les routes seront plus sûres. Je te jure que d'ici peu, on tremblera en entendant nos noms à un tournoi et les hérauts nous choisiront comme meilleurs chevaliers de l'année, peut-être du siècle. - Et les Anglais ? répondis-je. - Les Anglais... Il fit une moue expressive. - Nous n'obtiendrons aucune gloire en nous faisant tuer immédiatement. Occupons-nous déjà de nos épées avant qu'elles ne rouillent. Les Anglais attendront. Ils sont en France depuis trente ans, ils ne sont pas à quelques mois près. Il y a tant de choses à voir avant de mourir. Nous sommes jeunes encore, profitons-en. Et si du Guesclin se charge des Anglais sans notre aide, nous ne nous en trouverons pas plus mal. Je ne pus retenir un sourire. Lancelot n'était pas un lâche, loin s’en fallait, mais il avait une conception de la gloire, une morale et des idéaux bien à lui. S'il ne rechignait jamais à défendre la veuve et l'orphelin même au péril de sa vie, il était surtout et avant tout épris de liberté. Peut-être son enfance trop stricte au monastère en était-elle la raison. Il fit remarquer que nous gagnerions à être accompagnés de bons écuyers pour soigner nos chevaux et combattre à nos côtés quand l'occasion s'en présenterait. Naturellement, les noms de Loup et Sagremor me montèrent spontanément aux lèvres. J'étais convaincu qu'ils accepteraient. Bien sûr, ils seraient moins bien payés et entretenus par moi que par un autre maître, mais il ne leur déplairait pas de servir un ami de leur âge. Partir à l'aventure dans ces conditions, avec plus de liberté qu'ils n’en auraient jamais, ne pouvait que les tenter. Ils servaient encore mon ancien maître et, le connaissant, je savais qu'il les libèrerait de leur engagement. Je ne fus pas surpris lorsqu'ils accueillirent ma proposition avec enthousiasme. Peu leur importait l'errance, la pauvreté, l'incertitude du lendemain. Ils n'avaient jamais eu des goûts de luxe au-delà de leur naissance et, comme moi, avaient rêvé, enfants, des exploits d'Arthur et de ses chevaliers.
Nous partîmes alors que les cloches de Cassière sonnaient laudes. Le soleil ne parvenait pas à percer la laiteuse brume matinale. Un voile blanc, presque opaque, recouvrait la campagne. Je me retournai vers le village. Il avait déjà été englouti par le linceul lactescent. Seul émergeait le clocher, comme un fantôme à peine esquissé flottant à plusieurs toises du sol. Un sol d'ailleurs dont on ne devinait l'existence qu'en forçant le regard. Étranger comme on avait presque la sensation de voler dans ce brouillard qui effaçait tout. La terre et le ciel n'existaient plus et seul le claquement des pieds des chevaux indiquait que nous suivions bien le chemin. Nous ne fîmes pas une lieue en une heure. On n'y voyait pas à un jet de pierre. Nous qui espérions couvrir aisément dix lieues dans le jour, nous nous traînions à la vitesse d'un convoi de marchandises. Le temps n'était pas seul responsable. Si nous n'étions encombrés ni de chariot ni de litière, nous n'avions pas les montures les plus rapides qui soient. Lancelot et moi-même ne pouvions nous plaindre de nos beaux destriers dont il nous fallait retenir l'ardeur et les roncins de nos écuyers n'étaient pas de mauvaises bêtes. Mais nous emmenions avec nous deux juments de bât, lourds animaux à l'encolure massive et aux membres courts qui allaient l'allure de chevaux de labour. J'en regrettais presque de n'avoir pas plutôt choisi des mules. Cependant, les juments étaient porteuses et nous avions emporté plus de bagages que prévu. Nos armures à elles seules pesaient bon poids et nous ne pouvions aller par les chemins en les portant sur notre dos. De plus, le frère de Lancelot nous avait fait des dons inattendus, les parents de mes autres compagnons également. Il aurait été stupide de refuser leur générosité. Nous avions, outre les chevaux et leur harnachement de qualité, des armes plus qu'il n'en fallait, de la nourriture en abondance, de belles pièces d'argent puis des vêtements au-dessus de notre condition avec des fourrures de marte et de chevreau, des aiguillettes ouvragées et des ornements comme je n'en avais tant eu de ma vie. J'avais admiré, surpris, les chapeaux, les ceintures que nous avait offerts avec largesse le nouveau comte. J'emmenais également avec moi tous les trésors que ma mère m'avait laissés en mourant. Cela tenait à peu de choses, mais des choses de grande valeur, il fallait l'avouer. Trois manuscrits, dont un missel, un recueil de farces et surtout un livre d'heures joliment enluminé. Enfant, j'étais émerveillé par les lettrines dorées et les dessins colorés, compliqués et d'une précision merveilleuse. Je possédais également un jeu d'échec en ivoire dont chaque pièce, finement sculptée, était peinte et incrustée de pierres précieuses. Tous ces biens hors de prix étaient des cadeaux que feu le comte avait faits jadis à ma mère. Je m'étais promis de ne jamais m'en séparer, quel que soit le besoin dans lequel je pourrais me trouver. Quant à Lancelot, il possédait également quelques livres, des bijoux, mais surtout un petit reliquaire d'or et de pierres fines dont il prétendait qu'il contenait un morceau de la vraie croix. Je ne sais d'où il tenait cet objet sacré et je préfère ne pas savoir comment il l'avait obtenu. Les possessions de Loup et de Sagremor étaient plus d'utilité que de prestige, principalement des étoffes, de la vaisselle et un peu d'orfèvrerie. En somme, je nous trouvais si riches que nous aurions pu, en vendant nos biens, acheter un lopin de terre de surface honorable et y faire vivre une famille. Mais ce n'était pas là ce que nous avions prévu. Si j'aspirais à une situation stable, je voulais la conquérir par mon mérite, non par les dons de nos parents. Notre ardeur au combat devait nous amener honneurs et reconnaissance de quelque grand seigneur qui nous offrirait fief et épouse. Nous espérions bien faire, tant que nous finirions élevés au-dessus de notre naissance. Au pire, si nous ne trouvions pas cela dans les tournois, si aucune quête digne de nous ne se présentait, nous irions chasser l'Anglais hors du Royaume de France. Après nombre d'heures de marche, nous avions rejoint un grand chemin royal, un bon chemin ferré, revêtu de bonnes pierres. On dit que ces chemins remontent très loin dans le temps, à l'époque romaine et qu'ils mesurent très exactement soixante-quatre pieds et treize pouces de large. Je ne sais si c'est vrai, celui-ci me paraissait plus étroit, mais peut-être les côtés avaient-ils été amputés par les siècles. L'existence d'un tel chemin était une aubaine pour progresser rapidement même s'il fallait payer les travers accoutumés pour y circuler. C'était surtout le signe que nous approchions de Paris, la capitale royale. À l'origine, je n'avais pas prévu de traverser cette ville gigantesque, mais, après tout, ce voyage était une occasion de se former et de découvrir notre beau royaume. Alors, pourquoi ne pas en profiter pour connaître la capitale ? J'avais entendu dire qu'avant la grande peste, certains, les plus modestes, prétendaient qu'il y vivait deux cent mille âmes. D’autres disaient même que la population était si nombreuse que l’on ne pouvait la dénombrer. Aucune ville au monde ne s'approchait de telle immensité. Je me demandais comment telle cité pouvait être vivable, comment on s'y nourrissait, comment on s'y logeait. Il fallait que je constate cela de mes propres yeux.
Les murailles s'étendaient à perte de vue. Jamais je n'avais rien imaginé de tel. Nous étions arrivés au pied du mur d'enceinte de Paris à vêpres. La silhouette interminable de la ville se hérissait comme une forêt ensorcelée sous les rayons du soleil couchant. Au loin, alors que nous admirions cette vision fantastique, les cloches sonnèrent. Je pensais alors à Notre-Dame que l'on disait l'une des plus belles cathédrales du royaume. J'irais la voir, bien sûr. Pour l'heure, il nous fallait franchir les portes - ne risquait-on pas de les trouver déjà closes pour la nuit ? -, nous acquitter du droit de passage et trouver où nous loger jusqu’au lendemain. J'étais presque hésitant devant tant d'immensité, impressionné. Jamais je n'avais mis les pieds dans une ville, même modeste, moi qui n'avais fait que passer de château en château, celui de Cassière, le palais comtal, et celui du maître qui m'avait formé aux armes. Maintenant, Paris était là, juste devant moi, l'une des plus peuplées, des plus vastes villes de la chrétienté. Déjà, je ne manquais pas de rester admiratif devant l'enceinte bâtie par Philippe Auguste. Elle mesurait bien dix coudées de haut, ce qui en faisait un ouvrage remarquable. Notre bon Roy Charles l'améliorait depuis une quinzaine d'années. J'avais entendu dire que le chemin de ronde qui la parcourait sur toute sa longueur était si large que deux soldats pouvaient y marcher de front sans se gêner. Entrer fut une formalité dès que nous nous fûmes acquittés des taxes. Le couvre-feu n'avait pas encore sonné. Aussitôt la porte franchie, nous fûmes frappés du spectacle que nous offraient les rues. Les habitations elles-mêmes d'abord : un assemblage bigarré, hétéroclite et apparemment désordonné de maisons. Il en était de toutes hauteurs, de tous matériaux. Les unes de pierre, d'autres de bois avec d'énormes encorbellements, d'autres encore mêlant les deux, pierre au rez-de-chaussée, bois au-dessus. Certaines étaient déjà noircies par le temps quand elles rivalisaient avec les constructions les plus récentes. Cela donnait un aspect étrange, décousu à l'ensemble. Je connaissais la raison de cet assemblage trop pressé. Les murs de la ville ne pouvaient être écartés et il fallait bien loger tous les habitants. Alors, comme les maisons, à l'origine, ne se touchaient pas, on en avait ajouté d'autres, souvent fort étroites, entre les premières. J'en remarquai avec surprise la hauteur. Des maisons à plusieurs étages ? Jamais je n'avais vu telle chose en visitant nos fermiers dans notre campagne de Cassière. Comment pouvait-on vivre si nombreux en un même lieu ? L'image qui me vint à l'esprit fut que l'on vivait dans cette ville aussi entassé que des drogues chez un apothicaire. Toutes ces habitations étaient alignées, serrées comme les pots sur une étagère, si semblables les unes aux autres et pourtant si différentes à la fois. Certes, lors de la Grande Pestilence, la population avait beaucoup souffert. On mourrait alors nettement plus en ville que dans les campagnes. Mais ces morts nombreuses avaient eu l'effet inverse de celui que l'on aurait pu prévoir : il avait dépeuplé les campagnes. En effet, nombre de paysans avaient quitté la terre où ils travaillaient pour venir occuper les places laissées libres en ville, en y espérant une vie plus facile. Pour les petits seigneurs comme l'époux de ma mère, cela n'avait pas causé trop de pertes. Les paysans restants disposaient désormais de terrains cultivables plus vastes par tête et vivaient donc mieux. La famine reculait progressivement même si la Peste guettait toujours et revenait régulièrement prélever son dû. Des tonneaux d’une substance nauséabonde disposés au coin des rues le rappelaient. Si l'épidémie reprenait, on y mettrait le feu afin que les fumées couvrent les miasmes de la maladie. Mais nul, dans les rues de Paris, ne semblait inquiété par cette dangereuse éventualité. À l'heure où chacun aurait dû faire sa prière avant de s'en aller dormir, les habitants ne pensaient qu'à rire, à s'amuser. Partout, c'était des cris, des ris, des bousculades. Il était impossible d'aller par les rues sans être poussé, interpellé voire insulté par des joueurs de soule ou de quille se souciant peu d'occuper tout l'espace. J'étais surpris. Je croyais qu'un ou deux ans auparavant, une ordonnance royale avait interdit les jeux. Pas seulement les jeux de dé ou de hasard, mais aussi la crosse, la paume, bref, tout ce qui distrayait le peuple. Étaient encouragés au contraire, la pratique de l'arc et de l'arbalète et les compétitions s'y rapportant. Il fallait rivaliser avec l'Anglais dont les meilleurs archers étaient issus du peuple. Les Parisiens, me dis-je avec colère, se croyaient-ils au-dessus des lois promulguées par le Roy ? N'avaient-ils que faire de l'envahisseur ? J'allais en faire part à mes compagnons, mais je m'interrompis en constatant quel plaisir faisait briller leurs yeux. Sans doute, eux ne rejetteraient pas cette vie-là si on la leur offrait. Une vie de plaisir terrestre, pensais-je non sans dégoût lorsqu'ils auraient dû n'aspirer qu'à l'éternité céleste. Ma mère m'avait élevé de sorte à ne pas céder à telle tentation de débauche. Paris m'apparaissait comme une nouvelle Babylone, la Grande Prostituée. Je regrettais presque, après à peine quelques minutes en ce lieu, d'avoir commencé ici mon périple. Hélas, je dois avouer que dès le lendemain, je cédais moi aussi progressivement à l'agrément des lieux. Nous passâmes la nuit dans une auberge. Le choix ne manquait pas. La tenancière, forte matrone avinée plus qu'à son tour, nous fatigua les oreilles d'anecdotes sur les mérites de la ville. Elle était maintenant une personne respectable, prétendait-elle, ne manquant pas de biens. Dans le village où elle était née, entièrement disparu depuis la grande épidémie de quarante-huit, elle n'aurait eu d'autre choix qu'être servante chez quelque notable local. Après un chiche repas de fèves et de choux - une porée de paysans alors que nous n'étions pas jour maigre, remarqua Lancelot plus amusé qu'agacé de l'aventure - nous allâmes rejoindre notre couche. Si nous dormions dans le même lit, l'auberge était assez vide pour que nul autre voyageur ne partage notre chambre. Déjà, il faudrait faire avec cette pièce sombre et malodorante, ces draps sales, de couleur douteuse, sans doute grouillants de vermine. Se glisser nu dans telle couche avait de quoi faire hésiter et Lancelot montra une répugnance bien naturelle d'être ainsi logé. Mais c'était le prix à payer pour mener une vie telle que la nôtre et nous ne nous en plaignions point. Finalement, après une minutieuse chasse aux puces, nous passâmes une nuit convenable. La température était heureusement clémente et nous étions fatigués de la route. Le lendemain, après avoir été éveillés fort tôt par les bruits de la rue, nous nous lançâmes à l'exploration du lacis de ruelles étroites. Notre curiosité nous poussa jusqu'à un petit marché en tout point semblable à ceux qui se tenaient dans les villages et bourgs des environs de Cassière. Autour de la place étaient alignées les échoppes des artisans : tailleur, cordonnier, tourneur sur bois, fabricant de corde... Cochons et volailles déambulaient entre les badauds. Les couleurs vives et variées réjouissaient l'œil et le nez était chatouillé par des odeurs de viande, de poisson et d'épice. - Regardez leur habillement, nous fit remarquer Sagremor qui se souciait plus des gens que du décor. Il n'avait pas tort. Le spectacle était pour nous presque indécent. Les hommes de bonne naissance que nous croisions exposaient une coquetterie exagérée. Très court vêtu, trop même, ils portaient des surcots très ajustés sur le corps alors que les manches de leur cotte, très découpées et brodées allaient presque jusqu'au sol. Ils arboraient des ceintures ouvragées si lourdes et riches que je me demandais comment elles n'entravaient pas leurs mouvements. Quant aux dames, elles n'étaient pas en reste, ayant des coiffures si compliquées que l'on s'interrogeait sur la manière dont elles les faisaient tenir sur leur tête. Nous quittâmes assez rapidement ce lieu qu'il me semblait mauvais de fréquenter. Je tins ensuite à aller voir Notre-Dame, à admirer cette manifestation de notre amour pour la Sainte Mère de Dieu, mais je n'y entrai pas, préférant rester sur le parvis à admirer les sculptures et les couleurs du porche. Je n'osais poser le pied en ce lieu sacré. Je ne m'en croyais pas digne, me sentant souillé par tout ce que j'avais vu depuis la veille. Un homme pieux pouvait-il habiter cette ville corruptrice sans trembler à tout instant pour le salut de son âme ? Ne risquait-on pas de voir s'y abattre la colère de Dieu comme jadis sur les pécheresses Sodome et Gomorrhe ? Moi je n'y pourrais vivre sans perdre mon âme, me semblait-il. Peut-être y avait-il beaucoup à y découvrir, mais j'avais décidé que nous ne nous y attarderions pas même si je découvrais avec déplaisir que mes compagnons auraient volontiers prolongé le séjour. Sur le parvis de la cathédrale était donnée une farce et j'en détournai les yeux. Les comédiens grimés étaient grotesques et l'ensemble me parut plus ridicule et grossier qu'édifiant. Quelle honte, en ce lieu sacré ! songeai-je. Cependant, la populace s'en distrayait beaucoup et l'appréciait sans doute plus qu'il aurait apprécié la représentation de la vie d'un saint, spectacle pourtant adapté en cette place. Nous quittions la place lorsque mon étalon, rendu nerveux par la foule à laquelle il n'était pas accoutumé, foule qui forcissait sans cesse avec l'avancée de la journée, s'affola. Je le tenais par la bride et ne pus l'arrêter lorsqu'il partit soudain au galop, m'arrachant les rênes des mains. Nous le suivîmes du mieux que nous pûmes. Il était hors de question que je perde mon beau destrier. Puis, il risquait de renverser quelqu'un, voire de tuer un enfant en le bousculant. J'ignorais si, à Paris, les procès d'animaux étaient chose courante, mais j'y avais déjà assisté sur les terres du comte mon père. J'aimais autant éviter cela. Nous le perdîmes un instant de vue avant de voir sa croupe disparaître au coin d'une venelle. Celle-ci débouchait sur une ruelle marchande bien pavée. Nous arrivâmes juste à temps pour voir le cheval bousculer brutalement une mule, jetant ainsi le cavalier de cette dernière à terre. Mes compagnons et moi nous précipitâmes au secours du malheureux. Celui-ci se relevait déjà, aidé de ses serviteurs, pressé de toutes parts de gens inquiets ce qui me fit l'estimer homme de grand mérite. Ses habits confirmaient cette impression ou plutôt assuraient qu'il s'agissait d'un puissant personnage. Leur teinte était éclatante, tant que la vêture de tous les passants alentour semblait terne et grise. Son visage rond et sa silhouette replète distinguaient l'homme bien nourri, habitué à de grasses volailles et à du bon vin. L'un des valets avait su retenir le cheval fautif par la bride et cherchait des yeux le propriétaire. Je m'avançai pour discuter le coût de la mésaventure. Nul n'était blessé en vérité. Il y avait eu plus de peur que de mal, mais les luxueux vêtements étaient gâtés et je craignais déjà de n'avoir pas bourse assez bien garnie pour payer seulement le prix de la chemise. Je ne voulais pas, surtout, être privé de mon beau destrier. Mon regard croisa celui du riche inconnu qui m'observait, surpris, semblait-il, de me voir venir de moi-même. Une lueur d'intérêt brilla dans ses yeux. Sans doute devinait-il à ma mise que je n'étais point ignoble, mais qu'au contraire j’étais issu de bonne famille de sang ancien. Sans doute voyait-il également que, même de bonne lignée, je venais de la campagne et ne connaissais rien de Paris et de ses usages. Ma cotte trop longue et pas assez ajustée près du corps - de ce que j'en avais vu depuis notre arrivée - me trahissait assez. Je ne m'attendais pas à le voir à son tour avancer à ma rencontre, repoussant ses gens, le visage avenant, presque bonhomme. - Et bien, lança-t-il en manière de plaisanterie pour entamer la discussion lorsqu'il parvint à ma hauteur, les seigneurs de nos bonnes campagnes n'apprennent donc plus à leurs fils à mener un cheval par la bride ? Même les cavaliers doivent pourtant parfois aller à pied. - Je suis chevalier, rectifiai-je sèchement vexé que l'autre amuse ainsi le badaud à mes dépens. Il était encore heureux, songeai-je, qu'il n'ait pas supposé que j'avais fait une chute. Il sembla saisir ma pensée, à moins que ma réaction ne soit si commune à la jeunesse qu'un homme d'âge comme lui s'y attende sans surprise. Aussi ajouta-t-il d'un ton apaisant : - Allons, n'ayez pas de colère envers moi, Chevalier. C'est de bonne guerre puisque votre cheval a fait rire de moi. Superbe animal d'ailleurs, mais dont les oreilles ne sont pas faites à l'agitation de la ville. Il est un peu trop peureux pour cela. - Mon destrier est aussi preux que la monture d'un chevalier doit l'être pour bien mener guerre et tournoi. Ce n'est certes pas une mule. Il est nerveux, il faut cela pour gagner un combat. Ce n'est pas un animal de bât assez placide pour être conduit en main. Il a cru à un danger et a réagi comme il se doit pour emmener son cavalier loin de ce danger. J'avais eu d'abord l'intention de présenter des excuses et voilà que, par fierté, j'en étais presque à reprocher au bourgeois d'avoir gêné mon étalon fugueur. Heureusement, l'autre n'était pas belliqueux et ne cherchait pas d'ennui. Ma petite tirade n'avait rien d'une excuse, mais il fit semblant de croire que c'en était. - Nous sommes quittes, sourit-il avec une familiarité qui ne me plut qu'à moitié. Pour un peu, il m'aurait amicalement tapé dans le dos. Il ne manquerait plus que cela, pensai-je avec humeur, que je me fasse donner l'accolade par un marchand devant des dizaines de spectateurs. Il avait beau être beaucoup plus riche que moi, nous n'étions pas du même monde et je me sentais ridicule. Les badauds nous observaient toujours comme s'ils espéraient que nous nous fâchions et que ce malheureux incident s'achève en bagarre. Le bourgeois trouva moyen de dissiper définitivement toute tension en disant à assez haute voix pour être entendu de tous : - Je suis flatté de rencontrer des seigneurs comme vous, Chevaliers. Avez-vous où loger ? Non ? L'auberge ? Vraiment, vous méritez mieux. La chevalerie est le trésor du Royaume de France. Aussi, je vous invite. Acceptez, ce sera un honneur pour moi. Venez sans crainte, il paraît que j'ai l'une des plus belles maisons de Paris.
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| | | Invité Invité
| Sujet: Re: Belzébuth (titre non définitif) Mar 13 Avr 2010 - 8:17 | |
| Un chapitre haut en couleurs, j'aime beaucoup ! correction chapitre 5 - Spoiler:
CHAPITRE 5
Je ne sais ce qu'il y avait de sincère dans ses dires, mais sa dernière affirmation au moins était vraie. C'était sans aucun doute la plus riche demeure de la rue qui elle-même faisait spectacle d'une grande aisance. Je ne dirais pas que je la trouvais très belle, car je préférais sans hésitation l'austère sévérité d'une solide place forte à cette manifestation de ce que je considérais comme la décadence bourgeoise. Ces gens-là, à mon avis, avaient besoin d'exposer leurs richesses pour se donner des airs supérieurs, car ils étaient issus du médiocre et ne pourraient jamais rivaliser en vertu avec la fine fleur de la noblesse française. Nous nous trouvâmes donc devant une haute façade de pierre, ornée de sculptures qui n'auraient pas déparé le palais comtal que je connaissais. Des gargouilles grimaçantes surveillaient le visiteur ; au-dessus des portes ouvragées, des fleurs de pierre si fines qu'elles paraissaient de dentelle donnaient aux nouveaux venus un aperçu de la fortune et du bon goût du maître de céans. L'accueil fut des plus agréables. La pièce respirait la propreté, les fleurs juste coupées, la jonchée d'herbe verte si douce au pied. Ce qui me frappa surtout dans cet intérieur cossu, ce fut la clarté qui y régnait. Jamais je n'étais entré dans une pièce si lumineuse. Je m'approchai des fenêtres et avançai la main avec curiosité pour toucher les vitres. Je n'en avais jamais vu ailleurs que pour les vitraux des églises et des chapelles. Des vitres dans une maison particulière, c'était incroyable ! L'hôte se rengorgea, fier de ma surprise : - Voilà l'avenir, s'enorgueillit-il, laisser entrer les rayons du soleil. Une nouveauté bien agréable. Imaginez : plus de parchemin huilé, plus de volets soigneusement clos avec l'obligation de supporter l'odeur du suif brûlé pour s'éclairer. Ainsi, j'évite les mouches et je garde la lumière du soleil telle que Dieu l'a faite. Ma demeure n'est à aucune autre pareille. Qu'en pensez-vous, Chevalier ? - Je pense que cette maison me ravit, dis-je songeur. Il faut que vous soyez plus riche qu'un prince, peut-être même que le Roy, pour posséder telle merveille. Je n'étais pas certain d'apprécier ce fait. Non seulement exposer tant de richesses devait être une injure aux yeux de Notre Seigneur pour qui la pauvreté était honnête état, mais il me semblait qu'un bourgeois n'aurait pas dû posséder plus que la bonne noblesse de France. Cela n'était pas dans l'ordre des choses. L'argent donnait beaucoup de puissance même si, heureusement, certains pouvoirs étaient inaccessibles aux ignobles. Était-il acceptable qu'un marchand ait, par cet argent, plus de force qu'un descendant du grand Charlemagne ? Le Roy, à mon idée, aurait bien dû interdire un si honteux enrichissement. Je ne m'étonnais plus dans ces conditions que certains, forts de leur fortune amassée, prétendent à la révolte. Sans doute, ce désordre dans l'ordre du monde tel que Dieu l'avait créé était l'une des causes de Son mécontentement et des châtiments qu'Il nous envoyait pour frapper notre siècle corrompu. Notre hôte nous fit les honneurs de sa maison qu'il nous montra tout entière, nous faisant visiter chaque pièce depuis la très riche échoppe de soies et autres étoffes venues de lointains pays, jusqu'au fumoir assez vaste pour fumer en une fois de quoi nourrir une garnison. Chaque pièce valait la première : vaste, propre, lumineuse. L'intérieur était incroyablement douillet. Les bourgeois, constatai-je, étaient nettement mieux logés que les plus puissants châtelains. C'est que les seigneurs voyageaient tous beaucoup et ne pouvaient guère se permettre d'accumuler des meubles. Ils se contentaient souvent d'un assortiment de coffres bien pratiques à transporter. Puis, ils étaient si souvent à la guerre. Cela coûtait cher d'entretenir armes, soldats et chevaux. Et lorsqu'ils revenaient, ils avaient pris l'habitude de vivre rudement. Les bourgeois, eux, passaient leur vie à gagner de l'or et à entasser les biens. Rien de surprenant alors que les draps soient propres et frais, les meubles nombreux, les pièces ornées d'objets précieux richement travaillés, la vaisselle de cuivre et d'étain rutilante. Dans la chambre du maître, nous trouvâmes la table déjà dressée. Visiblement, elle avait été préparée à notre intention dès que nous avions mis les pieds dans la maison. Là encore, la richesse était au-delà de l'imagination. Outre l'abondance des mets, ce qui me frappa furent surtout les tranchoirs en étain, un par personne, comme les gobelets, rien de moins. Même à la table du comte, le jour de mon adoubement - le plus riche festin dont j'aie profité jusqu'alors -, je n'avais pas vu cela. Puis mon regard fut attiré par deux personnages qui attendaient, silencieux, près de la table. Une femme d'abord, au visage triste, les yeux humblement baissés, la chevelure strictement cachée sous une coiffe à la blancheur immaculée. L'épouse de notre hôte, certainement. Puis un jeune homme, à peine plus jeune que moi, maigre, pâle, les traits aussi peu avenants que ceux du bourgeois étaient aimables et pourtant fort ressemblants, sévèrement vêtu. Notre hôte nous considéra fièrement en nous désignant le jeune homme : - Mes enfants sont tous bien établis. Audoin que vous voyez là sera avocat et je me targue que ses maîtres feront de lui le meilleur avocat de Paris. Actuellement, il est bachelier. Déjà tout petit, il fallait l'entendre manier la rhétorique. Il aurait pu faire de la théologie et devenir quelqu'un d'important dans les ordres, mais il a préféré la licence ès droit. - À l'Université ? La Sorbonne ? Interrogea Loup qui s'intéressait à tout ce qui touchait à la culture. Ses questions me paraissaient parfois à la limite de l'impolitesse, mais si elles me gênaient un peu, elles me permettaient de satisfaire ma propre curiosité. En l'occurrence, non seulement l'étudiant m'intéressait moi aussi, mais en plus, il ne paraissait nullement se trouver mal à l'aise de nos questions, bien au contraire. Comme son père, il avait un petit air imbu qui disait combien il se sentait supérieur au commun et à tout autre homme, nous compris. Son ton fier qui mettait nettement au-dessus de tout la réussite financière et les études, trahissait à notre encontre un très léger mépris. Oh, c'était à peine perceptible. Jamais il ne se serait permis de le laisser voir et ignorait certainement que je l'avais percé à jour. Je savais pour quoi il me prenait. Un rustre venu de quelque contrée reculée, inculte et ne devant sa bonne fortune et un rang respectable et enviable qu'à sa naissance. Il n'avait pas tout à fait tort. Que savais-je de la scolastique moi qui peinais sur quelques lignes de lecture et écrivais laborieusement ? Souvent, je me contentais d'écrire approximativement en français, n'ayant jamais vraiment maîtrisé le latin au grand désespoir de mes maîtres qui tenaient cette langue pour la plus pure de toutes. Il était vrai également que si mon père n'avait pas été comte, jamais je n'aurais pu ceindre l'épée de chevalier. La présence à mes côtés de Loup et Sagremor, condamnés par leur trop humble naissance à demeurer écuyers bien qu'ils soient d'aussi preux combattants que moi, me le rappelait chaque jour. Le bachelier ne se trompait pas non plus lorsque, en réponse à nos questions, il affichait une petite moue ironique : si beau que soit notre pays, on n'y savait rien de la mode et des manières raffinées de la ville. Sur ce point, pourtant, je ne me sentais pas inférieur à notre interlocuteur, bien au contraire. Quel intérêt avaient la culture et le luxe si c'était pour vivre dans la dépravation et le péché ? Nous autres, nous soignions certes moins joliment nos corps, mais combien mieux nos âmes. Ce petit étudiant arrogant serait moins fier lorsque la bouche des Enfers s'ouvrirait pour les avaler, lui et ses semblables. Alors, sa grammaire latine et ses coûteux bijoux ne lui seraient plus de grande utilité. Tout cela m'avait traversé l'esprit en un éclair, si promptement que je fus surpris d'entendre la réponse d'Audoin quand je me croyais perdu dans mes rêveries. - Pas la Sorbonne, non. La Sorbonne est réputée surtout pour la théologie. Moi, je veux le meilleur. Pour le droit, ce n'est pas Paris, mais Orléans. Je loge dans un collège, car c'est bien du chemin pour revenir chez mon père. C'est une chance incroyable que vous me trouviez ici ce jour. Une chance pour qui ? songeai-je avec humeur. Ce prétentieux prenait-il comme un honneur pour nous que nous lui soyons présentés ? C'était un comble. Ce blanc-bec qui passerait sa vie, penché sur des registres de loi poussiéreux, le teint blême et les doigts tachés d'encre. Il savait son latin, la rhétorique, l'astronomie peut-être et toutes ces autres sciences qui éloignaient l'homme de Dieu. Un homme de loi de plus qui comme tous les hommes de loi, compliquerait la vie des honnêtes gens, semant le doute autour de lui. Le doute dans la justice de l'ordre des choses et l'absence de crainte envers Dieu Tout Puissant, voilà ce qui minait le royaume de France. Ce royaume qu'il nous faudrait ensuite défendre, nous qui n'avions que notre épée et notre honneur pour seuls biens. - Monsieur, dis-je aussi durement que je le pus, c'est une chance en effet si vous souhaitez vous joindre à nous pour chasser l'Anglais. Nous ne sommes jamais trop nombreux pour cela. Mais vous avez choisi, je crois, de servir l'intérêt des individus alors que nous, nous servons celui de tout le royaume. L'étudiant pâlit puis je vis la colère empourprer ses joues et faire briller son regard. Mes paroles l'avaient frappé comme l'insulte à peine déguisée qu'elles étaient effectivement. J'étais jeune, emporté et je me disais que ce maudit bourgeois serait trop lâche pour laver son honneur face à moi. Cependant, il ne montrait nulle peur lorsqu'il lança d'un ton menaçant : - Monsieur le Chevalier, si le droit n'était pas là, ce royaume serait dans l'anarchie la plus totale et les soldats tels que vous ne sauraient maintenir un semblant d'ordre dans la société. Voyez que nous sommes plus indispensables que quiconque. Il y avait dans son ton l'assurance que donne la richesse. - Monsieur le bachelier, répliquai-je avec un soupçon de ce que j'espérais être de la dérision, si les soldats, comme vous nous appelez, n'étaient pas là, vous ne seriez plus utiles au royaume de France, car il n'y aurait plus de royaume de France ? Toutes les lois que vous pourrez apprendre ne retiendront pas les Anglais. Sagremor, le plus mesuré de nous quatre, me tira légèrement le bras pour me souffler à l'oreille : - Assez Richard. Tu manques à toutes les politesses. Tu es en train de te fâcher avec le fils de notre hôte qui nous accueille si généreusement. Regarde, tu l'indisposes. Il n'ose intervenir. Je faillis dire à mon compagnon de ne pas se mêler de l'affaire. Il me précéda : - Peu importe qu'il ait tort ou raison. Cesse. Il ajouta malicieusement, plus bas pour s'assurer de n'être entendu que de moi : - Même son père sait qu'il se fourvoie. C'est encore un enfant. Et un imbécile, ce qui risque de ne pas guérir avec l'âge. Alors, laissons-le dire. Le lion se soucie-t-il du vermisseau ? Je me détendis un peu. Sagremor me connaissait bien et savait faire retomber mes colères. Il avait raison : je n'allais pas m'abaisser à discuter les mérites de nos ordres respectifs avec un vulgaire étudiant en droit ! L'hôte trouva qu'il était temps d'intervenir à son tour, d'autant qu'il me voyait calmé : - Chevaliers... Il nous englobait tous quatre sous ce titre, même mes deux amis qui n'y avaient pas droit. J'ignorais si c'était de sa part ignorance, flatterie ou moquerie. - Chevaliers, ne nous fâchons pas entre gens de bonne compagnie. Mon fils, tu ne nous fais pas honneur. Les Arts se valent et doivent tous être mis au service du Roy de France, que ce soient les armes ou les lettres, chacun dans la mesure de ses moyens. Je vous parlais de ma famille. Vous connaissez maintenant Audoin. Il s'emporte un peu. Il a l'excuse de l'âge. Mais vous avez pu constater qu'il est déjà homme de savoir et de qualité. Mes autres enfants ne déméritent pas. Mon aîné prendra la suite de mes affaires. Il me seconde déjà efficacement. Mes trois filles sont fort bien mariées. L'aînée à un chirurgien prisé des grands seigneurs, ma cadette à un boulanger... - Un boulanger ? Interrompit Lancelot. Vous appelez cela bien mariée ? Lancelot parlait souvent un peu rapidement, sans réfléchir à l'effet de ses paroles. L'autre se renfrogna, vexé de cette réaction. - Pourquoi pas ? grommela-t-il. C'est le boulanger le plus connu de Paris. Il fournit la table du Roy. Que serions-nous si l'on n'avait plus de boulanger ? Ils sont bien aussi importants que les chevaliers et les hommes de loi. Celui-ci ne fait que du pain blanc, le plus blanc de toute la ville. Et, ma foi, il porte des fourrures et chasse le cerf de compagnie avec les plus grands seigneurs. Il est plus riche et estimé que vous, messieurs. Nous fîmes mine de ne pas relever. Nous ne voulions pas nous fâcher avec le père après avoir argumenté contre le fils. Or s'il y avait une chose sacrée chez ce bourgeois, c'était le bon état et la bonne gestion de ses biens. - Bon, apaisa Lancelot de mauvaise grâce, car, fils de comte, il n'aima jamais s'entendre rappeler sa mauvaise fortune. Ce n'est pas mariage honteux et votre fille sera presque une dame. Qu'en est-il de la dernière ? Il avait demandé par politesse plus que par intérêt, mais notre hôte n'attendait que cela pour dire sa plus grande fierté. - La dernière. Ah ! Vraiment, c'est ma grande réussite. Elle n'a que onze ans et si pleine de qualités qu'elle est établie chez l’un des plus riches notables de la ville, peut-être même le plus riche. On parle de lui comme futur prévôt de Paris. Sagremor qui avait adoré sa sœur avant de la voir tuée par un mari très riche, très bon parti, mais qui la battait prenait en pitié toutes ces très jeunes femmes épousées pour sceller des alliances entre deux familles. Des jeunes femmes qui, aimées de personne en leur foyer, vivaient une existence des plus malheureuses. Il ne put se garder d'intervenir : - Un notable sans doute bien installé depuis des années et qu'une jolie dot a motivé. - Bien sûr ! Il l'épouse en troisièmes noces. N'est-ce pas parfait ? Ils n'auront pas à se plaindre l'un de l'autre. À l'abri de toute difficulté financière, il saura guider et diriger comme il le faut cette enfant. Elle est très jeune, donc facile à modeler comme il le voudra, et également belle et soumise à son seigneur et maître. Je les ai bien élevées, mes filles. Elles vont à l'église chaque jour, les yeux baissés comme il se doit, la démarche humble, habillées sans ostentation, les cheveux bien couverts. Elles obéissaient sans questionner à leur père et maintenant à leur époux. Elles sont tôt levées, avant les servantes et savent diriger une maisonnée. Pour ne rien gâcher, elles sont toutes trois blondes et blanches, le front haut, la taille ronde. L'aînée s'est déjà montrée bien féconde. Qui n'en voudrait pas ? Quel homme ne serait pas satisfait d'épouser telle femme ? Moi, je n'en voudrais pas, pensai-je malgré moi. Je ne sais pourquoi, les pucelles parfaites des rondeaux et des chansons de geste ne m'avaient jamais fait rêver. Ni la royale Guenièvre, ni la blonde Iseut n'avaient pour moi de très agréables charmes. Elles me semblaient si pâles, presque effacées comme les figures d'une tapisserie trop exposée à la lumière. Insipide, était le mot qui me venait à l'esprit pour les décrire. Je sais, c'était selon les ménestrels, les poètes et même les clercs, les seules femmes convenant au mariage. Chastes, effacées et obéissantes, voilà tout ce qu'il fallait attendre d'elles. Pourtant, était-ce mon caractère trop aventureux, je ne voulais pas d'une épouse qui se contente d'acquiescer en silence à chacune de mes paroles. Peu m'importait qu'elle m'apporte bon repas, tienne bien mon intérieur et soit soumise à toutes mes exigences. Je préférais une compagne avec laquelle partager chasses, festins et voyages. Une femme avec un port de reine païenne qui oserait lever sur les hommes la flamme de son regard. Une bohémienne peut-être ou une fille de maure à la chevelure sombre et libre et au regard de braise. C'était folie que cette idée-là, surtout quand mon espoir résidait tout dans une épouse de bonne lignée qui m'amènerait honneurs et fief. En fait, je ne devais connaître ni vierge parfaite ni Maure sauvage, mais une bonne chrétienne, bien élevée et cultivée cependant, courageuse, attentionnée et parfois indocile que je trouverais la plus belle du monde. L'amour ne prévient pas. C'est une maladie qui nous frappe en lâche, contre toute raison, subitement et sans remède. Ma mie m'apprendrait sur l'amour des mystères dont aucun lai, aucun poème ne parlait. Mais je m'égare, je vais trop vite. Les souvenirs me submergent et brouillent mes pensées. L'émotion du cœur l'emporte sur la raison. Il n'est pas temps encore d'évoquer ma dame. Cela viendra plus tard dans mon récit. J'ai prévu de conter les événements dans l'ordre où ils eurent lieu, je me tiendrai à cette contrainte. Il me faut reprendre le fil de mon histoire.
Nous mangeâmes, ce jour-là, des mets que je ne soupçonnais même pas. À Cassière, nous nous contentions souvent de plats fort communs, de bœuf à la cameline, de porée ou de fromentée que ne nous auraient pas envié nos serfs. Le comte envoyait parfois à ma mère une pièce de cerf ou de quelque autre gibier qu'il avait tué lui-même. Cela nous changeait de notre ordinaire, mais était assez rare pour que ce soit, à chaque fois, une vraie fête. À la table du comte, j'avais vu des volailles par douzaines, faisans, perdrix, les plus beaux cygnes et paons qu'il soit, tous plats aussi impressionnants que plaisants à l'œil, mais somme toute assez peu au palais. Chez Pierre Blanquart - c'était le nom de notre hôte - les repas étaient tout autre. Il n'y avait pas aussi grande abondance de mets que chez le comte, mais ils étaient autrement apprêtés. Fort heureusement, ce n'était pas jour maigre quoique, je pense, notre hôte aurait su nous servir du pâté norrois ou autres plats de poissons les meilleurs du monde. Je cite pêle-mêle, sans souci des différents services, les mets qui me reviennent en tête de ce qui m'a le plus surpris ce jour-là. Je me souviens d'étourneaux, de tétine de vache à la moutarde, de hérissons à la caillette de mouton - je n'ose imaginer quel temps il fallut pour préparer tel plat - d'écureuils à la sauce de halbran, de beignets aux œufs de brochet puis ce qui m'étonna le plus, des escargots frits dans l'huile. Enfin, il y eut également des crêpes, des oublies, des darioles et autres pâtisseries. Des breuvages à la noisette, du vin, de la bière, de l'hypocras accompagnaient le tout. Tout cela coûtait très cher. Si le bourgeois voulait nous impressionner par sa richesse, il y parvint assez bien. Lancelot me parut même un peu jaloux de cette orgueilleuse démonstration. Enfin, songeais-je, il n'y avait pas de quoi envier l'homme. Tout son or n'achèterait pas le salut de son âme. Combien valait mieux notre noble devoir de chevalier ? Lorsque je sentais l'envie prête à saisir mon cœur, je revivais en souvenir la belle cérémonie de mon adoubement et je caressais de ma main la lame de mon épée, bénie par l'Église pour défendre le Christ. J'avais mille fois plus de raisons d'être fier que notre bourgeois. Tant pis si le prix à payer était de périr avant d'avoir trente ans dans la boue d'un siège, sous les murailles d'une ville occupée par les Anglais. Jamais je ne pourrais me satisfaire de la vie amollissante et pécheresse des marchands. Nous restâmes onze jours entiers chez Blanquart, traités comme des princes. Le fils avec lequel nous n'avions jamais pu nous entendre était heureusement parti rejoindre son collège d'Orléans dès le lendemain du jour où nous étions arrivés. Notre hôte se montrait un peu plus respectueux, ayant compris que trop de familiarité nous était désagréable. Je ne sais s'il prit cela pour un excès de froideur et de fierté provinciales, mais, en réalité, je me moquais de ce qu'il pouvait penser de nous. Grâce à lui, nous pouvions découvrir plus aisément la capitale, nous pouvions apercevoir la forteresse du Louvre ou nous promener sur la rive gauche, dans le domaine coloré et insolent des étudiants. On y entendait tous les accents, toutes les langues. Si, malgré ma jeunesse, je n'enviais nullement cette vie de débordements débauchés, j'appréciais d'en avoir eu un aperçu. Désormais, je ne regrettais plus les devoirs et les interdits les plus astreignants de ma naissance. J'étais peut-être bâtard, mais né dans une très honorable famille. La faute de mes parents, en comparaison de ces jouvenceaux occupés seulement de filles et de boisson, me paraissait bien légère.
Les onze jours, s'ils ne furent pas inintéressants, me semblèrent bien longs. La moitié m'eût suffi. Cependant, je ne voulais pas priver mes compagnons qui s'amusaient plus que moi, même si je m'inquiétais pour leur Salut. Il faudrait que, dès Paris quitté, je les remette dans la voie de Dieu. Je ne cherchais pas quant à moi une vie plus facile ou plus oisive. Au contraire, ainsi que le Seigneur Tout Puissant l'avait voulu dans Sa grande sagesse, je n’aspirais qu'à une vie rude et simple. Ce qui n'excluait pas les exploits guerriers pourvu qu'ils soient accomplis en bon chrétien. - Où irez-vous ensuite ? Demanda notre hôte le jour de notre départ. Il nous croyait intéressés par la ville et ses immenses constructions, car il avait appris ma passion pour Notre-Dame sans comprendre que c'était l'œuvre divine que j'admirais dans celle des hommes. Il nous indiqua Reims et sa cathédrale des Roys, vers l'Est et nous cita encore d'autres lieux similaires où je craignis immédiatement de trouver la même impiété qu'à Paris. Il était hors de question de tenter à nouveau mes compagnons par le spectacle de la débauche. Aussi affirmai-je sans même les consulter : - Nous passerons par la Bourgogne, car c'est un grand duché qu'il faut connaître puis nous irons en Pays d'Oc. - En Pays d'Oc ! L'idée sembla incongrue au bourgeois. - C'est une terre d'hérétiques. Il n'y a pas longtemps que les bûchers fumaient encore. Il n'y a là-bas que mauvais chrétiens, des sauvages qui bredouillent à peine notre langue. La remarque avait de quoi amuser : parler de mauvais chrétiens ! Cet homme qui respectait si peu les enseignements de Notre Seigneur. Mes amis ne dirent rien et nous prîmes congé de notre hôte. Ces quelques jours de repos avaient été profitables à nos montures que nous sentions fringantes maintenant qu'elles étaient reposées et gorgées d'avoine.
À peine quittions-nous la maison que Lancelot m'arrêta : - Qu'est-ce que cette idée ? Le Pays d'Oc… Qu'irions-nous bien y faire ? Blanquart a raison. C'est un pays de manants, de brigands et d'Anglais. Nous ne trouverons qu'à nous y faire tuer sans gloire. - C'est vrai, insista Sagremor. Qu'y a-t-il à y voir ? Les ruines des forteresses hérétiques et quelques châteaux comme on les bâtissait il y a plus de cent ans. Les gens y sont miséreux à ce que l'on dit. Et il est exact qu'il s'y trouve beaucoup d'Anglais. Évidemment, nous pourrions pousser jusqu'à de grandes cités comme Avignon ou Carcassonne, mais... - Pourtant, c'est le pays des troubadours. Il ne doit pas être si arriéré que cela. Loup avait risqué la remarque à voix basse, mais les deux autres l'ignorèrent. Ils n'attendaient que ma propre décision, moi qui avais la responsabilité de guider notre petit groupe. - Non, pas si loin, dis-je en répondant à Sagremor. Je pensais plutôt au comté d'Auvergne. Sagremor sourit ironiquement comme si j'étais devenu fou : - Tu n'as pas trouvé lieu plus reculé ? Je sais que tu n'aimes pas la ville, mais à ce point... J'ignorai son sarcasme et défendis ma position. Nous avions pris la route avec l'intention d'apprendre, comme les Compagnons apprennent leur Art en allant par tout le royaume. Nous avions vu la plus grande ville de France, ne fallait-il pas aussi en voir les endroits les plus reculés ? Ces petits villages de montagne étaient, disait-on, ce qu'il existait de plus humble. Les seigneurs y vivaient comme des paysans, pauvres au point de ne pas avoir de serfs. La famille du châtelain se mêlait si étroitement à celles des villageois par son habillement et ses manières qu'il était impossible de l'en distinguer. Du moins était-ce ce que l'on racontait. Je voulais m'en assurer de mes propres yeux. Quant à la langue, Blanquart avait raison. Dans le comté d'Auvergne, le peuple, peut-être la noblesse aussi à part le duc de Berry qui devait rarement y mettre les pieds, parlait la langue d'Oc ou plutôt l’une de ses variantes régionales. Le français avait beau s'être développé au cours des dernières décennies, il était peu probable qu'il soit maîtrisé dans les villages de montagne isolés de tout. Cela ne m'inquiétait pas. Je me sentais capable de parler cette langue. Elle n'était pas si éloignée de la nôtre et je la comprenais bien. Je la parlais même un peu. C'est qu'enfant, lorsque j'étais page, mon maître qui adorait l'amour courtois, faisait souvent venir non seulement des trouvères de chez nous, mais surtout des troubadours du Pays d'Oc, car il les jugeait meilleurs conteurs. À leur contact, j'avais beaucoup appris. À mes oreilles, cette langue que j'associais aux histoires que j'aimais tant résonnait comme une musique. Je fis valoir à mes compagnons que nous comptions, comme aboutissement de notre voyage, nous associer à ce que j'appelais avec optimisme la reconquête contre les Anglais. L'Auvergne était toute proche du Languedoc. De là, il nous serait facile de trouver des troupes françaises aux côtés desquelles nous pourrions combattre. Mon rêve restait de rejoindre du Guesclin où qu'il se trouve et quel que soit l'ennemi du moment.
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| | | Invité Invité
| Sujet: Re: Belzébuth (titre non définitif) Mer 14 Avr 2010 - 8:55 | |
| coucou,
d'abord, merci à nouveau pour vos commentaires et corrections. Ca me donne envie de continuer ^^ (en un sens, ce n'est pas difficile, tout est déjà écrit)
Même si je n'ai pas l'air de corriger, ne croyez pas que je néglige vos apports. Je reviendrai à tout ça tête reposée quand j'aurai le temps de m'y plonger vraiment. En attendant: une petite suite:
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Le soir même, au soleil couchant, après une harassante journée de marche, nous commencions déjà à douter. Si l'étranger avait dit vrai ? Si nous avions emprunté le chemin des Enfers ? Avant sexte, nous étions déjà égarés. Ensuite, nous avions poursuivi notre route en nous aidant de la course du soleil mais nous nous trouvions désormais en pleine montagne sans même la présence rassurante d'un troupeau de moutons. Jamais nous ne pourrions cheminer ainsi pendant trois jours entiers et trouver Sollagnac au beau milieu de cette vaste nature. La montagne était immense. Lorsque nous en avions pris conscience, nous avions voulu faire demi-tour. Hélas, nous avions tourné en rond sans pouvoir retrouver la trace de notre dernière halte. Au bout de quelques heures, nous nous étions décidés à reprendre la route du Sud. Mais la mésaventure nous laissait inquiets. Tout cela ressemblait trop à un rêve. Nous n'étions pas loin d'avoir l'impression d'être maudits. Nous étions tombés dans un piège tendu par le Malin. Qui sait si ce n'était pas lui, dans l'auberge, qui avait tenté notre orgueil sous les traits d'un inoffensif voyageur. Depuis, je me suis souvent posé cette question. Quel était cet inconnu ? Une créature de Satan ou un envoyé de Dieu me conduisant vers mon destin ? Est-il possible que le hasard seul... ? Je ne sais et je partirai sans savoir. A moins que la réponse ne m'attende dans l'autre monde. Je ne tarderai pas à être fixé. Mais je m'égare à nouveau. Excusez une faiblesse que seul l'âge explique. Donc, nous fîmes halte pour la nuit et ma jeune épouse, malgré le courage et l'endurance dont elle faisait preuve, se serra contre moi. J'avoue que nous n'étions pas fiers, dans cette nuit sans lune. Il nous semblait entendre hurler les loups mais peut-être n'était-ce qu'un effet de notre imagination. Malgré nos craintes, la nuit se passa sans incident même si nous dormîmes fort mal. Le lendemain, seul le soleil heureusement bien présent nous guidait encore. Nous avions définitivement perdu tout repère. Le sentier que nous suivions avait progressivement disparu, englouti par les herbes folles. Nous l'avions vu mourir sous les ronciers en espérant sa renaissance mais il avait bel et bien cédé toute sa place à la sauvagerie de la nature. Nue, celle-ci se montrait sans complaisance, éclatant de ces teintes violentes, sombres et inhospitalières de la montagne. Les herbes n'étaient qu'orties, mûriers, aubépines, s'arrachant à la terre noirâtre qui mangeait l'horizon. Terre affamée, engloutissant sous son sombre aura les pétales téméraires de fleurs indomptées. Le soleil blanc nous jetait à la face sa lumière crue, glaciale et brûlante, aveuglante dans le ciel ardent d'un ciel sans nuage. Un vent chaud et piquant, charriant murmures, odeurs et histoires étranges, soufflait à nos oreilles. Il hululait comme s'il se jouait de nous, nous fatiguant sans nous rafraîchir. C'était à la fois splendide et terrifiant. Cette nature que l'homme paraissait n'avoir jamais approchée, était-elle celle du jardin d'Eden ou le mystérieux chemin menant à la demeure de Satan ? L'air me contait d'étonnantes légendes, sentait le fer d'épées qui s’entrechoquent, résonnait de hennissements inquiets, bruissait des fureurs de combats épiques. Ce paysage troublant, incompréhensible, nous accompagna durant trois jours entiers encore. Nous désespérions de trouver trace de Sollagnac. La marche, au milieu des rochers, nous épuisait. Nos pieds butaient sans cesse sur une racine, un caillou qui roulait en contrebas lorsque nous suivions une crête. Mes compagnons soufflaient, Lancelot jurait, furieux de devoir aller à pied pour épargner les chevaux fourbus. A nos côtés, les étalons avaient perdu leur nervosité coutumière. Ils hésitaient, renâclaient, mal à l'aise sur ces pentes pierreuses et glissantes. Nos provisions se tarissaient et nous étions bien heureux lorsque nous rencontrions un torrent limpide et frais. Si enfin les rochers laissaient place à la végétation, nous devions nous frayer un passage dans les broussailles et les épineux.
Puis, brusquement, de façon inattendue, nous retrouvâmes le sentier. Soulagés, nous le suivîmes sans trop nous poser de questions. Peu importait s'il ne conduisait pas à Sollagnac, au moins avions-nous enfin devant nous une trace humaine. C'était un tout petit sentier herbeux et tortueux, semé de grosses pierres et je me demandai si des charrettes pouvaient vraiment l'emprunter. Si c'était bien la route de Sollagnac, le village était vraiment coupé de tout, à moins qu'il ne disposât d'un autre accès.
CHAPITRE 9
- Je veux un bonbon ! Théo mêlait habilement exigence et pleurnicherie. Il connaissait ses parents. Ils avaient des principes. Et ceux « pas trop de sucreries » et « ce sont les parents qui décident, pas les enfants » en faisaient partie. Théo trouvait d'ailleurs qu'il les entendait un peu trop à son goût. Il n'était pas du genre à abandonner trop vite la partie ni à se résigner. Alors, il savait sur quel mode attaquer : l'agacement. Quelles que soient leurs bonnes résolutions d'éducation, Julie et Frédéric étaient des êtres humains. Comme tout être humain, ils étaient faillibles, surtout face à leurs enfants. Quand ils en auraient assez d'entendre les inlassables demandes et les exaspérants geignements de leur petit garçon, ils céderaient. Peut-être se fâcheraient-ils avant mais Théo savait qu'ils n'arrivaient jamais à être bien sévères. La méthode de Théo fonctionnait presque à chaque fois même s'il lui fallait user de patience, ne pas se lasser avant que les adultes ne craquent. - Un bonbon, maman, un bonbon, insista-t-il n'ayant pas reçu de réponse à sa première supplique. - Ca suffit Théo, répliqua son père. - Nous allons bientôt manger, expliqua Julie qui justifiait tout interdit. Tu sais bien qu'il est mauvais de prendre du sucre avant le repas. - Quand est-ce qu'on mange ? Intervint Léa toujours boudeuse. Il est presque deux heures. C'est normal d'avoir faim. Il était rare qu'elle prenne la défense de son petit frère mais pour une fois, elle le soutenait pleinement. Elle avait l'estomac dans les talons et son ventre gargouillait avec une sonore régularité. - Oh oui, j'ai faim, j'ai très faim. Je meurs de faim, interrompit Théo en saisissant l'occasion. Sa sœur venait à son secours, il n'allait pas laisser passer ça. Pour un bon pique-nique plein de mayonnaise, de ketchup, de chips et de pâtisseries, il était prêt à oublier le bonbon. D'autant qu'il avait vu sa mère se charger de délicieuses provisions dans l'épicerie du petit village où ils avaient fait halte en passant. Il adorait ça, cette nourriture déséquilibrée, grasse et sucrée à souhait que ses parents lui refusaient toute l'année, la nappe posée sur l'herbe, les guêpes qui tournaient autour d'eux en effrayant Léa. Il s'amusait à chercher pour s'asseoir une place encore humide où, au grand désespoir de sa mère, il tachait invariablement son fond de pantalon. Il observait les fourmilières ou les insectes, le nez dans l'herbe. - Nous nous arrêterons lorsque nous aurons trouvé ce fameux point de vue dont parle le guide. Que leur père pouvait parfois être obtus, jugea Léa avec une mauvaise humeur adolescente. Elle riposta aussitôt : - On ne le trouvera pas. Tu es complètement perdu. C'était dit abruptement, Léa manquant naturellement des bases même de la diplomatie. C'était de son âge, sans doute, se disaient ses parents en soupirant. Ils apprenaient à faire avec, tout en s'assurant que toute politesse n'avait pas disparue et qu'en dehors du cercle familial, Léa restait gentille et agréable. De fait, elle n'avait pas tout à fait tort. C'était même complètement vrai. Les Mariey n’avaient pas de GPS. Le vieux monospace n'en possédait pas d'origine et Julie, dans ses emportements artistiques avait parfois un petit côté réfractaire aux nouvelles technologies et au capitalisme endiablé. Or, comme la petite famille n'avait pas prévu cet impromptu détour culturel, la carte détaillée de la région ne faisait pas partie des bagages. Depuis deux jours, armés seulement de la carte des grands axes routiers de France et à l'aide des panneaux d'indication, ils s'en étaient plutôt bien tirés. Frédéric avait en tête des souvenirs de ses lectures et savait quels monuments il voulait voir. Ils étaient tous assez connus pour les trouver aisément. Ils avaient ainsi pris le parti de traverser l'Auvergne en s'arrêtant en chemin sur les sites supposés les plus intéressants. Ils ne voulaient tout de même pas trop se détourner de cet axe Nord-Sud. D'ailleurs, il y avait beaucoup trop de vieux souvenirs dans ces montagnes pour les voir tous en quelques jours. Ils avaient juste traversé Riom et Saint Alyre. Ils ne pouvaient faire halte partout et, même derrière les vitres de la voiture, le spectacle dépaysant en valait la peine. Ce que Frédéric regrettait le plus, c'était de ne pouvoir faire un détour jusqu'au site médiéval troglodyte de Jonas. Il avait entendu parler de ces étranges habitations blotties au pied de la haute falaise de tuf basaltique. Il aurait aimé voir cette originalité de ses propres yeux. Mais leur temps était limité. Leur location les attendait même s'ils pouvaient traîner un peu. Ni l'appartement ni la plage ne s'envoleraient si les Mariey arrivaient en retard. A Saint Amant, c'est tout un village comme sorti directement du passé qu'ils avaient pu admirer. Du petit pont à quatre arches surplombant la Monne, ils avaient observé le mur d'enceinte sans crénelage où s'adossaient les maisons et sa tour d'angle ronde, toute simple. Puis, ils s'étaient approchés et avaient distingué la porte - l'une des six portes de la cité médiévale - percée sans fioritures dans le mur. Ils avaient vu la tour quadrangulaire crénelée flanquée d'une tourelle d'escalier, le château de Murol dont la restauration XIXe ne cachait pas l'origine moyenâgeuse, l'église romane - forteresse crénelée à plusieurs niveaux - et les maisons à encorbellement, parfois dotées de portes gothiques miraculeusement conservées. Cependant, c'est à Tournoël, première étape de leur périple, que les enfants avaient le plus appris. Ils avaient malheureusement manqué de peu une soirée de reconstitution historique mais avaient eu un guide fabuleux, parfait pour faire entrevoir aux jeunes esprits une partie des mystères de la vie d'antan. A un kilomètre à peine du village de Volvic, Tournoël était parfait pour s'initier à la culture castrale médiévale de montagne. Perché depuis le XIe siècle à six cent trois mètres d'altitude d'où il dominait la plaine de Limagne, le château de Tournoël occupait une position stratégique. Théo et Léa s'étaient étonnés devant les grands panneaux explicatifs qui, placés régulièrement le long du parcours touristique, racontaient l'histoire du château. Les explications comprenaient nombre de citations, des appréciations des qualités de la forteresse par ses contemporains. Or, Léa venait de lire que Tournoël veillait sur les « chemins du Limozin, du Périgord et du Poytou ». - Le Périgord, je sais où c'est, mais qu'est-ce que c'est que le Limozin et le Poytou ? Avait-elle demandé au guide. Théo avait renchérit à haute voix : - C'est plein de fautes d'orthographe ! Les adultes avaient ri, vexant le petit garçon. Le guide avait démenti avec le plus grand sérieux : - L'orthographe comme la prononciation ont bien changé depuis le Moyen âge. Ce qui s'écrivait Limozin et Poytou sont tout simplement le Limousin et le Poitou. Ensuite, après avoir décrit les étapes de la construction et des modifications subies par l'édifice, le guide en vint aux explications plus guerrières notamment concernant les défenses particulièrement efficaces de Tournoël. Défenses qui lui avaient valu dans les Chroniques de Saint-Denis la réputation de « castrum inexpugnabile », surnom mérité lorsqu'on savait qu'il n'avait jamais été pris de vive force avant l'artillerie du XVe siècle. Ce qui faisait sa force, ce n'était pas tant les deux donjons, l'un du XIIe, l'autre du XIVe, aux extrémités opposées, c'était sa situation exceptionnelle. Bâti sur une arrête granitique, il avait, pour le protéger au nord, les cent mètres du ravin de Barret et de très larges fossés sur les trois autres côtés. Puis, avec un humour donnant un aspect vivant à ses explications, le guide avait tordu le cou à un certain nombre d'idées fausses courant sur le sujet. Les assiégés, avait-il expliqué, ne s'amusaient pas à jeter de l'huile bouillante sur les attaquants. Ils avaient mieux à faire que de prendre le temps et l'énergie de la faire chauffer. Et puis, où l'auraient-ils trouvée, toute cette huile ? Elle était beaucoup trop chère pour que l'on se permette ce genre de munitions. Si les défenseurs voulaient utiliser un liquide brûlant, l'eau était tout aussi efficace et plus facile à trouver. Plus fréquemment, on lançait de simples pierres et gravats sur l'ennemi lorsqu'il était sous les murs ou, mieux encore, on l'aspergeait de flèches. Les châteaux étaient bâtis pour laisser le moins d'angles morts possible aux archers. Une autre idée reçue, venue tout droit des légendes et du romantisme était les fameuses douves emplies d'eau. En fait, avait dit le guide aux enfants surpris, ce n'était la plupart du temps que de gros fossés mangés de ronces et de broussailles. Les épines, les parois abruptes étaient des obstacles suffisants pour freiner l'assaillant et l'exposer aux tirs. - Mais alors, avait questionné Théo avec de grands yeux étonnés, où se cachent les crocodiles ? Les touristes avaient ri à nouveau, charmés de l'interruption naïve et surprenante de l'enfant et le guide avait regardé avec amusement ce petit garçon qui voyait des crocodiles dans les douves. Où diable avait-il été chercher une idée si saugrenue ? - Des crocodiles ? - Bien sûr. Théo, avec un sérieux extrême, avait paru agacé des sourires amusés. Il avait donc exposé avec son implacable logique d'enfant : - Dans les histoires de chevalier, il y a toujours des dragons pour garder le château. Ca n'existe pas les dragons. Les gens du Moyen âge, ils ne savaient pas que ça n'existait pas. Ils croyaient qu'il y en avait vraiment, comme les licornes. Mais les licornes, en vrai, c'était des chevaux, alors les dragons, sûrement, c'est parce que les gens ont vu des crocodiles. Il hésita un instant avant d'ajouter, pensif : - Ou bien c'était des tyrannosaures... Après, ils ont rajouté des ailes sur les dessins pour faire plus peur. A nouveau, il s'interrompit, semblant peser le pour et le contre sur l'idée qui venait de lui traverser l'esprit : - Ou peut-être qu'au Moyen âge les crocodiles avaient des ailes. Le guide s'était gardé de rire pour ne pas vexer le petit garçon. - Tu sais, les tyrannosaures ont disparus depuis longtemps et il n'y a pas de crocodiles en France. C'était déjà comme ça au Moyen âge. Je pense que les chevaliers voulaient juste de jolies légendes pour paraître encore plus forts et courageux. - Ah, avait fait Théo. Il n'avait pas argumenté mais ses parents le connaissaient assez pour deviner qu'il croyait dur comme fer à ce qu'il avait dit et que ce n'était pas un guide qui allait le faire changer d'avis.
Enfin, en deux jours, ils avaient appris et s'étaient amusés plus que pendant toutes leurs vacances précédentes. Les enfants étaient vraiment passionnés et retenaient tout avec une facilité déconcertante que Julie aurait aimé leur voir lorsqu'ils apprenaient leurs leçons. Mais voilà, tout se déroulait trop parfaitement pour durer. Il y avait ce point de vue dont parlait vaguement une brochure prise à l'office du tourisme de Saint Amant. Malgré les explications plus qu'imprécises, Frédéric avait voulu le trouver avant de traverser le parc naturel des volcans et descendre vers Aurillac. Il est vrai que la description était tentante. Depuis un promontoire rocheux, on apercevait un alignement de petites vallées et les crêtes des volcans. Pas de village, aucun signe de la main de l'homme, à part quelques têtes de bétail paissant librement. Ce que promettait ainsi la brochure, c'était déjà, à peu de chose près ce que voyaient les Mariey du creux de la vallée où ils roulaient. Une nature belle, intacte, sans béton pour la défigurer. Seules les formes fantomatiques de quelque ruine éloignée, émergeant du flanc d'un mont, noyées dans ce paysage rude, donnaient un reflet humain à cette nature pure. Le décor était presque trop grandiose et trop austère à la fois pour n'être pas impressionnant. C'était beau mais si l'on y pensait, cela mettait vaguement mal à l'aise. Comme un arrière-goût de danger qui planait, tel un oiseau de proie, sur les vieux volcans. Un écho de la misère d'antan, de morts et d'autres cruels mystères. Pourtant, les pierres grises se cachaient sous une riante verdure, les ruisseaux coulaient paisiblement en répétant leur inlassable petite chanson et les milans silencieux ne guettaient que les souris et les lapereaux. Peut-être, pensa Julie en sentant monter l'angoisse, était-ce seulement dû au fait de s'être égaré. C'était stressant, cette route qui n'en finissait plus, perdue au beau milieu de la campagne. Avec un zeste d'orgueil, Frédéric avait aggravé la situation. Il avait refusé de faire demi-tour, arguant qu'il finirait par trouver. Il s'était enfoncé en pleine nature et depuis plus d'une heure, de croisements de chemins en pattes d'oie sans indication, ils avaient perdu tout repère. La route avait cessé d'en être une pour se muer en chemin de moins en moins carrossable. Heureusement, de temps à autre, une vache au regard amical ou un petit calvaire dressé à une intersection rappelait que le pied de l'homme se posait régulièrement en ces lieux. Sans doute y avait-il des petits villages tout proches, cachés par un petit bois ou derrière le flanc d'un mont. Julie lança un coup d’œil discret sur la jauge d'essence. Il ne manquerait plus que de tomber en panne dans ce trou perdu ! L'énervement gagnait tout le monde, pensa-t-elle. Il valait mieux faire une halte, prendre le temps de pique-niquer, se détendre en pensant à autre chose et reprendre la route à tête reposée. S'ils réfléchissaient un peu au lieu de s'inquiéter d'être perdus, ils retrouveraient certainement leur chemin ou au moins, arriveraient à un village ou une route plus fréquentée. Tout de même, ils étaient en France, au XXIe siècle, dans une région plutôt touristique, pas dans la jungle amazonienne ! En dédramatisant, Julie trouva le coin charmant : des prairies verdoyantes, l'astre du jour faisant briller le flanc des volcans comme une mer d'émeraude. Le soleil, haut dans le ciel sans nuage, pur comme seul peut l'être un ciel de montagne, illuminait crûment la scène, donnant un aspect tranchant à la roche. Mais lorsqu'il déclinerait, ses rayons obliques orneraient le décor d'ombres douces et accueillantes. Les vieux volcans n'étaient pas de froides sentinelles mais d'amicaux gardiens. Ils berçaient la vallée charmante où l'air, traversé seulement du chant des oiseaux, était pur. Dans le creux de cette vallée, un terrain en friche, une forêt en fait, pleine de broussailles, devait accueillir nombre de bêtes sauvages. Elle offrait une tache d'ombre fraîche, verte et brune, sous le chaud soleil d'été. Un endroit parfait pour faire une pause. |
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| Sujet: Re: Belzébuth (titre non définitif) Mer 14 Avr 2010 - 17:34 | |
| Deux groupes perdus dans la même région à 1000 ans d'intervalle... miam j'aime le rapprochement passé présent, c'est très bien dosé. Pas mal de remarques, mais le récit reste passionnant : - Citation :
- Avant sexte, nous étions déjà égarés. Ensuite, nous avions poursuivi notre route en nous aidant de la course du soleil
Là l'enchainement ne me parait pas parfait, je pense que tu pourrais nous expliquer entre les deux phrases comment ils s'aperçoivent qu'ils ont pris le mauvais chemin. - Citation :
- Je ne sais et je partirai sans savoir. A moins que la réponse ne m'attende dans l'autre monde.
Là je vois un problème de logique, même si la réponse l'attends dans l'autre monde, il partiras sans savoir. - Citation :
- malgré le courage et l'endurance dont elle faisait preuve, se serra contre moi
Je vois exactement ce que tu veux dire, mais... je ne vois pas d'opposition entre être courageux et endurant, et vouloir prendre un peu de réconfort et de chaleur auprès de l'homme qu'on aime. - Citation :
- Si c'était bien la route de Sollagnac, le village était vraiment coupé de tout, à moins qu'il ne disposât d'un autre accès.
là c'est juste une suggestion, mais pour plus d'efficacité, je couperais la partie après la dernière virgule. Le voyage en voiture est très très vécu, et réel, effectivement ça se passe souvent comme ça quand quelqu'un s'entête à chercher un coin introuvable Ensuite tu donne très envie d'aller visiter l'auvergne... bravo - Citation :
- Il aurait aimé voir cette originalité de ses propres yeux.
originalité ? :/ Le mot ne me parait pas parfaitement approprié Tout le reste nickel, super génial, la suite maintenant |
| | | Invité Invité
| Sujet: Re: Belzébuth (titre non définitif) Jeu 15 Avr 2010 - 8:31 | |
| Encore un beau chapitre avec beaucoup de description (comme j'aime). Et c'est très joli l'Auvergne, Pour ma part je connais mieux le sud de la haute-loire, c'est le pays de ma maman ! Correction chapitre 6 - Spoiler:
- Citation :
- Quelle vie mouvementée et pleine d'intérêt cela doit être ?
Là dans la question tu fais un raccourci que l'on prend par habitude à notre époque. La formulation exacte est : " Quelle vie mouvementée et pleine d'intérêt cela doit-il être ? " - Citation :
- Or nous ne voulons faire de mal à personne,
Là tu as inversé la négation : " Or nous voulons ne faire de mal à personne, " CHAPITRE 6 Au fur et à mesure que nos pas nous rapprochaient de l'Auvergne, notre progression ralentissait. Non que nous en soyons gênés, nous n'étions pas pressés. Notre but n'était pas sans danger et si nous n'avions nulle crainte de la mort, ce n'était pas une raison pour nous y jeter tout droit. Notre fierté nous interdisait de nous faire égorger par des routiers ou de ces manants qui se tiennent en embuscade non loin de leur village pour détrousser voyageurs et pèlerins. Sagremor faisait la leçon à haute voix, prétextant que les brigands l'étaient par obligation et qu'il y aurait moins d'attaques de ce genre si les paysans de France étaient moins pauvres et pouvaient se nourrir. Nous plaisantions en lui disant qu'il aurait dû être moine hospitalier et sacrifier sa vie à s'occuper des infirmes, des femmes et des nécessiteux. Nous cheminions lentement, ne poussant jamais nos chevaux au-delà du pas. Il fallait les ménager, nous n'avions pas d'autres montures. De plus, la route devenait de plus en plus difficile. Les commodités aux alentours de Paris avaient vite disparu. Le sol était irrégulier, pierreux depuis que nous approchions des montagnes. Car elles étaient en vue depuis plusieurs jours ces montagnes du pays d'Auvergne. Nous n'en finissions pas d'aller à leur rencontre, mais elles semblaient s'éloigner sans cesse. Les chevaux étaient si fatigués - nous aussi d'ailleurs - que nous ne couvrions pas dix lieues par jour. Nous avions retrouvé l'allure agaçante d'un convoi de marchandises qui avait été la nôtre en ce jour de brouillard où nous avions quitté Cassière. Depuis notre départ de Paris, nous avions pourtant déjà vécu bien des mésaventures dont la seconde avait profondément bouleversé ma vie. D'abord, ce fut un tournoi, à peine étions-nous entrés dans le duché de Bourgogne. Lorsque nous en avions entendu parler, Lancelot s'était écrié : - Nous avons pris la route pour faire nos armes. C'est une occasion rêvée. Il ne sera pas dit que je passerai à deux pas d'un tournoi sans y participer. Alors, nous avions fait un détour pour prendre part aux joutes. Il avait fallu en attendre le début durant cinq jours, ce qui laissa à nos chevaux le temps de recouvrer des forces. Nous nous étions tirés honorablement des jeux. Si je n'avais pas été suffisamment brillant pour me faire remarquer, je n'avais cependant rien perdu de nos biens et nous avions même, à nous quatre, gagné quelques armes et une petite jument de bât assez bien bâtie pour nous satisfaire de ce gain. Depuis, la jument ne s'était pas montrée de trop pour soulager nos montures durant notre long voyage. Bien avant que nous approchions des montagnes, quelques jours à peine après le tournoi, arriva l'inattendu. Nous avions déjà couvert bien des lieues à travers le duché de Bourgogne. Le sol était bon, le pays accueillant. Les habitants y étaient plus souriants qu'ailleurs et semblaient plutôt heureux de leur sort. De fait, nous étions toujours bien logés et bien nourris. Nous arrivâmes ainsi dans une petite ville de plaine correctement fortifiée qui nous parut si accueillante que nous décidâmes d'y faire halte quelques jours. La ville était dotée d'un petit château dont le dessin était on ne peut plus simple : un carré avec quatre tours d'angle identiques d'à peine plus de quatre toises de diamètre, un fort châtelet d'entrée presque démesuré. Les murailles particulièrement solides et l'absence de donjon indiquaient que la forteresse était de construction récente à moins qu'elle n'ait été profondément modifiée. C'était à la fois une solide défense avec son fossé d'une largeur formidable et ses nombreuses archères, et un agréable lieu de vie muni de grandes baies à forte grille aux étages d'habitation. Des baies qui présentaient une faiblesse dans la muraille, un risque que nos aïeux n'auraient pas pris. Quoique cette forteresse d'un hobereau de Bourgogne ne craigne sans doute que peu d'attaques. L'ensemble nous apparut accueillant bien que simple et nous décidâmes d'y demander l'hospitalité. Nous étions un peu fatigués des auberges et du très médiocre service qui nous y était proposé, de plus notre bourse commençait déjà à se dégarnir sérieusement. D’autant que l’orage menaçait et qu’un solide castel serait meilleur abri qu’une simple auberge. Il fut décidé que nous demanderions l'hospitalité au château. Le seigneur des lieux nous accueillit avec une grande amitié et nous logea sans montrer aucune réticence. Nous étions agréablement surpris. En effet, si le premier devoir de civilité exigeait que les châtelains offrent gîte et nourriture aux voyageurs, nous avions eu plus d'une fois l'occasion de constater que tout le monde ne respectait pas cette élémentaire loi de politesse, loin s'en fallait. Cela m'avait étonné et déçu. A Cassière, ma mère tenait comme un devoir sacré d'ouvrir notre porte à qui le demandait. Le voyageur était logé à l'écurie ou mangeait à notre table selon son rang, mais il était toujours bien reçu et traité. C'était aussi naturel que de faire l'aumône à nos pauvres bien que nous n'ayons pas été bien riches nous-mêmes. Le châtelain de Villecourt se montra le plus aimable qui soit. Dans la grande salle décorée d'un beau pavement bicolore, nous soupâmes à sa table en compagnie de son épouse, de ses trois fils et de ses deux filles. Il me surprit encore dans la façon dont il se comportait avec les femmes de sa maisonnée. Il conversait avec sa dame comme on le fait avec un compagnon et certainement, plus d'une fois, elle le reprit, rectifiant ses erreurs malgré notre présence et devant ses enfants. - C'est elle qui porte les chausses, me souffla Lancelot à l'oreille sans dissimuler son amusement. Il me parut normal alors qu'il se moque de la situation. Celle-ci était mauvaise aux yeux de notre société. Un homme ne devait pas se laisser diriger par une femme sinon qu'adviendrait-il de ses affaires ? Il était bien connu que les femmes étaient incapables de diriger un domaine. Du moins, était-ce ce que l'on m'avait appris et je le croyais même si, depuis, ma douce épouse a su me prouver le contraire. Pour revenir à mon histoire, le châtelain ne s'offusquait pas du comportement de sa dame. Il allait même, au contraire, jusqu'à consulter son avis sans jamais la rabrouer. Pire, au cours du repas qui nous fut servi, je vis que les demoiselles se permettaient, elles aussi, de prendre la parole. Quelles insolentes ! pensai-je, frappé de stupeur, moi qui, peu de temps avant, louais l’impudence des gitanes. Mais c’était une chose d’imaginer une femme libre de tout joug, une autre d’en rencontrer une et de savoir comment se comporter avec elle. De plus, une chrétienne devait agir en chrétienne, avec humilité. Une règle qui, à mes yeux de jeune homme ignorant du monde, ne souffrait aucune exception. Or les demoiselles de Villecourt osaient parler de livres et commenter des écrits dont elles n'auraient pas dû avoir connaissance. L'avis des clercs était bien clair à ce sujet : les femmes ne devaient pas savoir lire pour éviter les écrits corrupteurs pour leur âme faible. Pourtant, je ne l'aurais pas avoué alors, mais ce qui me gênait surtout, c'était de voir ces jouvencelles plus savantes que moi. Après le repas, comme la chaleur de l'été avait été brusquement refroidie par un orage de grêle qui avait frappé en début de soirée, le seigneur de Villecourt nous convia auprès du feu. La légère flambée à laquelle nous eûmes droit n'était pas de trop. Même en pleine journée, au plus chaud de la saison, les épais murs de pierre devaient garder une fraîcheur humide assez désagréable. Nous conversâmes avec le châtelain et ses fils alors que les dames s'occupaient de leurs travaux de couture et de filage. Cependant, elles n'y mettaient guère d'attention, surtout les demoiselles qui s'interrompaient souvent, délaissant la quenouille pour discuter à voix basse avec des rires étouffés. Si la curiosité nous poussait malgré nous à lancer un regard dans leur direction, elles baissaient rapidement les yeux sur leur ouvrage pour cacher qu'elles nous observaient à la dérobée. Cela faisait sourire leur père ainsi que mes amis. Pour ma part, je trouvai d'abord cela déplaisant. En réalité, songeai-je, c'était le bourgeois de Paris qui avait raison. Il fallait élever ses filles avec sévérité afin qu'elles aient toujours l'humilité qui leur sied. Finalement, pensai-je encore, une épouse aussi insolente me ferait honte. Pourtant, il arriva un instant où, ayant tourné promptement la tête, mon regard rencontra celui de l'aînée. Ce fut un choc si brutal qu'il me serra la poitrine et je restai interdit, le cœur battant, alors qu'elle s'était déjà remise à son ouvrage. Ses yeux magnifiques s'étaient immédiatement gravés au feu dans mon esprit. J'étais si troublé que je peinais à reprendre la conversation avec notre hôte. Celui-ci s'étant aperçu de mon émotion, prévint d'une voix égale : - Ma fille Aude a dix-neuf ans. Elle est veuve depuis l'année dernière et est revenue vivre chez moi. Comme elle n'a pas eu d'enfant, je lui ai facilement retrouvé un parti honorable. Les noces se préparent. La nouvelle me fit l'effet d'un coup d'épée en plein cœur. Je ne savais ce qui m'arrivait. Ou plutôt je le devinais en le refusant. L'Amour. C'était lui qui m'avait frappé si cruellement et je savais déjà que je n'en pourrais guérir. Combien l'émotion était plus forte, plus physique que ce que comptaient les troubadours ! C'était incomparable avec le doux tourment qu'évoquaient les rondeaux. C'était violent, douloureux même. D'autant plus que je savais désormais que la demoiselle n'était pas pour moi. Je restai troublé tout le reste de la soirée, incapable d'être moi-même, de m'intéresser à la conversation, que celle-ci portât sur la chasse ou les faits d'armes. J'étais comme touché d'une maladie mortelle dont pourtant je n'aurais voulu pour rien au monde que l'on me soigne. Le soir, après que l'on nous ait préparé des couches dans la grande salle et que le châtelain et sa famille se soient retirés dans leur chambre, Lancelot posa une main inquiète sur mon épaule : - Que t'arrive-t-il, mon ami ? Te sens-tu mal ? - Un peu. La fatigue sans doute. Cela passera, mentis-je. - Cela ne passera pas, intervint Sagremor toujours perspicace. Moi aussi, je connais les chants des troubadours. Peut-être le parti trouvé par le père n'est-il pas si bon que cela. Tu es chevalier... Je l'interrompis d'un ton sévère : - Tais-toi ! Tu connais mon ambition : je dois me faire remarquer, obtenir une épouse de bon lignage et un fief avec elle. La fille de Villecourt, quelles que soient ses qualités par ailleurs, ne m'apportera ni terres ni biens. Son père n'est par riche et il a déjà trois fils. Je ne peux renoncer à tout si soudainement. Pour le prestige de ma future descendance, la raison doit l'emporter sur le cœur. - Allons, mon ami, murmura Lancelot qui avait désormais compris. Loup se mêla à son tour de la conversation pour donner son avis : - Toi qui te passionnes pour les chansons de geste, les poèmes et l'amour courtois, saurais-tu vraiment lutter contre ton cœur sans te faire grand mal ? Cette riche épouse, ce fief, nous savons tous que ce n'est qu'un beau rêve. Tu es bon combattant, mais pas suffisamment, je le crains, pour intéresser un riche suzerain. Oh, je ne dis pas que c'est impossible, cela s'est déjà vu. Mais c'est très rare. Ne laisse pas passer ta chance pour des chimères. As-tu vu comme elle te regardait ? - Justement, protestai-je de mauvaise foi, une jeune fille ne regarde pas un homme ainsi. Elle paraît avoir reçu une bien mauvaise éducation. Quelle insolence elle montre ! Puis, elle sait trop de choses pour une femme, cela me ferait grand tort. - Tu plaisantes, répliqua Sagremor. Déjà, ce n'est plus une jeune fille, mais une veuve, ce qui change bien des choses. Et c'est justement pour cette raison, parce qu'elle est insolente et cultivée qu'il te la faut. Tu t'ennuierais avec une épouse soumise passant son temps à filer ou broder en silence. De plus, nous allons à l'aventure. Nous n'avons nulle maison où rentrer le soir pour nous installer devant un bon feu ou dans un lit douillet. Cette Aude me paraît capable de nous suivre sans se plaindre. Ce sera plaisant pour nous d'avoir compagnie féminine. Ses arguments m'avaient touché, d'autant que je ne demandais qu'à être convaincu. Il restait pourtant un obstacle d'importance. - Son père a vu mon émoi et a bien pris soin de me faire savoir qu'elle ne serait pas à moi. Mes compagnons reconnurent que c'était là un empêchement très sérieux et bien regrettable. Une idée illumina soudain le visage de Lancelot qui, s'il n'était pas le plus intelligent d'entre nous, voyait partout prétexte à l'aventure : - Richard, toi qui tiens pour indispensable de suivre en tout les avis de l'Église, tu sais bien sûr qu'elle demande l'accord des deux mariés et condamne les unions contractées de force par les parents. - Les textes disent cela, mais je ne l'ai jamais vu faire. Vraiment, quelle jouvencelle oserait donner son accord à un homme dont son père ne veut pas pour gendre ? Comment le pourrait-elle alors qu'elle lui doit obéissance ? De même, jamais je n'ai entendu dire que l'une d'elles ait un jour refusé l'époux qu'on lui donnait. À part pour prendre le voile. - Enlève-la. Épouse-la en secret. Il ne devrait pas être trop difficile de trouver un curé qui acceptera de vous unir. Une fois devant le fait accompli, le père devrait accepter de ne pas rompre ces liens sacrés. Je ne pense pas qu'il soit homme à faire des pieds et des mains pour obtenir une annulation. Quant à elle, je crois qu'elle sera d'accord. Elle te fait les yeux doux et ne craint pas son père. Le seigneur de Villecourt risque de regretter les dangereuses lectures qu'il lui a permises. Je passai la nuit à réfléchir, me torturant le cœur et l'esprit sans parvenir à me décider tout à fait. Elle me tentait, je le reconnais, mais briser ainsi les convenances ne me ressemblait pas et il me fallait plus de courage que je ne l'aurais cru. Après tout, me dis-je pour trouver des excuses, moi qui étais bâtard, n'étais-je pas, dès ma naissance, au-delà de ces convenances ? Mon père, le comte, n'avait pas respecté les ordonnances de l'Église ; or nul ne le lui avait reproché. Il avait même vécu plus heureux grâce à l'amour qu'il portait à ma mère. C'était pourtant un homme de bien, et je ne pouvais croire que le Seigneur, dans Sa très grande miséricorde, ne lui ait pas pardonné. Ce que je comptais faire était moins grave puisque je me marierais selon les lois de Dieu. Je réveillai mes compagnons avant l'aube, à l'heure où toute la maisonnée dormait encore profondément. - Mes amis, ma décision est prise. Vous aviez raison. Je la veux pour femme, elle, et elle seule. Déjà, j'ai senti toute la nuit que je ne pouvais plus me passer de sa présence. Enlevons-la avant que le jour ne se lève. Mais toi, Lancelot, as-tu une idée de la façon dont il faut s'y prendre pour n'avoir de sa part aucune résistance et que nul ne donne l'alerte ? Car elle partage sans doute sa chambre avec sa sœur et ses suivantes. Ce fut Loup qui me répondit. Il était le plus cultivé d'entre nous, le plus fin aussi. Jamais il ne manquait de ressources. Lancelot se lançait tête baissée - un peu comme moi-même, je le reconnais - et Loup, ensuite, trouvait à résoudre les problèmes où notre impulsivité nous envoyait. - Ce sont toutes des femmes ! Parle-leur d'amour et de romans courtois. Si elles ont de l'affection pour la belle Aude, elles se réjouiront de sa chance. Sortons sans éveiller personne. L'escalier de la tour d'habitation est à deux pas. - Nous passerons certainement devant la porte du père. La logique veut que ses filles habitent à l'étage supérieur. Il faut souhaiter qu'il n'ait pas le sommeil léger ni un homme d'armes vaillant dans l'escalier. Souhaitons aussi ne pas faire erreur et pousser par mégarde la porte des fils. Ils sont forts et valeureux. Or nous ne voulons faire de mal à personne, encore moins nous trouver nous-mêmes avec une épée au travers du corps. Ensuite, il faudra encore fuir. - Nous passerons par la poterne, intervint Sagremor. - Tu sais donc où elle se trouve. Sagremor plissa les yeux avec un sourire d'amusement : - Lorsque j'entre dans un château sans savoir en quelle amitié nous tiendra le châtelain, je vérifie toujours où se trouve la sortie. Décidément, mes compagnons faisaient preuve de ressources insoupçonnées et en joignant nos qualités à tous quatre, il me semblait que rien ne nous était impossible. Nous trouvâmes si facilement la chambre qu'il ne pouvait s'agir que d'un signe du Ciel. Le Seigneur voulait que j'aie cette femme, c'était pour moi une évidence. Le château était une forteresse, mais bâtit autant pour être agréable à vivre qu'aisé à défendre. Les fenêtres étant bien plus grandes que celles qu'osaient nos aïeux, la lumière de la lune y pénétrait et éclairait doucement les visages endormis des demoiselles. Elles ne nous avaient pas entendus entrer et reposaient toutes deux dans le même lit, belles comme des anges. Leurs traits étaient très semblables, peut-être même ceux de la cadette étaient-ils plus fins, mais je ne voyais qu'Aude. Je ne sais ce que Loup leur murmura lorsqu'elles s'éveillèrent. Après avoir ouvert des yeux terrifiés en constatant notre présence, elles ne dirent mot et écoutèrent mon ami en acquiesçant à tous ses dires. Leur visage redevint vite confiant, puis souriant. Leurs petites servantes se pressaient autour du lit pour ne rien perdre de ce qui se disait, curieuses et pépiantes comme une nuée de moineaux. Elles s'enthousiasmèrent avec force petits rires et gloussements à notre proposition d'enlever Aude pour que je l'épouse en secret. Seule l'intéressée semblait hésitante ; or je tenais à avoir son accord. - Voyez, gente demoiselle, comme mon ami est au désespoir, intervint Loup. Déjà, il ne peut se passer du plaisir de contempler votre aimable visage. Allons, regardez-le et dites si votre cœur ne bat pas plus fort. Je puis vous jurer qu'il n'y a pas plus preux chevalier sur la terre de France. Il n'y aurait nul déshonneur à être sa femme. Elle se tourna vers moi, préférant s'adresser directement à moi, nouvelle preuve des libertés excessives qu'elle prenait. Un comportement qui désormais me séduisait au lieu de me déplaire. Qu'importait qu'elle ne baisse pas les yeux ! Ainsi, l'on voyait des iris purs comme l'eau d'une source. - Monsieur le Chevalier, je n'ai nul reproche à vous faire qui justifierait un refus. Cependant, comprenez-moi. Je suis promise. Je ferais grand tort à mon père en rompant sa promesse. Puis, je ne vous connais pas. Pour vouloir fuir avec vous, il faudrait que mon amour soit tel que j'ose déplaire à mon père pour vous. Convenez que cela serait bien malhonnête. - Connaissez-vous davantage celui à qui l'on vous destine ? - Un homme de l'âge de mon père et d'un rang supérieur à celui que pouvait espérer une femme de ma condition. C'est assez à savoir. Sur le coup, je restai sans argument. Y en avait-il de meilleurs que ceux qu'elle donnait ? Sagremor, cette fois, fut le premier à trouver une réponse : - Un homme sans doute qui ne vous a jamais vue et vous veut sur ouï-dire ou pour faire alliance avec votre père. Se fâcherait-il d'avoir votre sœur qui est aussi belle que vous l'êtes ? Il est un peu surprenant, sans vouloir vous faire offense, qu'un homme de condition préfère une veuve à une demoiselle. - Il ne m'a pas préférée, avoua Aude en baissant tristement la tête. En vérité, comme je suis l'aînée, mon père veut me voir mariée avant de placer ma sœur. Pourtant, ma sœur a vu mon futur et il ne lui déplairait pas. Elle craint de n'avoir pas la chance de se voir proposer si bon parti. - Alors, n'hésitez pas, suppliai-je, prêt à me mettre à genoux devant elle. Vous aurez avec moi plus de liberté qu'une dame n’en eût jamais. Je vous crois assez éprise de cette liberté pour braver votre père. Je vous laisserai lire les livres que vous souhaitez et bien d'autres choses encore. Pensez pour ne pas avoir honte que l'Église elle-même ne nous condamne pas, elle qui voudrait le consentement des deux époux. Vous ne voulez pas du fiancé choisi par votre père. Vous avez le droit de le refuser. Si vous me prenez moi, vous échapperez à un mariage qui vous serait déplaisant. Croyez-moi, vous n'aurez pas à regretter votre choix, je vous le promets. - Accepte, accepte, lui conseillaient joyeusement sa sœur et ses suivantes. Ce n'est pas tous les jours qu'un beau chevalier vient nous enlever. Puis, Anne, la fille cadette du châtelain, redevenant sérieuse, s'approcha de son aînée et lui serra la main avec une émotion palpable : - Il t'offre la liberté. C'est trop rare pour laisser passer cette chance. Tu vivras cette liberté pour nous toutes qui sommes condamnées à passer toute notre vie, recluses dans un sombre château. Accepte pour toutes les femmes dont le seul droit est de tenir leur maisonnée, donner naissance à des enfants et broder jusqu'à la nuit noire. La plupart des hommes ne sont pas aussi tolérants que papa. Souviens-toi comme, petites filles, nous aimions courir pieds nus dans les prés et rêvions de mener la même vie que des garçons. Elle se tourna vers moi : - Je crois, Messeigneurs, que vous allez sur les routes pour vivre d'aventure. Quelle vie mouvementée et pleine d'intérêt cela doit-il être ? - En effet, c'est là la vie que devra partager ma mie. Une vie d'incertitude, certes, mais qui, je crois, ne peut déplaire à un cœur vaillant, fût-il celui d'une femme. Je pense, madame, votre sœur assez pleine de courage pour en affronter les dangers et en apprécier les qualités. Je m'adressai alors à Aude : - Je n'ai cependant pas la prétention de ne jamais me tromper. Alors, si je fais erreur, veuillez m'en excuser. Oubliez cela et je partirai sans insister. Je voyais qu'elle hésitait, aussi décidai-je de précipiter sa décision. J'appelai mes compagnons et fis mine de quitter la chambre. Elle me rappela vivement : - Revenez Monseigneur. J'ai réfléchi. Si vous partez, je veux que ce ne soit qu'avec moi. Adieu, ma sœur, ma chère sœur ! dit-elle en embrassant affectueusement la jeune fille. Sois heureuse. Ne m'oublie pas. Et prie pour moi surtout, car Dieu seul sait ce qui m'attend. Elles pleurèrent ainsi dans les bras l'une de l’autre, pressées par leurs servantes en larme également, plus de temps qu'il en faut pour réciter cinq Pater. Mes compagnons et moi dûmes même hâter ces adieux dont la durée augmentait les risques d'être surpris. Nous attendîmes ensuite qu'Aude revête sa cotte et une confortable houppelande fourrée de peau de chèvre, parfaite pour voyager. Enfin, nous prîmes congé des demoiselles. Nous ne fûmes pas inquiétés pour sortir du château et je remerciai le Seigneur Tout Puissant de sa grande bonté à mon égard. Le curé d'un village voisin nous maria au plus tôt le lendemain. Nous nous étions hâtés avant que le seigneur de Villecourt n'envoie des hommes à notre poursuite. J'attendrais quelques jours puis j'irais lui demander sa bénédiction, en l'assurant que je prendrais grand soin de sa fille. Cette bénédiction était importante, plus encore pour Aude que pour moi, pour la paix de nos âmes. Au moment où je serais face à lui, il n'y aurait que deux possibilités : soit il accepterait devant le fait accompli, soit il me ferait tuer et enfermerait Aude dans un couvent. Je frissonnai en me remémorant le sort d'Abélard. Non, je voulais croire l'homme assez large d'esprit pour faire contre mauvaise fortune bon cœur. N'avait-il pas fait donner à ses filles une éducation digne des garçons les mieux nés ? S'il avait voulu les voir humbles et soumises, il n'aurait pas agi ainsi. Cela dit, c'était seulement mon avis. Je n'étais assuré de rien. Pour l'heure, la chance ne nous avait pas abandonnés : le curé avait accepté le mariage sans réticence et, surtout après que Lancelot ait ostensiblement délié devant lui les cordons de sa bourse, le brave homme n'avait pas posé une seule question. Malgré ma crainte des soldats du châtelain, malgré mes rêves de gloire et de fortune que ce mariage mettait à bas, je vivais le plus merveilleux jour de ma vie. Trois jours plus tard, j'étais au château de Villecourt où je fus mieux reçu que je n'avais osé l'espérer. Le seigneur des lieux ne me menaça pas, mais se contenta de soupirer : - Que la jeunesse est impatiente. J'avais obtenu un mariage inespéré pour Aude. Quant à vous, vous auriez sûrement pu trouver mieux. À quoi va-t-elle vous servir sans terre à vous offrir ? Ce n'est certes pas moi qui puis vous donner un fief. Que vous est-il donc passé par la tête ? - Je l'aime. Il soupira encore comme si mes mots étaient signe de la pire folie. Mais je vis que sa femme et sa seconde fille qui cousaient en silence derrière lui échangeaient un sourire. Je pris finalement congé avec la bénédiction du père de ma jeune épouse, quelques menus biens que je devais remettre à cette dernière et l'assurance de son affection pour elle. Il ne nous restait plus qu'à reprendre notre voyage, à cinq désormais.
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| Sujet: Re: Belzébuth (titre non définitif) Jeu 15 Avr 2010 - 8:43 | |
| merci à vous deux pour vos commentaires^^ je pense avoir le temps ce soir de reprendre tout mon texte avec vos corrections. Elles vont m'être très utiles. En fait, Schadow, je ne connais pas l'Auvergne plus que ça (à part une ou deux fois en vacance), mais c'est le genre de région que j'aime, entre nature et vestiges du passé. C'est beau et chargé d'histoire à la fois. En fait, avant de me lancer dans un roman, je passe plusieurs mois à faire des recherches. Alors, j'espère ne pas trop me tromper dans mes nombreuses descriptions. Elgringo, je tiendrai compte de tes observations, bien entendu. Elles sont parfaitement adaptées. A bientôt pour la suite |
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| Sujet: Re: Belzébuth (titre non définitif) Dim 18 Avr 2010 - 8:28 | |
| Un bon chapitre qui fait bien avancer l'histoire de la petite famille en vacances ! correction chapitre 7 - Spoiler:
— le panier de pique-niques que Julie emmenait toujours par prudence : le verbe emmener ne s’’utilise qu’avec des compléments représentant des personnes dans ce cas vaut mieux le remplacer par emporter
CHAPITRE 7
À peine la famille eut-elle pris place dans la voiture que cette dernière démarra en trombe. Frédéric conduisit les premiers kilomètres pied au plancher pour oublier sa colère, les griffures brûlantes sur sa main droite et cette espèce de frustration qu'il ressentait toujours à faire tous ces efforts pour des vacances qui ne le tentaient pas. Ils roulaient depuis une bonne demi-heure quand Julie leva soudain les yeux de la carte routière où elle était déjà plongée : - Mon Dieu, s'écria-t-elle seulement. Frédéric lui lança un regard mi-inquiet mi-agacé en priant mentalement pour que ce soit sans importance ni incidence sur leur horaire déjà si malmené. - J'ai oublié mon sac à main. Son mari grommela quelque chose entre ses dents et donna un coup de volant qui fit faire un magnifique demi-tour à la voiture. Heureusement, la route était aussi déserte que large. Évidemment, la brusque embardée eut pour conséquence de renverser le panier de pique-niques que Julie emmenait toujours par prudence. - On ne sait jamais ce qui peut arriver sur la route, disait-elle. Le contenu du panier se répandit sur les genoux de Théo qui poussa un cri. La brique de jus d'orange, entamée et sûrement mal refermée, perdit son bouchon et tout le liquide sucré s'écoula sur les jambes du petit garçon, poissant son short en nylon blanc d’une magnifique couleur orangée. Aux cris de son petit frère, Léa s'empressa de dénoncer : - Maman, Théo a dit un gros mot. - C'est pas vrai, hurla son frère. Leur mère se retourna tant bien que mal pour calmer tout son petit monde et éponger au mieux le jus de fruit qui s'étalait maintenant également sur la banquette et jusqu'au tapis de sol. Frédéric conduisait, les yeux rivés à la route, les mains crispées sur le volant et la mâchoire serrée. Autant dire qu'après avoir cherché - et trouvé - le sac à main, laissé le temps à Théo de se changer - il fallut dénicher le vêtement adéquat dans les piles dispersées à travers les pièces de la maison - et séché le siège de la voiture, l'ambiance était tendue et l'après-midi bien entamée. Lorsqu'une heure plus tard, alors que le monospace filait vers l'autoroute comme s'il voulait rattraper le temps perdu, Léa s'aperçut qu'elle avait oublié la photo de son chanteur préféré, photo qui ne la quittait jamais, Frédéric ne décéléra même pas.
À la nuit tombante, les Mariey firent halte dans un petit camping. À défaut d'être organisée et ponctuelle, Julie était prévoyante. Elle savait que pour atteindre leur lieu de villégiature dans la journée, il fallait quitter leur domicile en début de matinée et qu'il était peu probable qu'ils parviennent jamais à tel miracle. Elle savait aussi que Frédéric détestait rouler de nuit et que rien ne l'y aurait contraint. Alors, elle emportait toujours une tente quatre places, pratique, aussi rapidement montée que démontée et qui, si elle prenait de la place dans la voiture, était peut-être le chargement le plus utile. Belzébuth passerait le début de la nuit à miauler et se débattre pour s'évader de son harnais, mais la laisse tiendrait bon. Il finirait par se calmer et tout le monde pourrait enfin dormir dans le silence retrouvé. Ils se réveillèrent plus tôt qu'à la maison. À travers la toile de tente, les rayons du soleil passaient presque sans retenue. Cette luminosité associée à l'énergie matinale de Belzébuth était le meilleur réveil qui soit. Le petit déjeuner, froid, fut assez vite avalé ; l'habillage, dans l'exiguïté de la tente, plus laborieux. Les miaulements désespérés du chat qui voulait sortir à l'air libre ressemblaient à s'y méprendre aux vagissements d'un bébé. Ces cris étaient tels que Frédéric envoya rapidement les enfants le promener dehors. Avec la laisse, bien entendu. - Je vais appeler l'agence pour les prévenir que nous ne sommes pas arrivés hier soir et que nous serons sur place dans l'après-midi, dit Julie. Elle précisa comme pour justifier un excès de politesse : - Pour qu'ils ne s'inquiètent pas. Frédéric haussa les épaules : - Pour ce que ça change pour eux... Ça leur est égal qu'on occupe l'appartement ou pas du moment qu'on paie la location. Il n'insista pas davantage. Julie tenait à être toujours parfaitement correcte même si, en fait de correction, l'agence en question en avait, elle, régulièrement manqué. - Je ne vais pas user la batterie du portable, je vais chercher une cabine publique. Il doit bien y en avoir une à l'entrée du camping. La multiplication des téléphones portables n'avait pas totalement fait disparaître les cabines. Heureusement, car Julie s'était aperçue, un peu tard, qu'elle avait omis d’emporter le chargeur allume-cigare. Quelques minutes plus tard, elle était déjà de retour. Il n'y avait pas foule à la cabine téléphonique dont l'état de délabrement indiquait que l'on s'en désintéressait et qu'elle ne survivrait plus longtemps au monde moderne. Par un miraculeux hasard, elle fonctionnait pourtant et Julie n'avait eu aucune peine à joindre l'agence. Lorsqu'elle revint à la tente, elle se laissa tomber sur le matelas gonflable qui leur servait de lit. Un long silence s'ensuivit. Elle caressa machinalement le chat que les enfants avaient déjà ramené avant de retourner jouer dehors. Elle considéra un moment Belzébuth, blotti en ronronnant sur ses genoux, comme si elle le découvrait. Frédéric devina immédiatement qu’il y avait un souci. Enfin, elle prit la parole : - Nous avons un problème. Elle hésita un instant, puis continua, les yeux baissés vers la boule de poils noirs : - Les vacanciers qui louent avant nous ne libèrent que samedi. Il y a eu une erreur. Les locations se chevauchent. J'ai eu le patron de l'agence. Il prétend qu'il a essayé de nous joindre, mais qu'il n'y a pas réussi et que sa secrétaire devait réessayer. - Des excuses, marmonna Frédéric. Évidemment, c'est la faute de la secrétaire ! C’est toujours tellement commode. Avec tous les efforts que nous faisons pour nous payer cette location, c'est un comble ! - Il promet de nous rembourser les journées perdues. - Bien sûr, bien sûr ! grommela-t-il. La belle affaire ! On ne va pas rentrer chez nous en attendant. Il n'en dit pas plus. Exprimer son ressentiment ne servirait à rien. Sa femme n'était pas plus responsable que lui-même et personne de l'agence n'était là pour l'entendre. Quand bien même : ce qu'il pensait leur importait sans doute bien peu. Il n'avait pas l'intention de laisser ses vacances tourner au désastre. Rien ne les lui gâcherait encore plus. Au contraire, il fallait saisir l'occasion et retourner positivement les choses. Ces vacances avaient mal commencé, d'accord, mais il avait l'intention de se rattraper. - Je sais, annonça-t-il soudain. C'est le moment ou jamais de changer de la mer. Assez de plages, nous avons une excuse pour faire patienter les enfants. En attendant samedi, nous allons nous promener un peu, voir autre chose. Le Massif Central est à deux pas. Que dirais-tu d'un petit détour au milieu des volcans ? La montagne et magnifique en été. - Et ne manque pas de châteaux forts à explorer, plaisanta Julie. - En effet. Frédéric était très sérieux. - Je t'ai peut-être un peu agacée avec mon Moyen âge au début de notre relation. Avoue que ça fait longtemps. Je ne sais même plus depuis quand je n'ai plus mis les pieds dans un château. Voir des ruines à l'horizon depuis la route ne me suffit pas, tu sais. Il est temps de remédier à ça. Maintenant, les enfants sont assez grands pour apprécier. - Demandons-leur. Je suis sûre que tu sauras les persuader. À la grande surprise des parents, ni Léa ni Théo ne montrèrent de déception quant au report de leur séjour au bord de la mer. Peut-être ces vacances répétitives finissaient-elles par les ennuyer eux aussi. Le changement n'était pas pour déplaire à ces enfants vivants et pleins d’imagination. Frédérique parla des châteaux et eut le plaisir de ne pas avoir à discuter son idée, au contraire. - Ouais ! S'exclama aussitôt Théo en brandissant un bâton comme une épée. Un vrai château de chevalier ! Décidément, pensa Frédéric, il connaissait mal ses enfants. Et dire qu'il se forçait à aller bronzer sur la Côte d'Azur pour eux, persuadé que des vacances plus culturelles les rebuteraient. Pourquoi diable avait-il cru cela ? Léa avait pris une moue grincheuse comme son âge le voulait, à chaque proposition de ses parents. Pourtant, ceux-ci devinaient à son regard pétillant que l'idée lui plaisait. - Oui, confirma leur père à Théo. De vrais châteaux forts. Mais sans les chevaliers. Ils n'existent plus, tu sais. Tu pourras voir où ils vivaient et comment c'était chez eux. Peut-être pourras-tu voir des armures. Tu apprendras aussi comment ils défendaient les châteaux et avec quelles armes les ennemis les attaquaient. Théo rayonnait de joie. La voix de Léa, un peu timide, les fit retourner vers elle : - On saura aussi comment vivaient les dames avec leurs belles robes et leurs drôles de coiffure. Elle avait parlé comme pour confirmer que c'était décidé, qu’ils allaient découvrir le Moyen âge, tout en se gardant de donner explicitement son assentiment. Pourtant, elle voulait que ses parents sachent qu'elle était d'accord. Elle n'était pas encore vraiment une adolescente et, même si elle prenait du caractère et montrait souvent une opposition excessive, elle restait une enfant. Frédéric acquiesça. Il y aurait des ruines, certes, où l'imagination devrait fonctionner au maximum pour reconstituer ne serait-ce qu'un fragment du passé. Cependant, il ne doutait pas de rencontrer également des châteaux restaurés, avec de bons guides évoquant quelques anecdotes délicieuses ou des traits d'humour à l'intention des plus jeunes. Peut-être, en plein été, trouveraient-ils également des reconstitutions historiques. La mode était aux spectacles son et lumière et banquets médiévaux. Quelle importance si la réalité historique était parfois un peu malmenée ? Le principal était d’intéresser chacun à ce temps lointain, si différent du présent. C'était une chose l'imagination, les textes de description et les enluminures anciennes, mais en donner une image vivante, colorée, même approximative, était mille fois plus parlant. Puis, la qualité de ces spectacles ne cessait de s'améliorer, les gens s'y connaissant et s’y passionnant de plus en plus. Il n'y avait plus de région en France qui n’ait sa ou ses troupes de chevalerie. Tant pis si des cavaliers en armure du XVe siècle, montant des chevaux avec des harnachements de voltige moderne, se lançaient dans des tournois avec lice centrale devant un château du XIIIe. Tant pis s'il y avait toujours un « chevalier mystère », remportant tout et qui s'avérait souvent être une femme. Tant pis si les couleurs des habits étaient trop vives, si les blasons n’étaient pas tout à fait ceux du siècle prétendument reconstitué et si les légumes du repas n'étaient plus vraiment ceux d'alors. Qui s'en apercevait ? Qu'est ce que cela changeait vraiment ? Le spectateur voulait de la beauté et de l'émotion, il voulait vibrer et s’amuser en apprenant. Il ne faisait pas une thèse d’histoire. Après tout, se raisonnait d’avance Frédéric qui préférait ses rêves solitaires à ceux mis en scène par d’autres, les imperfections n’avaient pas d’importance. Le passé était mort. Il n’était plus que l’image que voulaient en faire les hommes d’aujourd’hui avec leur société et leur mode de pensée différents. Le principal était d’intéresser Léa et Théo. Le pari semblait déjà gagné. Léa était tout sourire et le petit garçon trépignait d’impatience. Adieu la plage. Il n’y avait plus à hésiter. Les axes bouchonnés, c’était fini jusqu’à samedi. Les Mariey avaient quatre jours pour découvrir un monde méconnu et éloigné qui était pourtant celui de leurs ancêtres à peine quelques siècles plus tôt. Quatre jours qui promettaient plus d’aventures et de découvertes que plusieurs années de vacances réunies. Ils allaient en profiter au maximum !
Très bonne description de la nature sauvage de l'Auvergne ! correction chapitre 8 - Spoiler:
— À nos côtés, les étalons avaient perdu leur nervosité coutumière. Ils hésitaient, renâclaient, mal à l'aise sur ces pentes pierreuses et glissantes. : Tes deux phrases là m’interpellent dans la première tu dis que les chevaux avaient perdu leur nervosité, c’est donc qu’ils sont calmes et dans la seconde tu dis le contraire ?
CHAPITRE 8
Enfin, nous touchions au but. L'âpre décor montagneux n'était plus qu'à un jet de pierre. Nous avions décidé de parcourir le pays du Nord au Sud et nous pûmes ainsi faire la différence entre les riches villes du Nord et les rudes cités montagnardes. Nous commençâmes notre périple par Clermont, prospère ville de marchands et d'artisans très peuplée jusqu'au-delà de ses vastes murailles. On la disait en rivalité avec Montferrand, ville comtale, et Riom, siège de l'administration ducale depuis que, quelques années plus tôt, le comté d'Auvergne avait été érigé en duché-pairie pour le duc de Berry en compensation de ses terres occupées par les Anglais. Mes compagnons auraient volontiers visité ces deux autres cités, mais pour ma part, j'étais las de ces maisons pressées les unes contre les autres, de cette foule nombreuse et bruyante. Nous repartîmes donc vers le sud, un peu au hasard, suivant les sentiers au gré de nos envies si bien que nous dérivâmes plus que prévu vers l'Est. Après quelques hésitations, nous traversâmes l'Allier pour arriver à Billom. La petite cité se trouvait à proximité d'une vieille voie romaine et d'un grand chemin. Nous fûmes surpris de sa richesse, nous qui nous attendions à une région pauvre dans son ensemble. Les maisons étaient superbes, presque toutes à pan de bois ou de pierre blonde, ce qui donnait une grande clarté aux ruelles les plus étroites. Les commerces y étaient nombreux. Dans les murs des échoppes, des grands arcs d'ouverture de plus de douze pieds de long sur six de haut laissaient voir les marchandises. Nous avions cru que notre vêture, trop riche pour un pays reculé, risquait d'attirer l'attention et la convoitise par la même occasion. C'était bien le contraire. Les marchands nous regardaient avec ce mélange de crainte, de haine et de mépris qu'ils réservaient à tous les soldats. Il est vrai que la majorité des gens en armes qui traversaient la région étaient des routiers, des pillards ou des Anglais. Aussi nous quittâmes rapidement Billom après avoir fait réserve de vivres et avoir pris un peu de repos dans une auberge. Je voulais trouver un village de montagne tel que j'avais pensé en voir en ce pays, une obscure petite seigneurie qui me ferait voir que j'avais été privilégié à Cassière. À ce moment de notre périple, j'avais plutôt l'impression inverse et j'avais le désagréable sentiment d'être un miséreux. Nous prîmes donc droit vers l'Ouest, vers les plus hauts monts d'Auvergne, dans la région la plus abrupte que nous puissions trouver. C'est ainsi, en suivant un cours d'eau, que nous rencontrâmes Besse. Cité montagnarde par excellence, ayant charte de franchise, elle était à la fois opulente, sévère et sombre. Les murs de basalte gris offraient un aspect rude et âpre. Sinon, les boutiques étaient aussi nombreuses, aussi bien pourvues qu'à Billom et je désespérais de rencontrer enfin autre chose que de l’opulence en ce pays pourtant si décrié.
Pour trouver ce que je cherchais, il allait falloir quitter les voies commerciales et les cités connues pour nous enfoncer au plus profond de la montagne. C'est ce que nous fîmes. Il ne fallut pas longtemps pour que le chemin devienne charrière puis simple sentier. Cette fois, nous étions bien au cœur d'un pays sauvage. Sur le sentier de plus en plus escarpé où nos chevaux trébuchaient, nous ne croisions plus guère que des chèvres et des moutons. Les jeunes bergers, peu habitués à voir des étrangers à cheval, nous évitaient avec méfiance ou, au contraire, nous saluaient de grands signes de la main auxquels Sagremor répondait avec plaisir. Tout de suite, j'appréciai ce pays doux et dur à la fois, alternant la rudesse de la pierre et le vert tendre des vallées. Nous cheminions depuis l'aube sans presque rencontrer âme qui vive si ce n'est les pâtres et leurs bêtes, lorsque nous vîmes un petit bourg accroché à flanc de montagne. Il fallut plus d'une heure encore pour l'atteindre et la nuit tombait lorsque nous y entrâmes. Le soleil s'était caché depuis longtemps déjà derrière les sommets et l'ombre avait envahi toute la vallée. Dans les rues étroites et pentues, nous trouvâmes aisément une auberge nommée le Blanc Mengier. Dès que je poussai la porte, une bonne odeur de potage et de viande rôtie nous accueillit. Bien que les mets soient de moindre qualité, ils étaient en abondance et, après notre long périple, nous ne faisions pas les difficiles. Les choux cuits au bouillon de mouton et l'omelette nous parurent un régal. Nous eûmes ensuite l'agréable surprise de trouver des draps rêches et usés, mais propres, un sol bien balayé, des volets clos maintenant une douce fraîcheur alors que le soleil avait frappé rudement toute la journée. Le lendemain, les rayons solaires m'éveillèrent avant que sonnent matines. Malgré les protestations de Loup encore ensommeillé, j'ouvris grand les volets pour profiter de la lumière de l'aube et du chant des oiseaux. La vue était magnifique. La montagne sauvage aux teintes violentes et ténébreuses malgré la douceur de la lumière, se couvrait par places de plages rocailleuses aux arrêtes aiguës. La veille, avant de dormir, j'avais vu le même paysage sous un clair de lune blafard. Son aspect fantomatique et mystérieux m'avait donné envie de mieux le connaître. Ce que je voyais de jour, brillant de rosée, me plaisait tout autant. Suivi de mon épouse et de mes inséparables compagnons, j'entrai dans la pièce principale de l'auberge pour questionner le tenancier. Ce dernier, un gros homme au teint fleuri et aux yeux fuyants ne se donna pas la peine de m'accueillir aimablement. Il me vint à l'esprit qu'il avait une bonne femme, car ce n'était certes pas lui qui tenait aussi bien son auberge. - Aubergiste, l'interpellai-je, mes compagnons et moi-même désirons poursuivre notre chemin à travers les montages, au-delà de ces escarpements rocheux que l'on voit d'ici. Y a-t-il en ces lieux quelque bourg, quelque auberge pour accueillir le voyageur fatigué ? Il grommela des mots inintelligibles, l'air bougon, sans détourner les yeux de sa tâche. Me sentir ainsi ignoré me déplaisait toujours grandement, aussi insistai-je sur un ton supérieur destiné à montrer à ce rustre qui j'étais : - Je suis le chevalier Richard de Cassière et j'exige une réponse, aubergiste. Fais vite ! L'autre me lança, maussade : - Vous irez en Enfer ! J'hésitais sur la conduite à tenir, ne sachant s'il s'agissait ou non d'une menace, si ce manant méritait d'être châtié pour son insolence, lorsqu'une voix derrière moi me fit retourner. Un homme maigre, d'âge indéfinissable, le menton mal rasé, se tenait accoudé à une table bien garnie. Silencieux jusqu'alors, il n'avait rien perdu de la courte conversation. Il avait l'air d'un aventurier, peut-être un Anglais ou un brigand. Je le considérai avec un certain mépris. Qui était cet homme pour dire - sans que quiconque lui demande son avis - que l'aubergiste avait raison ? Un mauvais chrétien qui mangeait déjà, de si bon matin quand l'heure était à la prière. Je faillis lui en faire la remarque, mais l'homme avait un visage à la fois las et assuré. Sans doute, il connaissait la route et son avis pouvait être précieux. - Parle étranger, lui dis-je fermement en utilisant sa langue qui était celle des troubadours. Il rit et ses yeux s'adoucirent tandis qu'il me considérait à la façon dont on regarde un enfant : - Jeunes gens, commença-t-il pour s'interrompre aussitôt avant de reprendre avec un sourire : - Nobles Seigneurs, je commencerai par rappeler qu'en ce pays, c'est vous qui êtes étrangers et non, moi. Ensuite, sachez ce que l'on conte à propos du chemin que vous pensez suivre. Il peut y avoir des dangers même pour des hommes valeureux, d'autant plus lorsqu'une dame les accompagne. À trois jours de marche environ vers le Sud, là où il n'est nulle autre trace humaine, vous trouverez Sollagnac. C'est un singulier village qui ne ressemble à aucun autre. Le château, surtout. Il se raconte que le châtelain serait issu d'une famille d'hérétiques ayant échappé à l'Inquisition. Ce qui est sûr, c'est que Sollagnac a la réputation d'avoir été édifié par Satan lui-même. C'est une terre maudite. Il ajouta avec un haussement d'épaules comme pour démentir ce que ses paroles avaient de trop définitif : - Enfin, c'est ce qu'on dit. Je n'y suis jamais allé voir. Ce n'est qu'un pauvre village de bergers et de bûcherons, rien qui vaille la peine de faire tant de route pour s'y rendre. D'ailleurs, personne n'y va jamais. - Parce que vous avez peur ! Mais nous qui sommes chevaliers, nous ignorons ce qu'est la peur, s'emporta Lancelot toujours sourcilleux lorsque son honneur lui semblait en jeu. Dans quelques jours, nous serons de retour et nous vous dirons de vive voix ce qu'il en est de ce Sollagnac. - Comme vous voudrez Messeigneurs. Ce n'est pas à moi de vous donner des conseils. L'inconnu avait parlé du ton indifférent de celui pour qui la discussion est close. Déjà, il s'était replongé dans son écuelle de bouillon. Aussi surprenant que cela puisse paraître, sa réponse m’avait plu. J'étais si jeune, imprudent, téméraire au-delà du raisonnable. J'appelais cela être preux et c'était une qualité indispensable pour tout chevalier. Ce qui était dangereux, inexpliqué, me semblait seul digne d'intérêt. Mes compagnons et moi-même avions pris la route pour montrer notre valeur, nous n'allions pas renoncer au premier obstacle ! Comme Gauvain, le Chevalier au lion ou Lancelot, le Chevalier à la charrette, il nous fallait surmonter des épreuves pour être dignes de notre titre de chevalier. Ces épreuves, elles étaient bien difficiles à trouver. Depuis longtemps, il n'y avait plus dragon ni Dame prisonnière d'un chevalier noir dans une forteresse mystérieuse. Le temps des exploits de la Table Ronde était révolu. Et voilà que le Destin nous offrait un village bâti par le Diable. Seul Sagremor, toujours prudent à l'excès, tenta de mesurer notre enthousiasme. - Quel intérêt ? nous dit-il. Si ce n'est, qu'un village de bergers, nous gaspillerons notre temps ! Par contre, si les rumeurs sont fondées et qu'il s'agit d'un lieu maudit où règne quelque diablerie, nous nous perdrons. L’âme est un bien précieux et fragile. Nul ne peut lutter contre le Malin. Ceux qui croient le contraire sont bien prétentieux et sont les premiers à lui livrer leur âme malgré eux. Nous nous gaussâmes de lui pour le vexer et le décider à se joindre à nous. Il était assez fier pour se laisser persuader lorsque nous lui parlions d'honneur.
Le soir même, au soleil couchant, après une harassante journée de marche, nous commencions déjà à douter. Si l'étranger avait dit vrai ? Si nous avions emprunté le chemin des Enfers ? Avant sexte, nous étions déjà égarés. Ensuite, nous avions poursuivi notre route en nous aidant de la course du soleil, mais nous nous trouvions désormais en pleine montagne sans même la présence rassurante d'un troupeau de moutons. Jamais nous ne pourrions cheminer ainsi pendant trois jours entiers et trouver Sollagnac au beau milieu de cette vaste nature. La montagne était immense. Lorsque nous en avions pris conscience, nous avions voulu faire demi-tour. Hélas, nous avions tourné en rond sans pouvoir retrouver la trace de notre dernière halte. Au bout de quelques heures, nous nous étions décidés à reprendre la route du Sud. Mais la mésaventure nous laissait inquiets. Tout cela ressemblait trop à un rêve. Nous n'étions pas loin d'avoir l'impression d'être maudits. Nous étions tombés dans un piège tendu par le Malin. Qui sait si ce n'était pas lui, dans l'auberge, qui avait tenté notre orgueil sous les traits d'un inoffensif voyageur. Depuis, je me suis souvent posé cette question. Quel était cet inconnu ? Une créature de Satan ou un envoyé de Dieu me conduisant vers mon destin ? Est-il possible que le hasard seul... ? Je ne sais et je partirai sans savoir. À moins que la réponse ne m'attende dans l'autre monde. Je ne tarderai pas à être fixé. Mais je m'égare à nouveau. Excusez une faiblesse que seul l'âge explique. Donc, nous fîmes halte pour la nuit et ma jeune épouse, malgré le courage et l'endurance dont elle faisait preuve, se serra contre moi. J'avoue que nous n'étions pas fiers, dans cette nuit sans lune. Il nous semblait entendre hurler les loups, mais peut-être n'était-ce qu'un effet de notre imagination. Malgré nos craintes, la nuit se passa sans incident même si nous dormîmes fort mal. Le lendemain, seul le soleil heureusement bien présent nous guidait encore. Nous avions définitivement perdu tout repère. Le sentier que nous suivions avait progressivement disparu, englouti par les herbes folles. Nous l'avions vu mourir sous les ronciers en espérant sa renaissance, mais il avait bel et bien cédé toute sa place à la sauvagerie de la nature. Nue, celle-ci se montrait sans complaisance, éclatant de ces teintes violentes, sombres et inhospitalières de la montagne. Les herbes n'étaient qu'orties, mûriers, aubépines, s'arrachant à la terre noirâtre qui mangeait l'horizon. Terre affamée, engloutissant sous sa sombre aura les pétales téméraires de fleurs indomptées. Le soleil blanc nous jetait à la face sa lumière crue, glaciale et brûlante, aveuglante dans le ciel ardent d'un ciel sans nuage. Un vent chaud et piquant, charriant murmures, odeurs et histoires étranges, soufflait à nos oreilles. Il hululait comme s'il se jouait de nous, nous fatiguant sans nous rafraîchir. C'était à la fois splendide et terrifiant. Cette nature que l'homme paraissait n'avoir jamais approchée, était-elle celle du jardin d'Eden ou le mystérieux chemin menant à la demeure de Satan ? L'air me contait d'étonnantes légendes, sentait le fer d'épées qui s’entrechoquent, résonnait de hennissements inquiets, bruissait des fureurs de combats épiques. Ce paysage troublant, incompréhensible, nous accompagna durant trois jours entiers encore. Nous désespérions de trouver trace de Sollagnac. La marche, au milieu des rochers, nous épuisait. Nos pieds butaient sans cesse sur une racine, un caillou qui roulait en contrebas lorsque nous suivions une crête. Mes compagnons soufflaient, Lancelot jurait, furieux de devoir aller à pied pour épargner les chevaux fourbus. À nos côtés, les étalons avaient perdu leur nervosité coutumière. Ils hésitaient, renâclaient, mal à l'aise sur ces pentes pierreuses et glissantes. Nos provisions se tarissaient et nous étions bien heureux lorsque nous rencontrions un torrent limpide et frais. Si enfin les rochers laissaient place à la végétation, nous devions nous frayer un passage dans les broussailles et les épineux.
Puis, brusquement, de façon inattendue, nous retrouvâmes le sentier. Soulagés, nous le suivîmes sans trop nous poser de questions. Peu importait s'il ne conduisait pas à Sollagnac, au moins avions-nous enfin devant nous une trace humaine. C'était un tout petit sentier herbeux et tortueux, semé de grosses pierres et je me demandai si des charrettes pouvaient vraiment l'emprunter. Si c'était bien la route de Sollagnac, le village était vraiment coupé de tout, à moins qu'il ne disposât d'un autre accès.
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| | | Invité Invité
| Sujet: Re: Belzébuth (titre non définitif) Lun 19 Avr 2010 - 10:00 | |
| Un petit passage court pour clore le chapitre, avant de repasserau récit "moyen-âge"
- Arrêtons-nous là, Frédéric. Regarde comme c'est agréable près de ce petit bois. Les enfants ont faim et moi aussi. Nous ne sommes pas à une heure près. Et puis, cette région est si reposante, on y voit tellement de belles choses... Si nous arrivons avec un ou deux jours de retard à notre location, tant pis ! Pour une fois que nous prenons vraiment plaisir à nos vacances, profitons-en. Elle ajouta avec un ton joyeux peut-être un peu exagéré : - Au moins, l'année prochaine, nous n'aurons pas à nous ruiner. Il suffira d'acheter un guide touristique. Frédéric se dérida : - Tu as raison, c'est les vacances. Détendons-nous et profitons de ces quelques kilomètres en trop pour apprécier ce paysage que nous aurions ignoré sinon. Il retrouvait la bonne humeur que lui communiquait toujours sa femme. Cela faisait partie de ce qu'il aimait chez elle : son énergie et sa joie de vivre à toute épreuve. Il appuya sur la pédale de frein et le monospace s'arrêta dans un nuage de poussière ocre. Il n'avait pas plu depuis plusieurs jours, le sol était sec et les Mariey avaient quitté le confort du macadam depuis bien des kilomètres déjà. Le chemin qu'ils avaient suivi était allé en s'amenuisant. D'ailleurs, il en était arrivé à un point où il n'existait quasiment plus en tant que chemin pour n'être qu'une piste. Peut-être cette dernière devait-elle plus aux animaux qu'aux humains car elle se perdait sous les arbres. Si Frédéric n'avait pas arrêté la voiture pour le pique-nique, il aurait dû faire demi-tour. Le monospace n'avait rien d'un tout-terrain. Qu'importait ! Le temps était bon, le lieu agréable, un vent un peu frais adoucissait ce que les rayons solaires avaient de trop ardent. Ils s'assirent dans l'herbe, comme l'avait espéré Théo. Julie étala le pique-nique sur la nappe qu'elle gardait toujours dans son panier « prévoyance » : pâtés, saucissons, tomates, salades toute prêtes, fromages, plusieurs sortes de pain. Sans compter les fruits, les pâtisseries et le jus d'orange. Un vrai festin, de l'avis de Théo qui adorait piocher à volonté ses mets préférés. Il engloutit son second sandwich pain aux noix-camembert (il évitait autant que possible viande et légumes) en réclamant un éclair au chocolat. Julie allait le réprimander lorsqu'elle fut interrompue par un miaulement déchirant. - Qu'a-t-il encore, ce chat, grommela Frédéric. - Le pauvre doit être le seul à détester nos vacances. Il est enfermé ou attaché tout le temps. Si nous faisons du camping l'année prochaine, il faudra trouver à le faire garder. Léa, pourquoi ne mettrais-tu pas sa laisse à Belzébuth pour le promener un peu ? - D'accord maman. La fillette ouvrit précautionneusement la caisse de transport. Elle ne fut cependant pas encore assez prudente. Un éclair noir jaillit de la cage avec une vélocité presque surnaturelle et disparut sous un buisson. - Oh non... Belzébuth, appela Julie, viens ici. L'animal miaula et s'enfonça un peu plus sous le buisson. Dans ses yeux d'or brillaient fureur et dédain mêlés. Pour qui le prenaient-ils ? Pas question qu'ils l'enferment encore dans cette boîte. Il était un chat. Pas un chien qui accepte d'être privé de liberté et tenu en laisse en remuant la queue ! Dix minutes plus tard, les Mariey étaient tous à quatre pattes devant les buissons à appeler le félin capricieux. Théo en sanglotant parce qu'il craignait que Belzébuth s'échappe et qu'on ne puisse jamais le retrouver. - Mon chat ! Pleurait-il tout haut en faisant à chaque cri reculer un peu plus l'ombrageux Belzébuth. Il va partir, il ne veut plus rentrer avec nous. Comme tout ce qui touchait à Belzébuth, ses pleurs agacèrent Frédéric qui déclara : - Arrête de crier comme ça. Je vais l'attraper ce satané chat. Il tendit la main, un peu trop promptement. Tel un petit démon, le chat se hérissa en feulant, les oreilles plaquées en arrière, exhibant ses dents aiguës. Frédéric retira sa main encore plus vivement qu'il ne l'avait avancée. Une magnifique griffure l'ornait sur toute sa longueur. - Et puis, j'en ai assez de ce chat ! Qu'il se débrouille ! Sans se soucier des hurlements redoublés de Théo, Frédéric rejoignit la voiture à grands pas et s'y installa en claquant la portière. Julie le suivit pour le calmer ce qui fit que ni l'un ni l'autre ne vit l'effet du claquement soudain de la porte. Belzébuth, terrorisé, avait bondit hors de sa cachette et s'enfuyait à toute allure vers le bois. - Vite, il se sauve, s'écria Léa. Aussitôt, sans plus se poser de question, les deux enfants se lancèrent à la poursuite du chat. Théo, tout à sa course, ne pensait même plus à pleurer. Ils s'enfoncèrent dans la forêt derrière le petit animal. Frédéric qui maugréait dans la voiture sous les paroles apaisantes de Julie, se redressa soudain : - Mon Dieu, les enfants ! Julie se tourna pour faire la même constatation : les enfants avaient disparu. - Là, dans la forêt. Elle venait de voir le reflet d'une chaussure de sport blanche - celle de Théo - se fondre dans les taillis. Trop inquiets à l'idée que leur progéniture se perde pour penser à leur voiture ouverte, à leurs papiers d'identité, à leur pique-nique sorti, les parents Mariey se précipitèrent à leur tour sous le couvert des arbres. |
| | | Invité Invité
| Sujet: Re: Belzébuth (titre non définitif) Lun 19 Avr 2010 - 21:31 | |
| J'ai bien aimé le passage sur les fautes d'orthographe ! correction chapitre 9 - Spoiler:
— Le décor était presque trop grandiose et trop austère à la fois pour n'être pas impressionnant. Ici il vaudrait mieux mettre « pour ne pas être impressionnant ». L’inversion que tu as faite n’est pas faute, mais il vaut mieux garder ce genre d’effets de style plus soutenu pour la partie "moyen-âge".
CHAPITRE 9
- Je veux un bonbon ! Théo mêlait habilement exigence et pleurnicherie. Il connaissait ses parents. Ils avaient des principes. Et ceux « pas trop de sucreries » et « ce sont les parents qui décident, pas les enfants » en faisaient partie. Théo trouvait d'ailleurs qu'il les entendait un peu trop à son goût. Il n'était pas du genre à abandonner trop vite la partie ni à se résigner. Alors, il savait sur quel mode attaquer : l'agacement. Quelles que soient leurs bonnes résolutions d'éducation, Julie et Frédéric étaient des êtres humains. Comme tout être humain, ils étaient faillibles, surtout face à leurs enfants. Quand ils en auraient assez d'entendre les inlassables demandes et les exaspérants geignements de leur petit garçon, ils céderaient. Peut-être se fâcheraient-ils avant, mais Théo savait qu'ils n'arrivaient jamais à être bien sévères. La méthode de Théo fonctionnait presque à chaque fois même s'il lui fallait user de patience, ne pas se lasser avant que les adultes ne craquent. - Un bonbon, maman, un bonbon, insista-t-il n'ayant pas reçu de réponse à sa première supplique. - Ça suffit Théo, répliqua son père. - Nous allons bientôt manger, expliqua Julie qui justifiait tout interdit. Tu sais bien qu'il est mauvais de prendre du sucre avant le repas. - Quand est-ce qu'on mange ? intervint Léa toujours boudeuse. Il est presque deux heures. C'est normal d'avoir faim. Il était rare qu'elle prenne la défense de son petit frère, mais pour une fois, elle le soutenait pleinement. Elle avait l'estomac dans les talons et son ventre gargouillait avec une sonore régularité. - Oh oui, j'ai faim, j'ai très faim. Je meurs de faim, interrompit Théo en saisissant l'occasion. Sa sœur venait à son secours, il n'allait pas laisser passer ça. Pour un bon pique-nique plein de mayonnaise, de ketchup, de chips et de pâtisseries, il était prêt à oublier le bonbon. D'autant qu'il avait vu sa mère se charger de délicieuses provisions dans l'épicerie du petit village où ils avaient fait halte en passant. Il adorait ça, cette nourriture déséquilibrée, grasse et sucrée à souhait que ses parents lui refusaient toute l'année, la nappe posée sur l'herbe, les guêpes qui tournaient autour d'eux en effrayant Léa. Il s'amusait à chercher pour s'asseoir une place encore humide où, au grand désespoir de sa mère, il tachait invariablement son fond de pantalon. Il observait les fourmilières ou les insectes, le nez dans l'herbe. - Nous nous arrêterons lorsque nous aurons trouvé ce fameux point de vue dont parle le guide. Que leur père pouvait parfois être obtus, jugea Léa avec une mauvaise humeur adolescente. Elle riposta aussitôt : - On ne le trouvera pas. Tu es complètement perdu. C'était dit abruptement, Léa manquant naturellement des bases mêmes de la diplomatie. C'était de son âge, sans doute, se disaient ses parents en soupirant. Ils apprenaient à faire avec, tout en s'assurant que toute politesse n'avait pas disparu et qu'en dehors du cercle familial, Léa restait gentille et agréable. De fait, elle n'avait pas tout à fait tort. C'était même complètement vrai. Les Mariey n’avaient pas de GPS. Le vieux monospace n'en possédait pas d'origine et Julie, dans ses emportements artistiques, avait parfois un petit côté réfractaire aux nouvelles technologies et au capitalisme endiablé. Or, comme la petite famille n'avait pas prévu cet impromptu détour culturel, la carte détaillée de la région ne faisait pas partie des bagages. Depuis deux jours, armés seulement de la carte des grands axes routiers de France et à l'aide des panneaux d'indication, ils s'en étaient plutôt bien tirés. Frédéric avait en tête des souvenirs de ses lectures et savait quels monuments il voulait voir. Ils étaient tous assez connus pour les trouver aisément. Ils avaient ainsi pris le parti de traverser l'Auvergne en s'arrêtant en chemin sur les sites supposés les plus intéressants. Ils ne voulaient tout de même pas trop se détourner de cet axe nord-sud. D'ailleurs, il y avait beaucoup trop de vieux souvenirs dans ces montagnes pour les voir tous en quelques jours. Ils avaient juste traversé Riom et Saint Alyre. Ils ne pouvaient faire halte partout et, même derrière les vitres de la voiture, le spectacle dépaysant en valait la peine. Ce que Frédéric regrettait le plus, c'était de ne pouvoir faire un détour jusqu'au site médiéval troglodyte de Jonas. Il avait entendu parler de ces étranges habitations blotties au pied de la haute falaise de tuf basaltique. Il aurait aimé voir cette originalité de ses propres yeux. Mais leur temps était limité. Leur location les attendait même s'ils pouvaient traîner un peu. Ni l'appartement ni la plage ne s'envoleraient si les Mariey arrivaient en retard. À Saint Amant, c'est tout un village comme sorti directement du passé qu'ils avaient pu admirer. Du petit pont à quatre arches surplombant la Monne, ils avaient observé le mur d'enceinte sans crénelages où s'adossaient les maisons et sa tour d'angle ronde, toute simple. Puis, ils s'étaient approchés et avaient distingué la porte - l'une des six portes de la cité médiévale - percée sans fioritures dans le mur. Ils avaient vu la tour quadrangulaire crénelée flanquée d'une tourelle d'escalier, le château de Murol dont la restauration XIXe ne cachait pas l'origine moyenâgeuse, l'église romane - forteresse crénelée à plusieurs niveaux - et les maisons à encorbellement, parfois dotées de portes gothiques miraculeusement conservées. Cependant, c'est à Tournoël, première étape de leur périple, que les enfants avaient le plus appris. Ils avaient malheureusement manqué de peu une soirée de reconstitution historique, mais avaient eu un guide fabuleux, parfait pour faire entrevoir aux jeunes esprits une partie des mystères de la vie d'antan. À un kilomètre à peine du village de Volvic, Tournoël était parfait pour s'initier à la culture castrale médiévale de montagne. Perché depuis le XIe siècle à six cent trois mètres d'altitude d'où il dominait la plaine de Limagne, le château de Tournoël occupait une position stratégique. Théo et Léa s'étaient étonnés devant les grands panneaux explicatifs qui, placés régulièrement le long du parcours touristique, racontaient l'histoire du château. Les explications comprenaient nombre de citations, des appréciations des qualités de la forteresse par ses contemporains. Or, Léa venait de lire que Tournoël veillait sur les « chemins du Limozin, du Périgord et du Poytou ». - Le Périgord, je sais où c'est, mais qu'est-ce que c'est que le Limozin et le Poytou ? avait-elle demandé au guide. Théo avait renchéri à haute voix : - C'est plein de fautes d'orthographe ! Les adultes avaient ri, vexant le petit garçon. Le guide avait démenti avec le plus grand sérieux : - L'orthographe comme la prononciation ont bien changé depuis le Moyen âge. Ce qui s'écrivait Limozin et Poytou sont tout simplement le Limousin et le Poitou. Ensuite, après avoir décrit les étapes de la construction et des modifications subies par l'édifice, le guide en vint aux explications plus guerrières notamment concernant les défenses particulièrement efficaces de Tournoël. Défenses qui lui avaient valu dans les Chroniques de Saint-Denis la réputation de « castrum inexpugnable », surnom mérité lorsqu'on savait qu'il n'avait jamais été pris de vive force avant l'artillerie du XVe siècle. Ce qui faisait sa force, ce n'était pas tant les deux donjons, l'un du XIIe, l'autre du XIVe, aux extrémités opposées, c'était sa situation exceptionnelle. Bâti sur une arête granitique, il avait, pour le protéger au nord, les cent mètres du ravin de Barret et de très larges fossés sur les trois autres côtés. Puis, avec un humour donnant un aspect vivant à ses explications, le guide avait tordu le cou à un certain nombre d'idées fausses courant sur le sujet. Les assiégés, avait-il expliqué, ne s'amusaient pas à jeter de l'huile bouillante sur les attaquants. Ils avaient mieux à faire que de prendre le temps et l'énergie de la faire chauffer. Et puis, où l'auraient-ils trouvée, toute cette huile ? Elle était beaucoup trop chère pour que l'on se permette ce genre de munitions. Si les défenseurs voulaient utiliser un liquide brûlant, l'eau était tout aussi efficace et plus facile à trouver. Plus fréquemment, on lançait de simples pierres et gravats sur l'ennemi lorsqu'il était sous les murs ou, mieux encore, on l'aspergeait de flèches. Les châteaux étaient bâtis pour laisser le moins d'angles morts possible aux archers. Une autre idée reçue, venue tout droit des légendes et du romantisme était les fameuses douves emplies d'eau. En fait, avait dit le guide aux enfants surpris, ce n'était la plupart du temps que de gros fossés mangés de ronces et de broussailles. Les épines, les parois abruptes étaient des obstacles suffisants pour freiner l'assaillant et l'exposer aux tirs. - Mais alors, avait questionné Théo avec de grands yeux étonnés, où se cachent les crocodiles ? Les touristes avaient ri à nouveau, charmés de l'interruption naïve et surprenante de l'enfant et le guide avait regardé avec amusement ce petit garçon qui voyait des crocodiles dans les douves. Où diable avait-il été chercher une idée si saugrenue ? - Des crocodiles ? - Bien sûr. Théo, avec un sérieux extrême, avait paru agacé des sourires amusés. Il avait donc exposé avec son implacable logique d'enfant : - Dans les histoires de chevalier, il y a toujours des dragons pour garder le château. Ça n'existe pas les dragons. Les gens du Moyen âge, ils ne savaient pas que ça n'existait pas. Ils croyaient qu'il y en avait vraiment, comme les licornes. Mais les licornes, en vrai, c'était des chevaux, alors les dragons, sûrement, c'est parce que les gens ont vu des crocodiles. Il hésita un instant avant d'ajouter, pensif : - Ou bien c'était des tyrannosaures... Après, ils ont rajouté des ailes sur les dessins pour faire plus peur. À nouveau, il s'interrompit, semblant peser le pour et le contre sur l'idée qui venait de lui traverser l'esprit : - Ou peut-être qu'au Moyen âge les crocodiles avaient des ailes. Le guide s'était gardé de rire pour ne pas vexer le petit garçon. - Tu sais, les tyrannosaures ont disparu depuis longtemps et il n'y a pas de crocodiles en France. C'était déjà comme ça au Moyen âge. Je pense que les chevaliers voulaient juste de jolies légendes pour paraître encore plus forts et courageux. - Ah, avait fait Théo. Il n'avait pas argumenté, mais ses parents le connaissaient assez pour deviner qu'il croyait dur comme fer à ce qu'il avait dit et que ce n'était pas un guide qui allait le faire changer d'avis.
Enfin, en deux jours, ils avaient appris et s'étaient amusés plus que pendant toutes leurs vacances précédentes. Les enfants étaient vraiment passionnés et retenaient tout avec une facilité déconcertante que Julie aurait aimé leur voir lorsqu'ils apprenaient leurs leçons. Mais voilà, tout se déroulait trop parfaitement pour durer. Il y avait ce point de vue dont parlait vaguement une brochure prise à l'office du tourisme de Saint Amant. Malgré les explications plus qu'imprécises, Frédéric avait voulu le trouver avant de traverser le parc naturel des volcans et descendre vers Aurillac. Il est vrai que la description était tentante. Depuis un promontoire rocheux, on apercevait un alignement de petites vallées et les crêtes des volcans. Pas de village, aucun signe de la main de l'homme, à part quelques têtes de bétail paissant librement. Ce que promettait ainsi la brochure, c'était déjà, à peu de chose près ce que voyaient les Mariey du creux de la vallée où ils roulaient. Une nature belle, intacte, sans béton pour la défigurer. Seules les formes fantomatiques de quelques ruines éloignées, émergeant du flanc d'un mont, noyées dans ce paysage rude, donnaient un reflet humain à cette nature pure. Le décor était presque trop grandiose et trop austère à la fois pour n'être pas impressionnant. C'était beau, mais si l'on y pensait, cela mettait vaguement mal à l'aise. Comme un arrière-goût de danger qui planait, tel un oiseau de proie, sur les vieux volcans. Un écho de la misère d'antan, de morts et d'autres cruels mystères. Pourtant, les pierres grises se cachaient sous une riante verdure, les ruisseaux coulaient paisiblement en répétant leur inlassable petite chanson et les milans silencieux ne guettaient que les souris et les lapereaux. Peut-être, pensa Julie en sentant monter l'angoisse, était-ce seulement dû au fait de s'être égaré. C'était stressant, cette route qui n'en finissait plus, perdue au beau milieu de la campagne. Avec un zeste d'orgueil, Frédéric avait aggravé la situation. Il avait refusé de faire demi-tour, arguant qu'il finirait par trouver. Il s'était enfoncé en pleine nature et depuis plus d'une heure, de croisements de chemins en pattes d'oie sans indication, ils avaient perdu tout repère. La route avait cessé d'en être une pour se muer en chemin de moins en moins carrossable. Heureusement, de temps à autre, une vache au regard amical ou un petit calvaire dressé à une intersection rappelait que le pied de l'homme se posait régulièrement en ces lieux. Sans doute y avait-il des petits villages tout proches, cachés par un petit bois ou derrière le flanc d'un mont. Julie lança un coup d’œil discret sur la jauge d'essence. Il ne manquerait plus que de tomber en panne dans ce trou perdu ! L'énervement gagnait tout le monde, pensa-t-elle. Il valait mieux faire une halte, prendre le temps de pique-niquer, se détendre en pensant à autre chose et reprendre la route à tête reposée. S'ils réfléchissaient un peu au lieu de s'inquiéter d'être perdus, ils retrouveraient certainement leur chemin ou au moins, arriveraient à un village ou une route plus fréquentée. Tout de même, ils étaient en France, au XXIe siècle, dans une région plutôt touristique, pas dans la jungle amazonienne ! En dédramatisant, Julie trouva le coin charmant : des prairies verdoyantes, l'astre du jour faisant briller le flanc des volcans comme une mer d'émeraude. Le soleil, haut dans le ciel sans nuage, pur comme seul peut l'être un ciel de montagne, illuminait crûment la scène, donnant un aspect tranchant à la roche. Mais lorsqu'il déclinerait, ses rayons obliques orneraient le décor d'ombres douces et accueillantes. Les vieux volcans n'étaient pas de froides sentinelles, mais d'amicaux gardiens. Ils berçaient la vallée charmante où l'air, traversé seulement du chant des oiseaux, était pur. Dans le creux de cette vallée, un terrain en friche, une forêt en fait, pleine de broussailles, devait accueillir nombre de bêtes sauvages. Elle offrait une tache d'ombre fraîche, verte et brune, sous le chaud soleil d'été. Un endroit parfait pour faire une pause.
- Arrêtons-nous là, Frédéric. Regarde comme c'est agréable près de ce petit bois. Les enfants ont faim et moi aussi. Nous ne sommes pas à une heure près. Et puis, cette région est si reposante, on y voit tellement de belles choses... Si nous arrivons avec un ou deux jours de retard à notre location, tant pis ! Pour une fois que nous prenons vraiment plaisir à nos vacances, profitons-en. Elle ajouta avec un ton joyeux peut-être un peu exagéré : - Au moins, l'année prochaine, nous n'aurons pas à nous ruiner. Il suffira d'acheter un guide touristique. Frédéric se dérida : - Tu as raison, c'est les vacances. Détendons-nous et profitons de ces quelques kilomètres en trop pour apprécier ce paysage que nous aurions ignoré sinon. Il retrouvait la bonne humeur que lui communiquait toujours sa femme. Cela faisait partie de ce qu'il aimait chez elle : son énergie et sa joie de vivre à toute épreuve. Il appuya sur la pédale de frein et le monospace s'arrêta dans un nuage de poussière ocre. Il n'avait pas plu depuis plusieurs jours, le sol était sec et les Mariey avaient quitté le confort du macadam depuis bien des kilomètres déjà. Le chemin qu'ils avaient suivi était allé en s'amenuisant. D'ailleurs, il en était arrivé à un point où il n'existait quasiment plus en tant que chemin pour n'être qu'une piste. Peut-être cette dernière devait-elle plus aux animaux qu'aux humains, car elle se perdait sous les arbres. Si Frédéric n'avait pas arrêté la voiture pour le pique-nique, il aurait dû faire demi-tour. Le monospace n'avait rien d'un tout-terrain. Qu'importait ! Le temps était bon, le lieu agréable, un vent un peu frais adoucissait ce que les rayons solaires avaient de trop ardent. Ils s'assirent dans l'herbe, comme l'avait espéré Théo. Julie étala le pique-nique sur la nappe qu'elle gardait toujours dans son panier « prévoyance » : pâtés, saucissons, tomates, salades toutes prêtes, fromages, plusieurs sortes de pain. Sans compter les fruits, les pâtisseries et le jus d'orange. Un vrai festin, de l'avis de Théo qui adorait piocher à volonté ses mets préférés. Il engloutit son second sandwich pain aux noix-camembert (il évitait autant que possible viande et légumes) en réclamant un éclair au chocolat. Julie allait le réprimander lorsqu'elle fut interrompue par un miaulement déchirant. - Qu'a-t-il encore, ce chat ? grommela Frédéric. - Le pauvre doit être le seul à détester nos vacances. Il est enfermé ou attaché tout le temps. Si nous faisons du camping l'année prochaine, il faudra trouver à le faire garder. Léa, pourquoi ne mettrais-tu pas sa laisse à Belzébuth pour le promener un peu ? - D'accord maman. La fillette ouvrit précautionneusement la caisse de transport. Elle ne fut cependant pas encore assez prudente. Un éclair noir jaillit de la cage avec une vélocité presque surnaturelle et disparut sous un buisson. - Oh non... Belzébuth ! appela Julie, viens ici. L'animal miaula et s'enfonça un peu plus sous le buisson. Dans ses yeux d'or brillaient fureur et dédain mêlés. Pour qui le prenaient-ils ? Pas question qu'ils l'enferment encore dans cette boîte. Il était un chat. Pas un chien qui accepte d'être privé de liberté et tenu en laisse en remuant la queue ! Dix minutes plus tard, les Mariey étaient tous à quatre pattes devant les buissons à appeler le félin capricieux. Théo en sanglotant parce qu'il craignait que Belzébuth s'échappe et qu'on ne puisse jamais le retrouver. - Mon chat ! pleurait-il tout haut en faisant à chaque cri reculer un peu plus l'ombrageux Belzébuth. Il va partir, il ne veut plus rentrer avec nous. Comme tout ce qui touchait à Belzébuth, ses pleurs agacèrent Frédéric qui déclara : - Arrête de crier comme ça. Je vais l'attraper ce satané chat. Il tendit la main, un peu trop promptement. Tel un petit démon, le chat se hérissa en feulant, les oreilles plaquées en arrière, exhibant ses dents aiguës. Frédéric retira sa main encore plus vivement qu'il ne l'avait avancée. Une magnifique griffure l'ornait sur toute sa longueur. - Et puis, j'en ai assez de ce chat ! Qu'il se débrouille ! Sans se soucier des hurlements redoublés de Théo, Frédéric rejoignit la voiture à grands pas et s'y installa en claquant la portière. Julie le suivit pour le calmer ce qui fit que ni l'un ni l'autre ne vit l'effet du claquement soudain de la porte. Belzébuth, terrorisé, avait bondi hors de sa cachette et s'enfuyait à toute allure vers le bois. - Vite, il se sauve, s'écria Léa. Aussitôt, sans plus se poser de question, les deux enfants se lancèrent à la poursuite du chat. Théo, tout à sa course, ne pensait même plus à pleurer. Ils s'enfoncèrent dans la forêt derrière le petit animal. Frédéric qui maugréait dans la voiture sous les paroles apaisantes de Julie se redressa soudain : - Mon Dieu, les enfants ! Julie se tourna pour faire la même constatation : les enfants avaient disparu. - Là, dans la forêt. Elle venait de voir le reflet d'une chaussure de sport blanche - celle de Théo - se fondre dans les taillis. Trop inquiets à l'idée que leur progéniture se perde pour penser à leur voiture ouverte, à leurs papiers d'identité, à leur pique-nique sorti, les parents Mariey se précipitèrent à leur tour sous le couvert des arbres.
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| | | Invité Invité
| Sujet: Re: Belzébuth (titre non définitif) Mar 20 Avr 2010 - 0:12 | |
| petit passage rapide juste avant d'aller me coucher, juste ce qu'il me fallait ^^ Un petit belzébuth, c'est toujours un plaisir ( non je ne suis pas sataniste pourquoi ? ) C'est peut être que je suis assez fatigué, mais les changements de points de vue très rapprochés sur ce petit passage m'ont fait un peu décrocher. A part ça, bon passage, et j'attends la suite. |
| | | Invité Invité
| Sujet: Re: Belzébuth (titre non définitif) Mar 4 Mai 2010 - 19:04 | |
| Je viens de lire le début de ton roman et je suis sous le charme. J'adore le moyen age et surtout la période de la guerre de cent ans, j'ai même tenté dans mon adolescence d'écrire quelque chose sur cette période, mais hélas, je n'avais pas alors les connaissances et le vocabulaire suffisant pour pouvoir le faire. Je lirais la suite avec attention et encore bravo !
En ce moment , je débute une histoire , dont une partie se déroulera vers l'an 1400... Mais ce n'est pas du tout la même chose que toi ... |
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